Chapitre neuf : Comme un premier printemps (2/5)

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Deuxième épisode

La Marine

On arriva sur les quais. Une foule nombreuse allait et venait auprès des échoppes. Des femmes tranchaient des morceaux de poisson et, sans un regard, les jetaient derrière elles, dans la baie, provoquant l’envol des oiseaux de mer. « Ah, voilà nos pêcheurs, on dirait que la pêche a été bonne » fit Dejazet, pointant à Dubois une grosse barque qui était occupée à s’amarrer et dans laquelle des hommes, les bras croisés, veillaient sur des paniers frétillants.

Les deux hommes attendirent que la marchandise fût débarquée et hissée hors du quai pour s’approcher d’un étal. Il y avait là quatre hommes qui allaient et venaient, disposant les poissons. Dejazet salua d’une main posée sur l’épaule celui qui semblait être le patron et lui dit deux mots en italien. L’homme acquiesça et fit un signe à deux types qui apportèrent des paniers. Ceux-ci débordaient de sardines, de harengs, d’aloses, de rougets aux yeux noirs cerclés d’orange, de bonites – la plupart vivaient encore.

Dubois se rapprocha. Il ne savait aucune de ces espèces. Il ne connaissait de poissons que ceux des rivières et des étangs de son pays natal, naturellement gras et flasques, poisseux et grisâtres, qui, tirés de l’eau, agonisaient presque paisiblement. Ceux d’Alger, fermes et anguleux, certains couverts de picots, semblaient d’un tempérament différent, comme s’ils étaient plus acharnés à vivre. Sous peine de les voir choir de l’étal, il fallait leur asséner un coup de pique derrière l’ouïe, alors le poisson se raidissait et prenait dans la mort la posture figée de l’offrande au client.

Dubois tâta les poissons et fit signe à Dejazet que cela lui convenait. Il montra les bonites au patron. « Je pourrais toujours les accommoder pour parfumer une soupe de lentilles, j’en ai encore un tonnelet entier en cuisine » dit-il. Dejazet se tourna vers le patron pêcheur. S’ensuit alors une longue discussion, à laquelle Dubois ne comprit rien. Enfin, les deux hommes topèrent, après de grands moulinets de mains. « La marchandise sera livrée dans deux heures au Grand Hôtel » indiqua Dejazet. « J’avais compris » répondit Dubois.

On se dirigea alors vers l’échoppe des maraîchers, qui était située non loin de là, au coin d’une petite placette. Les deux hommes y furent bientôt. «Hola » fit Dejazet à une grosse dame dont les cheveux étaient couverts d’un châle noir, «hola » répondit-elle en proposant sa marchandise dans un geste d’ouverture, comme si elle les dévoilait. C’étaient, encore couverts d’une terre poussiéreuse, des oignons rouges et blancs, des poivrons de toutes sortes, des aubergines, des carottes, des courgettes, des navets, de l’ail, des haricots, des choux-fleurs, des fenouils, des tomates. Dubois ébloui n’en revenait pas. Il demanda à Dejazet s’il pouvait se faire plaisir et, ayant reçu son autorisation, commanda quelques pièces de chaque sorte.

« Bon, dit Dejazet, eh bien, avec le pain que vous avez cuit ce matin, on peut dire que vous avez ce qu’il vous faut pour préparer la soupe ?
– Je ne m’attendais pas à une telle profusion, répondit Dubois.
– À la vérité, l’approvisionnement s’améliore de jour en jour, les Napolitains et les Mahonnais font des merveilles, et le reste – surtout le blé – arrive par la mer. Il faut reconnaître que ces vapeurs sont une bénédiction.
– Et les Maures, ils ne fournissent rien ?
– C’est compliqué. Vous savez l’arrière-pays n’est pas sûr. Il y a l’armée, enfin… Et puis, il faut le dire, c’est comme si les Maures… Enfin, à la vérité, euh, je connais peu ces problèmes. Vous savez, moi ce que je connais du pays, c’est Alger. Et je peux vous dire que ce sont plutôt les Maures qui se fournissent chez nous que l’inverse. Leur agriculture ne semble pas très développée. Ce sont des gens qui vont et viennent, à la faveur des saisons. Ils se nourrissent de peu : chèvres, poulets, moutons, des pois de toutes sortes, quelques tubercules. Tout ça est mélangé dans la marmite, c’est très – comment dire ? Enfin, à la vérité, ce sont des ragoûts, ni plus ni moins, qu’on mélange avec du blé préparé je ne sais comment. On m’en a déjà proposé mais je n’ai pas encore osé y goûter. »

La suite demain, dans un nouvel épisode.

