Chapitre sept : L’étrange crime du faubourg Bab-Azoun (1/5)

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Premier épisode

Du triangle au rectangle

Pour se figurer Alger telle qu’elle était au temps de la conquête, il faut dessiner un triangle dont la pointe au-dessus semble fichée dans une masse rocheuse s’avançant dans la mer – ce triangle, c’est la Casbah, conglomérat de petites maisons blanches et carrées, hérissé de minarets. Une forte déclivité oblige la ville à se former en amphithéâtre sur les pentes, surplombées par la citadelle de Barberousse. C’est une cité repliée sur elle-même, grouillante de vie, dont chaque maison supporte sa voisine et où il est paraît-il possible de descendre de la citadelle à la mer en empruntant les terrasses qui sont posées sur les toits. Les rues y sont tellement étroites que deux ânes ne s’y tiennent pas côte à côte. La population avoisine les 30.000 personnes, parmi lesquels il n’y a que très peu d’européens.

Mais à l’époque où cette histoire nous ramène, Alger avait déjà beaucoup changé. La ville, bien gardée dans ses remparts ottomans et repliée sur elle-même, avait été éventrée : trois grandes zébrures successives, parallèles au front de mer, avaient donné à la basse Casbah un air européen. La plus grande de ces zébrures formait les rues Bab-Azoun et Bab-el-Oued, qui se rejoignaient sur la place d’Armes et qui permettaient d’aller en voiture d’un côté à l’autre de l’ancienne enceinte ; la seconde était la rue de Chartres ; enfin, la troisième, parfaitement rectiligne, était la rue de la Lyre. Ces percements avaient sonné le glas des activités artisanales qui y prospéraient autrefois : les Européens s’y étaient installés, avec leurs immeubles à arcades et galeries, leurs cafés, leurs magasins et leurs entrepôts. Les indigènes, du moins ceux qui étaient restés dans la ville après la conquête, n’étaient pas les bienvenus dans les nouvelles rues, on ne les tolérait que dans la haute Casbah, où on ne leur concédait que l’obligation d’entretenir leurs bicoques. Plus d’une s’étaient écroulées, l’air y était vicié – bref, c’était un chancre dont on s’occupait peu ; on n’y allait que pour s’encanailler. Quant à la population indigène, elle ne dépassait plus les 10.000 habitants, soit moins du quart de la population totale, maintenant majoritairement européenne

La vraie ville nouvelle s’étendait à l’est de l’ancien rempart, dans le quartier d’Isly et à l’ouest, dans l’ancien faubourg de Bab-el-Oued. Ces nouveaux quartiers étaient protégés par une nouvelle enceinte, construite dès 1840 ; c’est là que les immigrants se logeaient préférentiellement. Les immeubles y poussaient comme des champignons, provoquant la ruine des uns et la richesse des autres dans un bouillonnement permanent.

De sorte que la nouvelle ville était maintenant si vaste qu’elle avait vu sa superficie passer du simple au double et que, de la forme d’un triangle, Alger présentait maintenant celle d’un rectangle, dont le grand côté eût été les installations du port. Le port et le quartier de la Marine étaient le poumon économique de la ville, avec ses industries et ses entrepôts, la place d’Armes le point social de convergence, les nouveaux quartiers les espaces résidentiels. À rester dans ces espaces, on pouvait très facilement se convaincre qu’Alger était une ville européenne, sorte de pendant de Marseille pour la beauté du lieu et la variété des cultures qui s’y retrouvaient.

Cette variété était le cauchemar des hommes chargés de faire respecter la loi, tant la fourmilière était immense. L’inspecteur Roche, qui voyait de la canaille rouge partout, se laissait parfois aller au découragement. « Encore un, dit-il, c’est le troisième du mois », lorsque Philibert Delétang lui annonça que le cadavre d’un homme assassiné avait été trouvé à proximité des anciens remparts ottomans, dans une zone dévolue aux activités de maraîchage et à l’exercice de la prostitution.

