Chapitre dix : Du soleil, tant qu’il en pleuvait (1/5)

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Premier épisode

L’absence

L’eau se faisait rare : plus d’un mois qu’il n’était tombé de pluie.

Au début de la sécheresse, entêté comme en amour, on ne s’était pas figuré les conséquences de cette disparition. On ne s’était pas inquiété. Au détour d’un hasard, on pouvait encore humer l’odeur fraîche de l’eau. On pouvait donc s’imaginer son retour, se dire qu’on pourrait l’attraper à la bonne occasion, la retenir par la manche, lui faire entendre raison.

C’est qu’on la savait cachée dans les nuages, la boudeuse. Était-ce de notre faute ? On avait sans doute un reste de mauvaise conscience car durant les mois d’hiver, on s’était allé quelque fois à espérer sa disparition, à la maudire, à lui préférer le soleil ou, plus naturellement, à ne pas y faire attention. On ne pouvait s’empêcher de penser que c’était peut-être dans cette étourderie d’amant comblé qu’il fallait chercher la cause de la bouderie. On y pensait même avec le sourire : quand même, quel sale caractère ! est-ce qu’elle n’exagérait pas un peu la punition ? On lui promettait la lune, des attentions constantes, on avait des projets de jardinier à Babylone. Fière au balcon et sourde aux mandolines, la pluie ne répondait pas.

En juin, on repérait déjà plus difficilement ta présence, face à l’aube immense ou en début de soirée. On se souvenait de ton passage au tracé des petits torrents qui entaillaient jadis le flanc des collines mais chaque jour, la chantante cicatrice que tu avais déposée dans le creux des ravins s’estompait.

L’herbe brunissait et cédait la place à des épis brûlés, cassants. Abasourdis par l’absence violente, les oiseaux ne volaient plus que dans l’ombre. Les chiens, les chats, les petits rongeurs, toute cette foule animale rasait les murs poussiéreux, rongés par le vent d’Égypte ou celui du désert, qui léchait la ville de ses flammes brûlantes et accentuait la morsure du soleil.

On commençait de contempler le rien, ce qui lassait très vite. Mais se lever ? déambuler ? philosopher sous les portiques ? Macache bono : chaque effort était douloureux. Oh, ce n’était pas tant qu’on suait – il faisait beaucoup trop chaud pour cela -, c’était qu’on était essoufflé en permanence, à chaque changement de rythme. Et le soleil partout vous écrasait de son poids lumineux. Regarde, disait-il, je suis le maître de la lumière et de l’ombre (il fallait sécher le linge bien à plat pour éviter la zébrure des tissus), rien dans ce monde n’échappe à mon empire.

Hébété, il avait rapidement abdiqué et s’était soumis à ce pouvoir sans limite. Les premiers jours, aux terrasses ombragées, elles évoquaient encore les rivières paresseuses, les prairies grasses et perlées, les cerises luisantes – toutes les illustrations d’un printanier songe métropolitain. La réalité nous détrompait au réveil. Vous passiez dans les rues, leviez les yeux au ciel et aperceviez, en haut des pignons, l’hématome éclatant que le poing du soleil causait aux murs de chaux. Baisse les yeux, presse le pas ; dès que tu quittes l’ombre, tu se sens frappé d’abord, englué ensuite et ne fuis qu’à grandes difficultés. Je rattrapai mon souffle, ébloui, et voyais toujours danser mille soleils sous les paupières mi-closes.


Dans ces conditions, le service au fourneau était une torture de chaque instant. Dubois travaillait torse nu. Il n’avait trouvé d’autre moyen de se rafraîchir que de se plonger la tête et le torse à intervalles réguliers dans un grand baquet d’eau de mer, que le jeune Joseph allait chercher au port à dos d’âne. Toutefois, Dubois dut bientôt abandonner cet expédient, qui lui laissait la peau craquelée.

« C’est pour ça, alors ? C’est pas pourquoi je t’ai dit que l’Eugénie elle a dit à La Norine qu’elle t’avait vu et qu’elle a dit que tu étais bien fait ?
– T’es vraiment un fripon, toi, et tu traînes partout. Allez, fiche le camp, je vais faire le pain.
– Je peux rester, dis, je peux rester ? Allez…
– Bon. Mais tu te mets là, d’accord ? Et tu ne fourres pas tes pattes partout ! »

La suite demain, dans un nouvel épisode. 

Chapitre dix : Du soleil, tant qu’il en pleuvait (0/5)

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D’Hippolyte Dubois à sa sœur, depuis Alger

Alger, le 17 juin 1849,

Ma chère sœur,

Hier, j’ai reçu deux lettres de toi écrites à une semaine d’intervalle, ce qui m’a fait un grand plaisir.

Je vais bien et ma situation ne cesse de s’améliorer. Mes rapports avec M. Dejazet sont de plus en plus cordiaux et les ouvriers semblent m’avoir adopté. Alger est une ville magnifique et le séjour me pèse de moins en moins. Tu m’indiques que notre père se démène pour obtenir la levée de mon bannissement, je commence à penser que j’aurais un petit pincement au cœur s’il y parvient, en dehors du plaisir que j’aurais à vous retrouver, bien entendu !

Après un printemps agréable, le temps s’est définitivement fixé au grand beau. Il est rare d’apercevoir un nuage dans le ciel et la chaleur se fait sentir tous les jours un peu plus fort. Il paraît qu’une sorte de chape de chaleur s’abat chaque année sur la ville, qui ne s’achèvera qu’en septembre, où des pluies diluviennes sont à attendre. Tout le monde semble craindre l’été, qui ralentit les activités comme l’hiver le fait chez nous : durant les trois ou quatre mois de grosses chaleurs, plus rien ne poussera, l’herbe deviendra poussiéreuse et les plantes fourragères entreront en sommeil.

