Chapitre un : Sur les ruines (2/5)

Mis en avant

Deuxième épisode

MONSIEUR TASSON-LAVERGNE EMBARQUE POUR ALGER

C’est donc tout naturellement l’un de ces négociants marseillais, nommé Joseph Tasson-Lavergne, qui prit l’initiative de la construction du Grand Hôtel de France. Les éléments de sa correspondance nous révèlent une première lettre à son associé parisien datant de l’automne 1845, ce qui nous permet d’avancer que le projet a dû voir le jour dans le courant de cette année-là.

Dans cette lettre, conservée aux Archives départementales des Bouches-du-Rhône, Joseph Tasson-Lavergne informe son associé qu’il lui revient d’Alger que l’armée française se dispose (enfin !) à céder à l’administration civile toute une série de bâtiments, propriétés et terrains qu’elle gérait jusqu’alors. Il lui indique que parmi tous ces terrains, un seul lui semble digne de leur projet : une propriété donnant directement sur la Place d’Armes, vaste espace encombré de gravats situé entre la future ville européenne et ce qu’il restait de la basse Casbah. L’espace en question était précédemment occupé par une mosquée, très belle, très renommée et très détruite par le génie français, qui l’avait pulvérisée on ne sait trop pourquoi (sans doute faut-il en convenir pour le plaisir du badaboum). Le marchand y voit une bonne affaire car l’endroit est depuis frappé d’une sorte de malédiction et personne ne sait qu’en faire ; c’est donc l’occasion d’acquérir à un bon prix un bien avantageux.

(La suite de la lettre est une pittoresque collection de recommandations, qui vont de la manière de se montrer intéressé mais pas trop à l’arrosage discret de qui de droit, sans oublier les courbettes et les nécessités des entretiens en aparté. Au vu de la déliquescence des valeurs morales qui frappait alors les élites françaises et les institutions de la monarchie louis-philippienne, rien qui étonne le lecteur contemporain.)

Toujours est-il qu’un an plus tard, la Société Marseillaise du Levant et des Colonies devint propriétaire du terrain convoité. L’acte de vente est daté du 2 décembre 1846 et signé de la main du marchand. Il y est précisé que le soin du nettoiement de la place revient à l’acquéreur, la propriété étant vendue en l’état. Entre-temps, sûr de son coup ou soucieux de séduire ses interlocuteurs, Tasson-Lavergne avait pris soin de faire dessiner les plans du futur établissement et de commencer lesdits travaux de déblayage.

C’est sans doute pour superviser l’avancement de ces travaux que Tasson-Lavergne embarqua pour Alger le 15 mai 1847.

Ce matin-là, il était sorti de son hôtel de maître sis rue du Baignoir. Alger nous voilà ! le marchand était plein d’espérance et marchait d’un pas allègre. Bonhomme, il avait jeté quelques pièces à la foule d’enfants braillards et obséquieux qui lui faisaient escorte (quelques-unes choient à terre, on se précipite, une petite fille manque d’être écrasée dans la presse, le seigneur continue son chemin) et, bouffi d’orgueil et d’importance, avait pris pied sur le Pharamond, le luxueux vapeur qui était la fierté de sa flotte, pour une traversée de trois jours et deux nuits, entre Marseille et Alger.

Au sortir du port, il avait comme promis agité du mouchoir dans le soleil noyant et, ceci fait, était descendu dans sa cabine pour y consulter ses plans.

La suite demain, dans le prochain épisode.     

Chapitre un : Sur les ruines (1/5)

Premier épisode.

AUX PREMIERS TEMPS DE LA CONQUÊTE

Doter Alger d’un immeuble propre à accueillir dignement les visiteurs les plus prestigieux avait été envisagé dès les premières années de la conquête. Cependant, ce projet se heurtait à de telles difficultés architecturales et financières qu’on s’était longtemps contenté d’en défroisser le costume de papier ; et lorsqu’on avait ébauché des solutions aux problèmes techniques ou urbanistiques, il avait de toutes façons fallu convenir que de visiteurs prestigieux, il n’y en aurait point.