« Il y a un planton qui est venu vous chercher, monsieur l’Inspecteur, le proc’ vous réclame.
– Entendu, j’y vais. Je vous rejoins là-bas. Vous ne touchez à rien, Delétang, vous m’entendez ? à rien. Et vous m’épargnerez cette fois-ci vos théories scientifiques, je suis fatigué !
-Ce sera comme vous voulez, monsieur l’inspecteur. En vous remerciant de la confiance que vous m’accordez, monsieur l’inspecteur !
-Et arrêtez d’essayer de lire mes dossiers, pour l’amour de Dieu ! »

Un éclair de haine passa dans les yeux de Delétang. Vieille carne, va !

La suite demain, dans un nouvel épisode.

Chapitre sept : L’étrange crime du faubourg Bab-Azoun (0/5)

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De Philibert Delétang au docteur Gabriel Tourdes, professeur, Faculté de médecine de l’Université de Strasbourg.

Alger, le 23 mars 1845,

Cher maître,

Permettez-moi tout d’abord de m’enquérir de votre santé laquelle est – je l’espère – aussi bonne que la mienne. Je suis arrivé à Alger il y a maintenant presque un mois. C’est une ville magnifique autant qu’un chantier permanent. L’homme épris de nouveauté y trouve un terrain à sa mesure et je sais que j’y trouverai ma place.

Sitôt arrivé, j’ai été placé sous les ordres de l’inspecteur Roche. C’est un policier de l’ancien siècle, plus préoccupé du maintien de l’ordre public que de la résolution des affaires criminelles. J’en fus d’abord dépité avant de me dire que c’était sans doute là l’occasion de l’initier aux pratiques nouvelles. Ah, cher maître, je sais ce que ma décision a provoqué de désillusion dans votre chef mais je ne vous serai jamais assez reconnaissant d’avoir surmonté ce dépit et de m’avoir fait profiter de vos relations à la préfecture ! Je garderai de vos leçons un souvenir ébloui, tant votre éloquence et le souci de précision qui vous caractérisent produisait un effet prodigieux sur le jeune étudiant que j’étais mais je suis bien certain que je n’avais pas les qualités du bon Esculape et que ma meilleure place est celle que j’occupe à présent à la traque du crime.

Alger est une ville fascinante, où toutes les races se rencontrent, chacune apportant à l’ensemble les caractères qui lui sont propres. Le Français débrouillard, le fier et ombrageux Espagnol, l’Allemand porté sur la bouteille, l’Italien roublard, le Juif fourbe et obséquieux, toujours enclin à la combine, l’Arabe paresseux, le Nègre frugal et gai, l’Anglais convaincu de sa supériorité, tous se rencontrent ici et forment le microcosme le plus hétéroclite qui soit. Faut-il vous préciser que le crime prospère sur ce terreau fertile et que j’ai trouvé ici le terrain idéal pour mes recherches sur la pathologie criminelle ?

Las, je dois me résoudre à la patience et me consacrer à des tâches fastidieuses, puisqu’on m’a confié le soin de vérifier la qualité et la quantité des marchandises arrivant au port, comme un vulgaire douanier ; mais je ne désespère pas et je m’astreins à une discipline de tous les instants afin de me préparer à saisir l’occasion qui se présentera un jour ou l’autre (j’ai déjà rédigé une centaine de fiches !)

À l’opposé de mon supérieur Roche qui habite dans les nouveaux quartiers, j’ai donc pensé plus opportun de loger à la limite de la partie arabe de la ville, que l’on nomme la Casbah. C’est un dédale de ruelles obscures et puantes, où chaque coin d’ombre peut voir luire le couteau du dégénéré. Il règne ici une misère à peine croyable, dont personne ne semble vouloir sortir, nourrie par l’atavisme et la fatalité. Dès que j’en ai l’occasion, j’en arpente les ruelles et je m’imprègne de cette ambiance délétère. Je tente également de me familiariser avec les coutumes et l’idiome local, que l’on appelle le sabir, un curieux mélange de tous les vocables que l’on utilise dans les ports de Méditerranée.