La sortie de l’été devrait coïncider avec l’inauguration complète du Grand Hôtel. Toutefois les travaux du rez sont maintenant achevés. Le bâtiment est orné de colonnades et légèrement surélevé. Le style est très moderne, très sobre, avec un fronton qui s’avance dans la place. On y accède par un escalier de cinq marches en travertin. C’est là que se tient dorénavant la musique militaire qui se réunit au moins une fois par semaine.

L’entrée du bâtiment est un vaste vestibule. Dans le fond se trouve le grand escalier qui mènera aux étages. Quatre portes donnent sur cette pièce. Les portes qui se trouvent le plus près de l’entrée donnent accès d’un côté sur la salle de café, de l’autre sur la salle de restaurant, elles sont entièrement vitrées et laissent apercevoir deux salles de grande dimension, avec des banquettes incluses dans les boiseries, de grands miroirs et des décorations en stuc. On vient d’installer un comptoir dans le grand café. Cet ensemble est très beau et ne déparerait pas le plus prestigieux établissement de la capitale. J’oublie de te dire que M. Dejazet a reçu six énormes lustres avec des pendeloques de cristal, qui rehaussent encore le prestige du lieu.

Une fête s’est donnée ici à l’occasion de l’ouverture du grand café et a fait l’événement. Le tout Alger s’y est pressé. Il faut dire que la ville ne disposait pas encore d’un tel établissement. À cette occasion, j’ai aperçu tout ce que la ville compte de notables, messieurs le préfet et le Procureur-général qui représentaient les autorités civiles, et un grand nombre de militaire de l’État-major. Le bal aux lampions a duré jusqu’à trois heures du matin. On promet une fête encore plus fastueuse pour l’inauguration générale (…)

Chapitre neuf : Comme un premier printemps (5/5)

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Cinquième épisode

Le jeune Joseph

En l’espace de deux semaines, Hippolyte fut définitivement adopté par les ouvriers, qui lui manifestèrent leur respect et leur reconnaissance de la manière subtile et presque muette dont use le petit peuple : on lui ramenait son assiette avec un hochement de tête et un sourire ; on retirait de son passage tout ce qui l’entravait ; on l’appelait le cuistot ; on lui mettait la main sur l’épaule. Hippolyte; raide, souriait d’un air un peu gêné – seul un œil attentif aurait pu déceler dans sa lèvre le tremblement de l’extrême émotion.

Hippolyte avait fait le compte de ses ouvriers : il y avait les marbriers – ceux-là venaient du Nord, ils étaient accoutumés à la viande en sauce, aux repas salés et la bière ; il y avait les maçons et les charpentiers – ceux-là venaient du Centre, qui mouillaient leur soupe avec un trait de vin ; enfin les méridionaux, Camarguais, Provençaux et Niçois mêlés, qui consommaient volontiers des légumes crus et des poissons. Il veilla scrupuleusement à établir une sorte de menu tournant, susceptible de satisfaire tout le monde.

À dire vrai, il faut d’ailleurs concéder que seule une partie des ouvriers s’intéressait à ce qu’elle avait dans son assiette – la plupart grognaient devant la platée et eussent indifféremment avalé du plâtre ou du caviar, ne voyant dans l’acte de manger que la résolution d’un besoin physiologique. Mais ce n’était pas cette majorité silencieuse qui faisait l’opinion. En effet, il existe dans le monde ouvrier des hiérarchies tacites qui trouvent leur origine dans la fierté du tour de main, le goût du travail bien fait, le respect de l’artisanat, l’expérience accumulée, l’effacement de l’individuel dans le collectif. Aucune de ces vertus ne pouvant être feinte ou imposée, ce sont ceux qui en sont naturellement dotés qu’on écoute, qu’on respecte et qu’on suit, sans aucune contrainte ni obéissance. Ceux-là sont les seigneurs qui fascinent depuis toujours les révolutionnaires petit-bourgeois, ceux-ci qui s’imaginent qu’on peut produire ce genre de pépites à la chaîne, dans un système totalitaire, où tout serait pensé et mis en place au soi-disant service des vertus civiques (et où l’on finit toujours, un jour ou l’autre, par compter les morts et les prisonniers, sacrifiés sur l’autel du grand œuvre).

La provende d’Hippolyte semblait sans limites, Dejazet, obsédé par ses délais, ne rechignait pas à la dépense et lui avait donné un confortable budget. Bientôt, cela se sut dans Alger et, dès l’aube, des marchands de toutes origines venaient proposer directement leur marchandise à l’hôtel. Quand il les croisait, Flunchet les refoulait sans ménagement, les ayant en horreur.

Pour se faire comprendre, Hippolyte embaucha à son service, un jeune garçon d’une dizaine d’année que tout le monde connaissait car il traînait dans les rues d’Alger depuis sa naissance. Le gamin s’appelait Joseph. Il était né des amours tarifés d’une émigrée mahonnaise, morte quand il avait eu ses huit ans, et d’un type, on avait même jamais su qui c’était – mais ça devait être un Suisse ou un Allemand, un gars du Nord en tout cas, car Joseph était roux comme un automne chez les érables. L’arsouille fut engagé comme garçon de courses et ne tarda pas à devenir une sorte de mascotte pour tous ceux qui travaillaient au Grand Hôtel (Flunchet excepté, bien entendu).

La suite lundi, dans un nouvel épisode.