On a écrit à l’époque beaucoup de choses déplaisantes sur la colonie. Des auteurs contemporains se sont inquiétés du coût effarant des opérations. Il est vrai que colons et militaires tombaient comme des mouches et que le bénéfice qu’on pouvait en retirer était nul, si ce n’est d’un point de vue diplomatique. Seuls les pillages consécutifs aux combats assuraient un gain financier, mais fort aléatoire, et qui n’intéressait que les militaires qui le pratiquaient. Depuis la mise à sac d’Alger et la disparition du trésor de la Casbah, c’était bien simple : il n’y avait plus que des miettes à picorer. C’est dire si certains esprits chagrins ne se privaient pas pour critiquer un projet qu’ils jugeaient insensé, indigne des valeurs qu’il était censé porter. Nous sommes allés là-bas pour civiliser les barbares, disaient certains, nous sommes devenus plus barbares qu’eux.
Ainsi que de coutume, l’État se trouvait embarrassé de ces critiques. On ne pouvait compter que sur l’esprit d’initiative, le goût de l’entreprise et l’impartialité de certains parlementaires pour ramener un peu de mesure dans ces polémiques incessantes, alimentées d’abord par les artistes et les philosophes, relayées ensuite par la clique des journalistes vendus à l’adversité. Comme d’habitude, les donneurs de leçon ne connaissaient rien à l’affaire et la présentaient à leur sauce. Non, il y avait une autre vérité, qu’on ne voulait pas voir ! Des opérations militaires étaient certes en cours, mais elles avaient pour but de protéger les habitants de la colonie – en ce compris les indigènes – était-ce illégitime ? fallait-il laisser le champ libre aux égorgeurs ? Quant aux budgets consacrés à la colonisation, c’était un investissement qui rapporterait à chacun, plus tard. Il y allait également du prestige de la France. Les détracteurs de l’entreprise, qui ricanaient devant les soi-disant énormes bénéfices des gros industriels et actionnaires, n’étaient en somme que des sycophantes, dont il fallait à toute force contrebattre l’insidieuse influence.
C’est dans ce but qu’avait été créée la Société Coloniale d’Alger, pourvue des majuscules nécessaires à son rang. Il fallait porter une voix ; il s’agissait de défendre la vérité et de réfléchir sur les moyens d’arriver au but final, qu’on allait justement définir ; un travail de première ligne ! Hardi les gars ! Hauts les cœurs ! Besogne de l’ombre, peu valorisante, mais tellement nécessaire ; comme qui dirait les mains dans le cambouis : on était loin de la poltronnerie des pantouflards de la mauvaise conscience.
Les colons n’étaient pas des ingrats : après son coup d’éclat, Théophraste Bretesche de Saint-Maur fut élu président de la Société à l’unanimité. Il avait clos une interminable salve d’applaudissement furieux par une fulgurante adresse. « Mes amis, votre confiance m’honore. Je m’engage à ce que vous ne le regrettiez pas. En cette soirée, des agapes méritées nous attendent… Que chacun en profite car un long travail nous attend et dès demain, nous porterons en pleine lumière les intérêts de notre cause ! »
Depuis son arrivée en 1834, la colonie devait beaucoup à Monsieur le Procureur-général Saint-Maur. Son sens des responsabilités et sa capacité à résoudre les problèmes un par un avaient fait merveille. Les généraux, les administrateurs, les envoyés spéciaux, les intendants, les commissaires, tous s’étaient succédé en un étourdissant ballet, lui était resté, non seulement sur place, mais encore tel qu’on le connaissait, débonnaire et toutefois inflexible.
Théophraste Bretesche de Saint-Maur était connu pour être l’homme du progrès. D’ailleurs, n’était-il pas arrivé à bord d’un des premiers vaisseaux à vapeur qui effectuaient la liaison entre Toulon et Alger ? Sa tâche était alors immense, puisqu’il avait pour mission de faire régner la justice dans les territoires de l’ancienne Régence. Nous ne ferons pas ici la liste des réalisations du grand homme mais soulignons tout de même que la colonie lui devait notamment la collection d’un corpus judiciaire indigène, la création des tribunaux maure et israélite, l’application du droit métropolitain aux colons français et l’installation d’une magistrature complète, siège et parquet.