Certes, depuis le début de l’invasion, presque quotidiennement, le port d’Alger avait vu débarquer de petits groupes de civils, mais en nombre beaucoup moins important que les soldats du corps d’occupation. On distinguait dans cette masse trois catégories principales. La première était formée de la troupe des gagne-petit et des cantinières qui accompagnait d’ordinaire les régiments en campagne. Tantôt riz-pain-sel, tantôt bouche à nourrir, ces soldats en civil partageaient le sort de l’armée et cantonnaient dans son immédiat entourage, couchant sur la paille. En second était arrivée un conglomérat d’aventuriers et de crève-la-faim, en quête d’une occasion de fuir la misère et la surpopulation. C’étaient en majorité des Minorquins, mais aussi des Maltais et des Italiens, naviguant entre commerce de survie et contrebande, à la manière des premiers Vikings. Munis de pioches et de pelles, ces prolétaires en rupture de nation avaient servi de supplétifs au génie militaire. Dociles, ils avaient rasé ce qu’on leur commandait de raser pour y planter des casernes et des bastions, dessiner les grands axes et repousser les indigènes hors du périmètre civilisé. Cette valetaille se nourrissait à la cloche de bois, dormait sur les chantiers et parlait une lingua franca aux consonances latines, il n’était pas rentable de lui construire des hôtels. Enfin, la troisième catégorie de gens, la moins fournie, était composée des colons français. Ils étaient voués à l’expérimentation agricole. Descendus du bateau, ils partaient poursuivre leur chimère sitôt qu’ils le pouvaient, là où l’administration leur indiquait des terres à mettre en culture. Rendus à leur destination, ils y tomberaient comme des mouches, mourant des fièvres, de misère, de désillusion. Il n’y avait pas là non plus le moindre espoir de clientèle.

Les choses n’avaient véritablement commencé à changer que vers 1840. À ce moment, il apparut évident que la France n’abandonnerait pas sa conquête. Le nom de Maurétanie fut définitivement abandonné au profit de celui d’Algérie. Les infrastructures administratives se mirent en place, les campagnes militaires se multiplièrent, enfin l’arrière-pays fut mis en coupe réglée. Les grands négociants de la métropole en furent rassérénés.

Parmi ceux-ci, les commerçants marseillais avaient joué un rôle prépondérant. On peut même dire qu’ils avaient accompagné l’entreprise de bout en bout, puisqu’ils avaient fourni quelques-uns des prétextes à l’invasion, l’avaient aidée et avaient été parmi les premiers à en tirer profit.

Ils assuraient déjà la fructueuse liaison maritime entre les ports provençaux et ceux de la colonie mais excédés par la mainmise des militaires, les affairistes pesaient de toute leur influence auprès des autorités pour que le pouvoir échût enfin aux civils.

La suite demain, dans le prochain épisode.     

Chapitre un : Sur les ruines (0/5)

Honoré Daumier, célébrités du juste milieu, buste en terre cuite, 1832-35, Dupin le Vieux (André-Marie-Jean-Jacques Dupin)

De Bretesche de Saint-Maur, Procureur-général, à son Excellence, Monsieur le Comte Martin du Nord, Garde des Sceaux,

Alger, le 15 mai 1842,

Monsieur le Ministre,

Ci-joint le rapport requis par Sa Majesté sur l’Application des Ordonnances concernant les Affaires judiciaires dans les Territoires de l’ancienne Régence d’Alger. Je ne peux m’empêcher d’insister auprès de votre Excellence pour appuyer auprès de Sa Majesté l’Intérêt que nous aurions à voir appliquée sa prime recommandation avec la plus grande diligence, laquelle donnera plus de crédit à la Suprématie des Lois françaises. Une organisation régulière de la Justice est le premier besoin de ce pays et il me paraît impossible de retarder les améliorations attendues.

Les Orientaux, quelque ignorants qu’on les suppose, sont plus frappés de l’Exécution de la Justice que de son fondement même et l’incident relaté dans ma dernière missive a sans nul doute produit sur les esprits l’effet inverse à celui recherché.

Le but que le Gouvernement se doit de proposer est d’arriver le plus tôt possible à l’établissement complet de l’Ordre judiciaire selon les Principes qui ont présidé à leur institution dans le Royaume. Ce système a été repoussé parce que les passions et les erreurs des hommes rendent souvent difficile l’application des vérités les plus évidentes ; mais le temps marche et j’ai la conviction qu’il fera promptement Justice de toutes les aberrations qui compliquent depuis si longtemps les affaires du territoire.