Premier épisode
L’absence
L’eau se faisait rare : plus d’un mois qu’il n’était tombé de pluie.
Au début de la sécheresse, entêté comme en amour, on ne s’était pas figuré les conséquences de cette disparition. On ne s’était pas inquiété. Au détour d’un hasard, on pouvait encore humer l’odeur fraîche de l’eau. On pouvait donc s’imaginer son retour, se dire qu’on pourrait l’attraper à la bonne occasion, la retenir par la manche, lui faire entendre raison.
C’est qu’on la savait cachée dans les nuages, la boudeuse. Était-ce de notre faute ? On avait sans doute un reste de mauvaise conscience car durant les mois d’hiver, on s’était allé quelque fois à espérer sa disparition, à la maudire, à lui préférer le soleil ou, plus naturellement, à ne pas y faire attention. On ne pouvait s’empêcher de penser que c’était peut-être dans cette étourderie d’amant comblé qu’il fallait chercher la cause de la bouderie. On y pensait même avec le sourire : quand même, quel sale caractère ! est-ce qu’elle n’exagérait pas un peu la punition ? On lui promettait la lune, des attentions constantes, on avait des projets de jardinier à Babylone. Fière au balcon et sourde aux mandolines, la pluie ne répondait pas.
En juin, on repérait déjà plus difficilement ta présence, face à l’aube immense ou en début de soirée. On se souvenait de ton passage au tracé des petits torrents qui entaillaient jadis le flanc des collines mais chaque jour, la chantante cicatrice que tu avais déposée dans le creux des ravins s’estompait.
L’herbe brunissait et cédait la place à des épis brûlés, cassants. Abasourdis par l’absence violente, les oiseaux ne volaient plus que dans l’ombre. Les chiens, les chats, les petits rongeurs, toute cette foule animale rasait les murs poussiéreux, rongés par le vent d’Égypte ou celui du désert, qui léchait la ville de ses flammes brûlantes et accentuait la morsure du soleil.
On commençait de contempler le rien, ce qui lassait très vite. Mais se lever ? déambuler ? philosopher sous les portiques ? Macache bono : chaque effort était douloureux. Oh, ce n’était pas tant qu’on suait – il faisait beaucoup trop chaud pour cela -, c’était qu’on était essoufflé en permanence, à chaque changement de rythme. Et le soleil partout vous écrasait de son poids lumineux. Regarde, disait-il, je suis le maître de la lumière et de l’ombre (il fallait sécher le linge bien à plat pour éviter la zébrure des tissus), rien dans ce monde n’échappe à mon empire.
Hébété, il avait rapidement abdiqué et s’était soumis à ce pouvoir sans limite. Les premiers jours, aux terrasses ombragées, elles évoquaient encore les rivières paresseuses, les prairies grasses et perlées, les cerises luisantes – toutes les illustrations d’un printanier songe métropolitain. La réalité nous détrompait au réveil. Vous passiez dans les rues, leviez les yeux au ciel et aperceviez, en haut des pignons, l’hématome éclatant que le poing du soleil causait aux murs de chaux. Baisse les yeux, presse le pas ; dès que tu quittes l’ombre, tu se sens frappé d’abord, englué ensuite et ne fuis qu’à grandes difficultés. Je rattrapai mon souffle, ébloui, et voyais toujours danser mille soleils sous les paupières mi-closes.
Dans ces conditions, le service au fourneau était une torture de chaque instant. Dubois travaillait torse nu. Il n’avait trouvé d’autre moyen de se rafraîchir que de se plonger la tête et le torse à intervalles réguliers dans un grand baquet d’eau de mer, que le jeune Joseph allait chercher au port à dos d’âne. Toutefois, Dubois dut bientôt abandonner cet expédient, qui lui laissait la peau craquelée.
« C’est pour ça, alors ? C’est pas pourquoi je t’ai dit que l’Eugénie elle a dit à La Norine qu’elle t’avait vu et qu’elle a dit que tu étais bien fait ?
– T’es vraiment un fripon, toi, et tu traînes partout. Allez, fiche le camp, je vais faire le pain.
– Je peux rester, dis, je peux rester ? Allez…
– Bon. Mais tu te mets là, d’accord ? Et tu ne fourres pas tes pattes partout ! »
La suite demain, dans un nouvel épisode.