Cependant, ce n’est pas à ces notables résultats que Bretesche de Saint-Maur devait sa réputation et sa popularité mais à une anecdote qui en dit long sur son caractère ferme, juste et résolu. L’affaire s’était déroulée au début de 1842, quand un indigène, au prétexte qu’il avait été spolié de sa propriété, s’en était pris à un négociant bordelais. Celui-ci n’avait eu la vie sauve que sur l’intervention de son nègre, qui s’était interposé, recevant à la place de son maître le coup de couteau qui lui était destiné. L’infortuné domestique avait expiré deux jours plus tard (non sans avoir été in extremis affranchi par son maître, l’anecdote est trop touchante pour ne pas être relevée). L’odieuse tentative d’assassinat fut cependant justement châtiée et le coupable condamné à mort. L’exécution fut fixée sur l’esplanade de Bab-Azoun et au jour dit, une foule nombreuse vint assister au spectacle. En sa qualité de Procureur-général, Saint-Maur était assis au premier rang. Malheureusement, les choses ne se passèrent pas comme prévu. Le bourreau fut incapable de trancher la tête, la lame du yatagan ayant rebondi sur l’échine du criminel. On raconte que celui-ci dut personnellement invectiver le bourreau maladroit pour qu’il se ressaisisse. Quoi qu’il en fût, la tête ne chut qu’au douzième coup, ce qui provoqua des murmures dans l’assemblée, ainsi que l’évanouissement de madame Michalou, la femme du plus riche négociant de la place.
L’exécution finie, Saint-Maur quitta l’esplanade sans un mot. Le soir-même, il se rendit chez les Michalou. Là, au nom de la France, il présenta ses excuses les plus sincères et jura sur la bible qu’un tel spectacle ne se reproduirait plus jamais. Quelque temps plus tard, il descendit vers le port en grande escorte. Il fit le mystérieux lorsqu’on débarqua une caisse oblongue, qu’il surveillait comme une mère son nouveau-né. Et trois mois jour pour jour après l’incident, miracle ! Une guillotine flambant neuve s’élevait sur l’esplanade, expédiant sans incident et avec une prestesse étonnante les bénéficiaires de l’instrument de haute justice et de progrès. Saint-Maur avait tenu parole.
Dans le Moniteur algérien, journal officiel de la colonie, 13 mars 1835, numéro 163, quatrième année
Le prince Pukler Muskaw (…) vient de faire une excursion dont les détails remplis d’intérêt sont propres à répandre un nouveau jour sur les mœurs et le caractère des Arabes.
Personne depuis l’occupation n’avait encore pénétré aussi avant dans les terres, et l’on voit avec surprise trois Européens s’avancer, presque sans escorte, au milieu de tribus que l’on supposait plus ou moins hostiles, et en recevoir l’accueil le plus hospitalier. Cette excursion peut contribuer à rectifier nos idées sur un peuple que l’on est disposé à se représenter comme essentiellement vénal, sans aucun sentiment de moralité et de dignité individuelle. (…)
Le 27 février, le Prince, M. Habaïby et M. Haukman, major au service Belge partirent d’Alger sous l’escorte de quatre Arabes. Ils traversèrent la Mitidja, en se dirigeant vers la tribu de Beni-Moussa qui occupe une partie de la plaine vers son centre et s’étend sur les pentes du Petit-Atlas. Partout leurs regards furent frappés de l’énergie d’une végétation libre, sauvage mais vigoureuse, qui annonce tout ce que l’intelligence de l’homme laborieux peut attendre de ce sol lorsqu’il l’aura fécondé par ses travaux et que les marais qui couvrent certaines parties de ses surfaces auront été desséchés. Vers le soir ils arrivèrent chez le caïd de la tribu qui leur offrit l’hospitalité. Après un repas modeste mais offert avec cordialité, il les conduisit sous un gourbi (chaumière en torchis couverte de paille) dans lequel on avait étendu des nattes et des tapis, pour y passer la nuit.
Le lendemain, ils parcoururent la plaine jusques aux premières rampes de l’Atlas et ils virent avec surprise que tout le territoire qui se prolonge à la base des montagnes est partout cultivé en céréales. Un beau Haoutch (ferme) situé dans la plaine et appartenant à un turc de Belida, fixa leur attention ; les jardins étaient plantés de superbes orangers dont les fermiers s’empressèrent de leur présenter les fruits.
Arrivés à midi à Hadrah, ils y furent reçus par les Arabes qui les attendaient avec un déjeuné de couscoussou ; ce repas fut pris sur le gazon au pied de quelques beaux arbres qui couvraient de leur ombrage les cabanes voisines Ils s’arrêtèrent ensuite au marché de la tribu désigné sous le nom de Souk-el Arbah (marché du mardi). C’est une campagne isolée, où les Arabes se réunissent toutes les semaines pour faire leurs échanges : ce lieu est remarquable par sa belle végétation, par son ruisseau limpide et par trois magnifiques palmiers qui s’élancent d’une même souche.
Le caïd de Kachna était venu au devant des voyageurs, jusques à Hadrah, avec quatre hommes qui devaient les accompagner ; ils parcoururent le territoire de cette tribu et ayant été surpris par une forte pluie ils arrivèrent tard sous le gourbi que le caïd avait fait disposer pour les recevoir.
