Chapitre trois : Ce que l’on peut avec ce que l’on a (5/5)

Mis en avant

Cinquième épisode

Dans les baraques

Avant même que le bateau eut fini d’accoster, Pujols en descendit en trois bonds. L’âge n’avait pas encore entamé sa robuste constitution et il effectua sa réception d’un jarret assuré. Carles, qui le secondait en toutes occasions, l’attendait comme prévu sur le quai. Les deux hommes se saluèrent d’une cordiale accolade, échangèrent quelques mots et prirent chacun une direction différente.

Carles se dirigea vers le bateau et, au fur et à mesure que les émigrants en descendaient, les fit s’attrouper un peu à l’écart. Quand tous furent descendus, il leur expliqua qu’il s’agissait en premier lieu de les amener aux baraquements. Là, on leur donnerait le gîte, une collation et ils pourraient commencer à chercher du travail. On cherchait des pêcheurs, des maraîchers, des manœuvres habiles à manier la pelle et la brouette, enfin des maçons et des tailleurs de pierre ; les femmes s’occuperaient des tâches domestiques.

Quant à Pujols, visiblement très contrarié par la conversation, il prit directement le chemin de la porte Bab Azoun. Carles venait de lui annoncer que les instructions qu’il avait laissées à son départ n’avaient pas été scrupuleusement suivies. C’était une entorse à son autorité qu’il ne pouvait tolérer. Cependant, lorsqu’il eut franchi la porte qui donnait hors les remparts, il composa une tête avenante et un sourire de façade : il était maintenant dans son royaume et, en bon monarque, se devait d’accueillir avec bonhomie les marques de déférence qu’on lui accordait. Partout les gens le voyaient, le saluaient, venaient lui toucher les mains. D’un air affable, il prenait des nouvelles, donnait des instructions, il semblait connaître et être connu de tout le monde.

Quelques minutes plus tard, secondé par deux colosses qui étaient restés debout derrière lui, il était assis à la table de sa baraque lorsque six jeunes types y entrèrent, l’air contrit. Le Senyor Pujols leur demanda d’une voix sèche lequel d’entre eux avait convaincu les autres de travailler pour La Gouse. Comme aucun ne répondait, il reposa la question en haussant le ton. Il vit un doigt qui désignait le plus petit d’entre eux, un type de Figuières dont la tête ne lui était jamais revenue. « C’est mon droit, balbutia le petit homme, c’était mon droit. On a le droit de travailler pour qui on veut ! On nous a dit qu’on aurait double paye. »

Pujols regarda l’homme dans le blanc des yeux et se leva de sa chaise. « Des droits ? Le droit de quoi d’abord ? Le droit d’accepter n’importe quel travail, à n’importe quel prix ? Le droit de rompre les principes de solidarité ? Le droit de se faire exploiter ?  » Tout à coup, Pujols se mit à hurler. « J’avais donné des instructions, dix sur le chantier, maximum. Si ce clampin de Français voulait des bras, il devait venir ici, et négocier ! Double paye, la belle affaire, c’est trois fois plus que je voulais demander ! Pour vous ! C’est pour cette raison que je suis parti, pour le faire patienter un peu, qu’il soit mûr ! Et vous, oiseaux sans cervelles, vous foutez tout par terre. Vous étiez prévenus ! Alors vous cinq, vous disparaissez, avec vos familles, vos frusques, votre bêtise… Vous ne me devez rien mais je ne veux plus vous voir ! Il y a de la place à Bab-el-Oued pour des balourds de votre genre. Quant à toi, Salvador, tu connaissais le tarif ! Maintenant, vous cinq, foutez le camp, dégagez avec vos greluches et votre marmaille, dehors ! »

Les cinq hommes déguerpirent sans demander leur reste. Ne restaient plus maintenant dans la baraque que Pujols, ses deux sbires et le petit homme qui tripotait nerveusement sa casquette en velours. Pujols se dirigea vers la porte, passant si près de lui qu’il manqua de l’effleurer. L’homme fit un petit geste de recul, épouvanté. Pujols s’arrêta sur le seuil et se retourna. « Vous lui cassez les deux bras, dit-il à ses lieutenants, puis vous me foutez ça dans la première barque, débarquez-moi ça à Oran, je ne veux plus en entendre parler. Et vous vous arrangez pour que ce Dejazet sache que je suis revenu. Qu’il vienne ici, on va pouvoir causer affaires. »

La suite lundi, dans un nouveau chapitre.   

Chapitre trois : Ce que l’on peut avec ce que l’on a (4/5)

Mis en avant

Quatrième épisode

alger, destination finale

Le lendemain, Louis Pujols commença le ramassage. Dans le sens inverse de sa tournée promotionnelle, il s’arrêta à nouveau dans quelques uns des petits ports de la côte catalane. C’était une activité qu’il avait toujours détestée et qu’il effectuait le visage fermé. Lui qui ne s’était jamais senti d’aucun lieu, il ne comprenait pas l’attachement viscéral que les paysans éprouvaient pour leur terre de misère. Il voyait monter les passagers sans mot dire, comme si la gravité de la situation les condamnait au silence. Les bagages, fort maigres au demeurant, passaient de main en main et finissaient sous les menuiseries de la proue et de la poupe. Lorsque ces espaces furent pleins, les gens s’assirent sur leurs paquets.

Comme de coutume, l’ambiance fut morne. La plupart des exilés volontaires cachaient mal leur désarroi, certains pleuraient, d’autres, le menton posé sur leurs mains en coupelle, regardaient s’éloigner les côtes ibériques sans dire un mot. Personne ne l’eût sans doute toléré, d’ailleurs, même les quelques enfants restaient silencieux. Le soleil tapait dur et les boissons étaient rationnées, ce qui ajouta à l’inconfort. Chaque mouvement provoquait une onde parmi tous les passagers, tant les pauvres gens manquaient d’espace. Bientôt; lorsque certains d’entre eux durent faire leurs besoins ou furent malades, la promiscuité devint plus gênante encore.

