Chapitre sept : L’étrange crime du faubourg Bab-Azoun (4/5)

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Quatrième épisode

Un crime de rôdeur

Les deux porteurs posèrent le cadavre dans le drap, à la manière d’un hamac et emportèrent l’homme jusqu’au poste de garde, à quelques centaines de mètres, escortés par les deux soldats. Roche et Delétang les suivaient, quelques pas en arrière. « Cela me semble très clair, dit Roche, Dorion se trouvait là pour une raison inconnue et a été surpris par un rôdeur, qui l’a égorgé sur place…
– Sauf votre respect, cela ne me semble pas possible, monsieur l’inspecteur, vous n’avez pas remarqué un détail ?
– Allons bon, vous allez recommencer ? Et quel détail aurais-je dû remarquer ?
– Il n’y a pas de sang, monsieur l’inspecteur, pas de sang ! Pas de sang non plus sur les vêtements Or le corps humain contient, pour un individu de cette corpulence, une quantité équivalente à cinq litres. Et quand on sait que la tête est la partie du corps dans laquelle la pression artér…
– Ça suffit, Delétang, arrêtez tout de suite, je n’ai pas besoin de leçon. On lui a fait son affaire et on l’a amené là, voilà tout !
– Mais cela devrait suffire à exclure le crime d’un rôdeur. Vous comprenez, monsieur l’Inspecteur, qu’avec l’état de rigidité cadavérique, il est compliqué pour un homme seul de manipuler un cadavre…
-Je vous fais aimablement remarquer, monsieur Delétang, que notre homme n’était pas raide.
– C’est ce que je veux dire, monsieur l’Inspecteur. Quand on sait que cette manifestation de la morbidité disparaît dans un laps de temps compris entre 36 et 48 heures et que notre homme ne sentait pas la charogne ni qu’il était attaqué par les vers, j’en conclus qu’il a été tué, vidé de son sang, placé au frais durant quelque temps et seulement disposé à cet endroit durant cette nuit. Cela exclut définitivement l’hypothèse d’un crime de rôdeur.
– Écoutez monsieur Delétang, j’en ai soupé de vos supputations, cela ne repose sur rien de précis. Gardez-les donc pour vous. Nous arrivons. Nous allons interroger le suspect, je gage que nous tenons là notre assassin. Il ne nous reste plus qu’à trouver le mobile du crime. »

Les deux policiers pénétrèrent dans le poste de garde. Un lieutenant était occupé à discuter avec un homme vêtu à l’occidentale mais d’apparence indigène, un juif probablement.

« Je vous présente Monsieur Zafrani, dit le capitaine, il a été prévenu de l’arrestation du suspect et il s’est spontanément proposé pour nous aider à effectuer l’interrogatoire. Il semble que notre homme ne baragouine que quelques mots de français. Suivez-moi, nous l’avons mis dans la cellule. »

Les quatre hommes entrèrent à la queue-leu-leu dans la petite pièce. L’Arabe était accroupi sur le bat-flanc, une jambe relevée, dans la posture caractéristique que les indigènes adoptaient quand ils sont au café. Il faisait tourner son chapelet d’une main distraite et semblait totalement décontracté. Zafrani se toucha le cœur et entama le dialogue. L’Arabe ne répondait pas ou peu, par des petits hochements de tête fatalistes et de brefs sons gutturaux. Roche dit « ce n’est pas le moment de faire des salamalecs » ce qui fit soupirer Zafrani. L’homme se mit alors à parler très vite, sur un ton qui trahissait l’impatience et la colère.

« Ce n’est pas votre homme, dit-il, il jure sur le Coran. Je le connais, c’est un honnête homme, respecté de tous. Il dit qu’il a vu le corps et qu’il nous a prévenu, car il avait vu des soldats et qu’il ne voulait pas être accusé. Il dit que s’il avait su, il aurait continué son chemin.
– Demandez-lui ce qu’il faisait là, alors »

La discussion reprit.

« Il dit qu’il ne peut pas le dire, qu’il a fait une promesse sur son honneur. Il ne dira rien, monsieur l’inspecteur, mais il jure sur le Coran que ce n’est pas lui. Je crois qu’on peut lui faire confiance, c’est un honnête homme, je le connais.
– C’est un peu facile, conclut Roche. On refuse de parler et on est innocent… Bon, on va l’emmener à la Djenina. Quelques heures dans une vraie cellule vont peut-être lui délier la langue… »

La suite demain, dans un nouvel épisode.

Chapitre sept : L’étrange crime du faubourg Bab-Azoun (3/5)

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troisième épisode

Dans le fossé de Bab-Azoun

L’homme était resté dans la position dans laquelle il avait été trouvé, étendu face contre terre. Visiblement, l’assassin n’avait pas cherché à dissimuler sa victime, elle gisait dans le fossé situé juste en dessous des anciennes fortifications ottomanes, un espace maintenant envahi d’herbes folles et d’ordures de toute sorte. L’inspecteur en second Philibert Delétang commença par faire précautionneusement le tour du corps avant d’inspecter les environs avec autant de minutie. Il cherchait des indices mais ne trouva rien jusqu’à ce que son attention fut attirée par un trou bizarre dans la végétation, à cinq mètres environs du corps. Delétang s’approcha. La terre avait été fraîchement remuée, comme si l’on avait enterré quelque chose. Le policier gratta un peu et exhuma, en dessous d’une pièce de bois carrée, trois gros draps de toile d’une cinquantaine de centimètres, roulés à la manière d’un tapis et tenus serrés par un lacet de cuir.