On servit un souper splendide dont on sera peut-être bien aise de connaitre le menu. Le repas se composait de couscoussou, de pilau au mouton, de poulets rôtis, de dolmen (choux farcis avec du riz et des viandes hachées), des œufs en quantité, une espèce de ragoût de mouton avec des amendes, des marrons, et du sucre, du pain arabe, des crèpes ou galettes cuites à la poèle, enfin un plat de viandes préparées avec des œufs, du lait, des artichauts et du jus de citron ; nos voyageurs ne furent point fâchés de faire connaissance avec ce dernier mets, qu’ils trouvèrent délicieux. L’on voit que les Grimod de la Reynie, les Brillat-Savarin ont des émules au pied de l’Atlas.
Ce repas tout magnifique qu’il était, eut paru à nos Européens par trop patriarchal, s’il eut été arrosé de l’eau limpide des ruisseaux ; mais le prince y avait prudemment pourvu ; ses cantines chargées sur deux mulets étaient remplies de vin de Bordeaux et de Champagne ; ils ne manquèrent pas pendant tout le voyage ; les Arabes en goutèrent sans trop se faire prier, l’on but à la santé du Gouverneur et le caïd de Beni-Moussa daigna en accepter deux bouteilles. C’est toujours un commencement de civilisation.
Le lendemain l’on fut visiter l’emplacement du marché de la tribu de Kachna qui se tient dans un lieu nommé Souk-el-Jema (marché du vendredi) au pied de l’Atlas et dans une belle situation.
L’on se dirigea ensuite, à travers le Petit-Atlas, vers le mont Hammal, le plus élevé de toute la chaîne d’après les Arabes. C’est cette montagne que l’on voit d’Alger dominer toutes les autres crètes vers le sud-est.
Cette partie de l’Atlas couverte de cultures, de villages, de hameaux répandus dans les vallées et sur les flancs des montagnes, offre des aspects enchanteurs ; en contemplant cette belle contrée, en songeant à l’hospitalité de ses habitans, l’on ne peut s’empêcher de penser que ces vallées ignorées recèlent encore des vertus, que cette terre eut sa période de gloire, qu’elle rappèle de beaux noms et d’illustres souvenirs et que si sa grandeur passée n’existe plus elle peut renaître sous un gouvernement habile qui saurait lui préparer de nouvelles destinées.
(…)Une vallée dont la beauté surpasse tout ce que les voyageurs avaient vu jusqu’alors, s’étend du pied de l’Atlas jusques vers le rivage de la mer dans une étendue de trois lieues de long sur trois quarts de lieue de large. Une végétation brillante d’éclat et de fraîcheur couvre partout un sol heureusement accidenté, et sur lequel on voit errer de toutes parts de nombreux troupeaux de bœufs, de moutons, de chèvres, etc.
Le lion, la panthère, le chacal, sont assez communs dans cette partie de l’Atlas ;ils causent souvent de grands ravages parmi les troupeaux. Cachés le jour dans les interstices des rochers, ils en sortent la nuit pour s’élancer sur leur proie. Les habitants ne redoutent nullement ces animaux qui fuient la présence de l’homme ; ils leur font une guerre continuelle et ordinairement à l’affut. Leurs riches fourrures offrent, en quelque sorte, une compensation des dégâts qu’ils occasionnent.
Il y a une quantité immense de ramiers ; le gibier est dans une prodigieuse abondance. Les perdreaux, les lièvres forment une partie de la nourriture des habitans.
Le pays est généralement peu boisé ; l’on voit cependant beaucoup de palmiers, d’oliviers, d’arbousiers, etc. Les aloës et les cactus sont sur leur sol natal ; ils servent ordinairement à clore les héritages.
(…)Les voyageurs couchèrent près de la Rassouta chez un Cheïk arabe, ancien palfrenier en chef de la ferme du Dey ; ces fonctions de palfrenier n’avaient rien de dégradant, elles étaient au contraire très honorables et très lucratives. Ce Cheïk est un homme très remarquable ; ses manières solennelles, son maintien grave, son geste dramatique sont en parfaite harmonie avec sa taille élevée et noblement drapée du bournous, sa physionomie caractéristique, sa barbe noire ; tout cet ensemble en impose et ce grand air de dignité le suit partout, ce n’est que par un geste qu’il donne ses gestes à ses gens.
Il désigna au Prince un Gourbi qui avait été divisé en deux parties, l’une pour les hommes et l’autre pour les chevaux ; la première fut selon l’usage couverte de nattes et de tapis et le Cheïk après avoir fait servir un excellent repas à ses hôtes vint partager leur logement où il passa la nuit avec eux.
Le lendemain, l’on se rendit à la Maison-Carrée à travers les ronces qui couvrent le sol, et de là au fort de l’Eau garfé par Ben-Zegri avec ses arabes de la tribu des Harribi : il loge au fort qui est bien entretenu. Les indigènes habitent aux environs sous des tentes de poil de chameau ; ce fut le seul endroit de la route ou les voyageurs aperçurent des femmes arabes.
Enfin après une absence de sept jours, passés au milieu des Arabes, ils rentrèrent à Alger le 7 mars.
Al. D.
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