Je vous en dirai plus dans une prochaine lettre. Dans l’attente, cher maître, celui qui restera à tout jamais votre disciple dévoué vous salue,

Philibert Delétang, inspecteur en second

Chapitre six : Conquis par sa conquête (5/5)

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Cinquième épisode

Le grand seigneur

L’affaire des enfumades fit grand bruit dans les pays civilisés. Les Anglais s’indignèrent (ce qui ne les empêcha pas, quelques temps plus tard, de faire subir un sort non moins cruel aux cipayes révoltés), la moitié du pays cria au scandale, le fils du maréchal Ney pérora à la tribune. Penaud, le Maréchal Soult se fendit d’une remontrance officielle à son subordonné. Pourquoi ne s’était-il pas contenté de faire bloquer les issues ? À force, la tribu se serait rendue. « Nous compterions une tribu soumise de plus, une tribu anéantie de moins » (on notera que ce dernier mot sous-entend que cela n’était pas la seule…). Bref, on fut un peu embêté et ce fut tout, Pelissier fut nommé général de brigade et trouva toutes les raisons de justifier les atrocités – heureusement d’ailleurs, car elles n’étaient pas terminées.

Mais pour Lantrac, c’en était bel et bien fini. Ce n’était pas qu’il éprouvait des remords mais faire ça à de si beaux guerriers, cela lui avait fait de la peine. C’étaient des méthodes de chasseur, pas de soldat – lui, comme les Arabes, c’était un soldat.

Lantrac prit son commandement à Médéa quelques mois plus tard. Médéa était une charmante cité aux portes de la plaine de la Médéa, qu’elle surplombait. Ses coteaux étaient couverts d’orangers, d’amandiers et de cyprès. À la différence d’Alger et d’Oran, les maisons brunes avaient le toit incliné, couvert de tuiles, cela donnait à la cité un air ottoman qui flattait ses goûts orientaux.

Le plus souvent, Lantrac était à cheval au milieu de sa garde indigène, Chemsedinne l’accompagnait partout. « Plus tard, il t’incombera de me remplacer, comme un fils succède à son père » disait-il. Chemsedinne acquiesçait de la tête  – pas un son n’était sorti de la bouche du jeune homme depuis l’affaire de la grotte.

Moitié spahi, moitié officier français, Lantrac affectait des manières orientales, buvait le thé brûlant dans des verres à facettes, fumait la chicha, dormait sur un sofa. Infatigable et tout puissant, il parcourait au grand galop les étendues de sa circonscription en une sorte de fantasia permanente. Les gens le regardaient arriver avec une crainte déférente – « enfin, le temps des combats était tout de même fini ! » Il acceptait la prodigieuse hospitalité algérienne et prenait dès qu’il le pouvait la défense de ses administrés contre la rapacité des colons français. Ceux-là, il ne pouvait les souffrir, ils n’étaient pas de ce pays. Il veillait à la construction des routes, des dispensaires, des écoles, rendait la justice avec un air affecté, demandant toujours leur avis à ses compagnons indigènes.

Enfin, quand il en avait fini de ses cavalcades, de ses invitations à honorer et de ses spectacles à présider, Lantrac allait rendre ses compte au grand quartier général à Alger. Ensuite, il prenait quelques jours de congé, qu’il passait dans la villa qu’il avait acquise grâce à son ami Benjamin Zafrani. C’était également chez ce dernier que se trouvait Zoraïna. Cet homme avait promis de veiller du mieux qu’il le pouvait à la jeune fille. Il s’agissait de lui apprendre le français et lui donner un peu d’éducation, qu’elle puisse plus tard épouser un bon parti. Mais pas plus que Chemsedinne, Zoraïna ne répondait à ses gentillesses. « Vous êtes issus d’une race fière, tu es une bonne petite ». Elle portait un voile qui lui couvrait les cheveux, il le lui avait offert. C’était un foulard de soie précieuse, avec des perles et des fils d’or. « C’est parce que c’est comme si tu étais ma fille, disait-il, je dois t’aimer et te protéger ».

Singulier personnage à la vérité, qui n’aimait somme toute que ses victimes.

La suite lundi, dans un nouvel épisode.