Delétang prit un de ces rouleaux, défit le nœud et déroula le drap. Celui-ci contenait en son centre trois petites poupées faites en cuir, d’une hauteur avoisinant les trente centimètres. À en croire les baguettes qui permettait de l’animer, c’était des marionnettes. Les deux autres rouleaux contenaient également trois poupées. Cela faisait neuf poupées en tout, chacune habillée différemment : il y avait là un musicien, un rabbin, une femme juive reconnaissable à son hénin pointu et conique, un nain bossu, un imam, un soldat français coiffé d’un shako à pompon et trois autres personnages que Delétang ne put identifier.

Il remit les choses en place et ré-enterra sa trouvaille : Roche risquait d’arriver à tout moment. Ensuite, il revint près du cadavre. Il remarqua deux petites lignes bleues à la naissance des poignets mais résista à la tentation d’y toucher.

L’homme était chaussé d’énormes brodequins de facture grossière, à semelles cloutées, d’un pantalon et d’un veston taillés dans le même velours bleu délavé, en dessous était une chemise blanche sans col. Delétang fouilla dans les poches du veston. Dans l’une il trouva une pipe de terre cuite et une blague à tabac, les deux de facture très commune, et dans l’autre, il trouva une casquette de gros tissu et un mouchoir avec les initiales J.D.

« Il ne porte ni le costume mahonnais ni celui des Italiens, notre homme est français. Ce n’est pas un ouvrier car il ne porte pas de blouse. Mais pour ce qui est de la casquette, on dirait tout de même celle d’un parisien. Quant au mouchoir brodé, c’est étrange, ce n’est pas donné à tout le monde, ce n’est pas le mouchoir blanc à carreaux rouges habituel…  »

Sur ces entrefaites, Roche arriva accompagné de deux soldats et deux porteurs arabes. « Ah dit-il, vous êtes là, eh bien voyons un peu si nous pouvons identifier cet homme. Vous n’y avez pas touché, j’espère… » Delétang fit non de la tête et fit deux pas en arrière. Les soldats posèrent leurs fusils et retournèrent le cadavre.

« Il a bien été égorgé » constata Roche « saigné comme un goret. Et j’ai déjà vu cette tête quelque part… »

Comme d’habitude plus rapide que son supérieur, Delétang avait déjà reconnu la victime, dont il avait établi la fiche : il s’agissait de l’ancien chef des travaux du Grand Hôtel, un nommé Jules Dorion, mais qui se faisait appeler La Gouse.

La suite demain, dans un nouvel épisode.

Chapitre sept : L’étrange crime du faubourg Bab-Azoun (2/5)

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deuxième épisode

Il faut que l’ordre règne

« Et c’est à Bab-Azoun, donc ? dit Roche à Saint-Maur
-C’est toujours à Bab-Azoun ! Toujours ! Ce repaire de criminels, cette fange abjecte ! Ah, si je le pouvais, je leur ferai subir le sort des Sbéhas, à cette maudite canaille ! Je te chaufferai tout ça, tiens, on en serait débarrassé une bonne fois pour toutes, et la colonie s’en porterait mieux ! Vous vous rendez compte, Roche, on en serait débarrassé !
– Je suis bien d’accord avec vous, Monsieur le Procureur général. De surcroît, il faut tenir compte du fait que c’est un nid de révolutionnaires, avec tous ces ouvriers enivrés, du matin au soir ! Sans parler des catins qui propagent des maladies vénériennes, nos braves soldats en souffrent…»

Théophraste Bretesche de Saint-Maur se calma brutalement. Il posa sa plume dans l’encrier et se leva de son siège. L’homme faisait maintenant les cent pas dans la pièce, les mains derrière le dos, passant et repassant devant la petite fenêtre qui donnait sur la place d’armes.

« Bon, écoutez Roche, dit-il sur un ton beaucoup plus calme, on a retrouvé l’individu à l’aube. C’est un Arabe qui l’a trouvé. Je ne sais pas ce qu’il faisait là mais il est passé avec son âne et il l’a trouvé, voilà. Et c’est un européen, aucun doute là-dessus, les premières informations sont formelles… Et il aurait été égorgé… C’est comment dire, gênant. Vous comprenez, Roche, c’est le troisième mort en un mois. On croirait une épidémie. Bon, tant que les Arabes s’entre-tuent entre eux dans la Casbah, ce n’est pas notre affaire mais là, c’est le troisième européen. D’abord cette rixe idiote au café du Perroquet, ensuite, ensuite…
– L’étranglé de la Marine, monsieur le Procureur-géné…
– C’est ça, l’étranglé de la Marine, coupa sèchement Saint-Maur, et maintenant celui-ci. Cela fait trois. Vous vous rendez compte ? Au moment précis où l’on me commande un rapport sur la criminalité ! Mais que va-t-on penser à Paris ? Ah, c’est un monde, c’est à croire que tout se ligue ! Écoutez Roche, on parle de créer un département, vous entendez, un département ? Comme en France. Alors ce n’est pas le moment d’attirer l’attention. Vous m’avez compris ? Vous tenez votre langue ! Je fais mon affaire des journalistes et vous, je compte sur vous pour me régler cette affaire au plus vite. Je veux le coupable endéans les vingt-quatre heures, il faut que l’ordre règne !
– Oui monsieur le Procureur-général. Je ferai tout mon possible pour élucider cette affaire dans les plus brefs délais. Il y a des témoins ?
– Je vous dis que c’est un muletier arabe qui l’a trouvé. Alors, comme chaque fois avec les Arabes, il n’y a pas de témoin, rien ! Évidemment, chaque fois qu’il y a moyen de se débiner, les Arabes sont là ! C’est déjà un miracle que le type nous ait informé.
– Et il est où, cet Arabe ?
– Aux fers. On l’a coffré en l’attente d’interrogatoire. Il est est dans les bâtiments de la porte Bab-Azoun.

La suite demain, dans un nouvel épisode.