Chapitre neuf : Comme un premier printemps (1/5)

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Premier épisode

On se tutoie ?

Dubois tendit la lettre qu’il venait de rédiger et – peut-être pour s’éviter d’avoir à entendre une question indiscrète, peut-être aussi car il se sentait déjà redevable – marmonna à Dejazet que c’était pour sa sœur. Celui-ci prit la missive d’un air indifférent et y posa son cachet de cire. Ensuite, il la confia à un domestique arabe. « La poste, tu portes cela à la poste, c’est compris ?
– Si, si, sidi, la poste. C’est comme tu veux.
– Bien, merci Ali, je compte sur toi. ».

Puis Dejazet se retourna vers Dubois et lui dit : « ici, tout le monde se tutoie, les mauresques ne connaissent pas le vouvoiement, c’est comme cela, ce sont les usages… De sorte que les valets tutoient les maîtres… On s’y fait vite. Bon, nous y allons, maintenant ? À bon pas, nous serons à La Marine dans quelques minutes : c’est l’heure où les pêcheurs reviennent avec leurs prises du matin. Si vous voulez du poisson frais…
– Vous ne me tutoyez pas, moi ? répondit Dubois sur un ton amusé.
– Euh, pardon, je ne savais pas. Je suis votre patron, tout de même. Les gens vont penser… Pas entre Français… Pas en public en tout cas…
– Je comprends, bien entendu.
– Bon, on y va, enfin, je veux dire, tu viens ?
– Allons-y dit Dubois, je te suis. Je vous suis, patron ! »

Dejazet se dirigea vers la patère, y décrocha un chapeau haut-de-forme, saisit une canne et, comme s’il se parlait à lui-même, dit encore : « bon, mettons notre déguisement… ».


Dans le futur vestibule, ils croisèrent les ouvriers occupés à poser le carrelage, qui était un damier noir et blanc, en dalles de marbre. Dans un coin, là où la chape était encore apparente, des hommes s’affairaient à mettre les carreaux en place sur un lit de ciment frais, tapotant délicatement pour les ajuster les uns aux autres, avec un délicatesse infinie ; plus loin, de l’autre côté, on s’occupait de les polir. Dejazet, qui donnait du monsieur à chacun d’entre eux, expliqua à Dubois que c’étaient des ouvriers qui avaient travaillé à Versailles, et qu’on les avait fait venir pour cette raison expresse. Ils ne resteraient pas une fois l’installation finie et rentreraient en France pour s’occuper d’autres ouvrages prestigieux. « En attendant, il faut bien les nourrir, conclut Dejazet, enfin, je vous l’ai déjà dit… »

Les deux hommes sortirent. Huit heures venaient de sonner à l’horloge de la Djenina. Il s’y donnait comme chaque matin un grand trafic. Des grappes d’hommes en burnous blanc surgissaient des proches rues de la Casbah, certains finissaient déjà d’installer leurs marchandises à même le sol ; d’autres, habillés à l’européenne, pieds nus pour la plupart, s’asseyaient au pied de la statue et y posaient leurs outils, en attente d’une embauche. Partout des silhouettes affairées allaient, se croisaient, se hélaient, passaient d’un point à l’autre au milieu des mulets, des petits ânes et des soldats. Il y avait quelque chose d’incongru dans cette foule bigarrée, où chacun semblait mener sa course sans se faire une idée de l’autre : on se frôlait, on se touchait du coude et des épaules mais on ne se regardait pas.


« C’est à La Marine, c’est cela ?, dit Dubois après quelques instants de contemplation.
– Oui, c’est le quartier du port qui s’étend en pointe de la jetée au bas de la ville. C’est là que monsieur Dorion faisait ses commissions pour les hommes. Je ne l’aimais pas mais il faut reconnaître qu’il connaissait son affaire…
– Mon prédécesseur ?
– En quelque sorte…
– Vous allez me dire, aujourd’hui ?
– Il ne faisait pas la cuisine, il s’occupait de l’embauche, et de fournir les victuailles. Les ouvriers cuisinaient à la cloche de bois ce qu’il leur livrait…
– Et comment se fait-il que…
– Oh, c’est une lamentable histoire. Monsieur Dorion avait des fréquentations étranges. On l’a retrouvé mort au pied des fortifications, assassiné. C’est de l’autre côté de la ville… Il paraît que c’est un muletier arabe qui a fait le coup. Il a été arrêté juste après le crime et maintenant, il attend son exécution. En tout cas, cela m’a causé bien des problèmes mais maintenant, je ne le regrette plus ! Allez, regardez, c’est par là ! », dit Dejazet, en pointant un échancrure à gauche de la mosquée.