Enfin, après de très longues heures de navigation, l’île de Minorque apparut aux voyageurs. C’est là, à Port-Mahon, que les malheureux changèrent d’embarcation et montèrent dans une grosse barque de pêche. D’autres migrants les y attendaient. Ce bateau était infiniment moins rapide et élégant que le cotre de Pujols, mais convenait mieux pour la traversée de la Méditerranée occidentale. L’atmosphère générale s’adoucit un peu.

On entama la traversée au crépuscule. Pour une mission dont il ne dit rien, Pujols laissa le cotre aux mains de son complice et monta également à bord. Le capitaine lui céda l’usage de sa propre cabine, presque entièrement invisible sous le mât principal, et s’en alla coucher sur le pont, au milieu des émigrants. Pour la première fois depuis longtemps, Pujols dormit du sommeil du juste. Libéré de ses attaches, il dérivait au gré de courants oniriques. Dans sa cabine, ce n’était pas le grincement des gréements qui accompagnaient ses rêves paisibles, mais bien le crépitement du brasier qu’il avait laissé derrière lui, au pays de son enfance.

Après une journée et une nuit en mer, le matin du deuxième jour, une ligne verte vint barrer l’horizon bleu, on se passa le mot qu’il s’agissait des montagnes d’Algérie ; l’heure était à l’espérance. Certains des passagers s’agenouillèrent et, ayant joint les mains, s’abîmèrent dans de longues et silencieuses prières. Rien n’énervait plus Pujols que ce genre de simagrées, qui lui rappelaient sa mère.

La suite demain, dans le prochain épisode

Chapitre trois : Ce que l’on peut avec ce que l’on a (3/5)

Mis en avant

Troisième épisode

La cabane du pêcheur

L’expédition d’Alger avait marqué le début de la fortune de Pujols. L’homme, qui s’était trouvé par hasard à Port-Mahon durant les quelques jours qui avaient précédé le départ de la flotte, parlait indifféremment français et catalan, maîtrisait les usages en vigueur dans la troupe et connaissait certains détails de la côte algéroise, propres à intéresser l’état-major de l’expédition. Autant dire qu’il avait su se rendre utile. Et populaire, car ce vétéran de Waterloo avait eu l’audace de ne pas accorder un seul regard au chef nominal du corps expéditionnaire, le traître et détesté général de Bourmont (chouan qui avait tourné casaque et rejoint les rangs des coalisés la veille de la bataille de Ligny, dernière victoire de l’Aigle).

Depuis lors, celui qui se faisait appeler Louisse avait été de tous les bons coups. Accompagnant l’armée comme une âme damnée, il percevait un modeste bénéfice sur chaque opération qui requérait ses bons offices. Il fut rapidement riche mais le dissimula avec beaucoup d’astuce et de prudence.

Officiellement, il travaillait pour la France, rendait service et, car il était tout de même attaché à l’amélioration du sort de ses compatriotes, défendait les intérêts des émigrés catalans. De loin en loin, il revenait au pays. il y embrassait sa vieille mère, veillait à ce qu’on regarnît le toit de sa chaumière de roseaux fraîchement coupés et lui laissait la plus grosse partie de ses gains, en pièces d’or.

L’ancêtre, deux mille ans de résolution paysanne sous la corne de ses pieds nus, n’aurait jamais livré le grain, même sous la torture. Elle enterrait le magot en un coin connu d’eux seuls et regardait repartir son fils sans un mot. Elle s’essuyait les mains sur son tablier. Elle avait des mains brunes, aux jointures noueuses, la peau brune tannée par le grand soleil salé. Elle n’avait besoin de rien (mais d’où venait alors ce sentiment de gêne qui s’emparait de son fils, à chacun de ses départs ?). Elle était morte un matin de ne pas s’être réveillée, Pujols l’avait appris un matin de printemps. Comme il ne voulait jamais se laisser conduire par un sentiment qui eût pu relever du sentimentalisme, il décida que c’était moins la fin d’une époque que le début d’une autre.

Par conséquent, ce soir-là, Pujols avait pris seul le chemin de la paillotte. Depuis la mort de sa mère, il avait veillé à ce que tout restât en place. Au crépuscule, il avait suivi un chemin qui serpentait sur une digue et s’était arrêté à l’exact emplacement de la première chaumière dans laquelle il avait demeuré. Là ne s’élevait plus qu’un petit saule, aux branches tortueuses. Pauvre arbre, nain et biscornu, ce n’était pas le vent qui avait ralenti ta croissance : deux fois par an, des mains résolues tranchaient tes racines, déterraient un petit coffre et y cachaient quelques pièces d’or !

Une fortune que Pujols déterra pour la dernière fois. Il vida le contenu du coffret dans une grande besace qu’il portait à son flanc. Ensuite, il revint à la cabane qu’il observa longuement. Il se dit que quelque chose avait changé depuis son dernier passage, mais ce n’était pas dans sa structure ou son implantation le long de l’étang saumâtre qu’il fallait chercher la différence : c’était dans le regard qu’il portait sur elle. Il prit son briquet en poche, alluma un petit fagot et bouta le feu à la fragile construction.

Puis s’en revint à son bateau, ne se retournant même pas pour jeter un dernier coup d’œil au brasier qui crépitait – gerbes de feu, paillettes d’or – en direction de la nuit bleue.

La suite demain, dans le prochain épisode