Les deux hommes empruntèrent la rue qui menait à la Marine, longeant une rangée de maisons à deux étages, aux arcades massives, supportées par de gros piliers carrés. Tout à coup, surgissant d’un de ces piliers, une vieille femme vint se placer devant les deux hommes. « La charité, dit-elle, faites-moi la charité comme doivent le faire les Algérois ! »

Dejazet mit la main à sa bourse et en tira une pièce. « Tiens, lui dit-il, et laisse-nous passer ». La vieille empocha l’argent, lui souhaita tous les bonheurs du monde et décampa sans en demander plus.

Durant tout l’échange, Dubois n’avait pipé mot. Il était un regard rivé dans celui de la vieille (avait la femme les yeux de couleur violette).

La suite demain, dans un nouvel épisode.

Chapitre neuf : Comme un premier printemps (0/5)

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D’Hippolyte Dubois à sa sœur, depuis Alger

Alger, le 3 mars 1849,

Ma chère sœur,

Tu seras sûrement étonnée de recevoir cette lettre par la voie officielle ! Je suis libre. On m’a donné de l’encre, du papier et l’assurance que tout serait mis en œuvre pour que nous puissions établir une correspondance. Il y a ici plusieurs navires qui partent chaque semaine avec le courrier.

Je suis à Alger, comme tu t’en doutes. Pour le peu que j’ai pu en voir, c’est une très belle place, avec une mer d’un bleu profond comme l’est également le ciel. La ville est comme adossée à la montagne et semble s’ébouler dans la mer. C’est une vision saisissante qui me change de la vue que j’avais depuis les cellules dans lesquelles j’ai passé tant de temps.

Personne ici ne semble s’intéresser à mon passé. Lorsque je suis arrivé, on m’a proposé de servir comme communard, ce que j’ai naturellement accepté. J’ai pour tâche de veiller au manger des ouvriers qui travaillent sur le chantier d’un grand hôtel qui doit s’ouvrir sous peu sur la principale place de la ville. Je t’en dirai plus dans quelques jours mais cela ne me semble pas une tâche insurmontable : ce sont des Marseillais et des Italiens de Nice, ils sont contents quand ils ont le ventre plein. Trois de mes compagnons de cellule, charpentiers, sont également du groupe. Cela me réjouit également car nous nous sommes promis le secours mutuel.

Au lieu de la caserne, je couche maintenant seul dans ce qui sera bientôt la salle de restaurant. M. Dejazet, qui est mon patron, a demandé et obtenu cette faveur en raison du fait que je dois préparer le pain des ouvriers. Il m’a fourni un paravent pour garantir mon intimité. Le matin, je suis réveillé à l’aube par l’appel à la prière des musulmans ; ceci se fait ici à la voix humaine plutôt qu’à la cloche, cinq fois par jour. Ce sont des gens très pieux, il paraît que rien n’est plus important pour eux que de respecter les préceptes de leur religion.

Dès mon réveil, je cours de droite à gauche pour tout mettre en place. Je peux déjà aller où bon me semble dans l’hôtel. Dès aujourd’hui, je vais me rendre au port pour me fournir en poissons. Près de cette place, j’escompte trouver quelques légumes. Il y a beaucoup d’Espagnols et d’Italiens ici ; il paraît qu’ils en produisent d’excellents ; même si je suis peux accoutumé aux légumes méridionaux, j’ai tellement hâte de les découvrir que je m’en fais une fête.

Comme tu vois, je vais bien.

J’espère avoir de tes nouvelles rapidement. Tu m’en donneras de père également. Sait-il où je suis ? J’ai bien l’impression qu’il a joué sa partie dans le sort qui m’est échu. Je ne doute pas que tu sauras jouer de l’affection qu’il te porte pour en savoir davantage !

J’attends de tes nouvelles avec impatience. Tu peux m’écrire à l’adresse du : Grand Hôtel de France à Alger. Cela suffira et le courrier me parviendra. Ô petite sœur adorée, la seule chose qui me manque ici ; c’est de pouvoir te serrer dans les bras et de te faire sentir à quel point tu me manques.

Je t’embrasse du fond du cœur. Porte-toi bien et pense à moi comme je le fais.

Fraternellement, ton frère Hippolyte.