Chapitre cinq : D’un maître l’autre (1/5)

Mis en avant

premier ÉPISODE

Fluctuat nec mergitur

En quelques années, Benjamin Zafrani était devenu le membre le plus éminent de la communauté israélite d’Alger, ce dont il tirait une grande fierté.

En 1830, à douze ans, il était comme tout le monde monté sur les remparts de la Casbah pour profiter du spectacle. Au franc soleil de midi, il avait vu la flotte française dans sa majesté. Des centaines de bâtiments de guerre cinglaient droit vers la cité. Les Algérois étaient prêt à en découdre et l’apparition des vaisseaux fut salué par des youyous, des imprécations martiales et des moulinets de yatagan. Ce genre de visites était presque coutumière et servait de représailles aux activités corsaires de l’imprenable cité. Toujours les chrétiens avaient été repoussés.

Ce jour-là, quelques bordées avaient déjà été tirées sans dommage lorsque les navires avaient soudain obliqué vers le couchant avant de disparaître. Les infidèles refusaient-ils le combat ? Non, ils débarquaient les soldats du corps expéditionnaire à quelques encablures, près du petit port de Sidi Ferrouch.

Monsieur Zafrani se souvenait de ces jours d’angoisse et d’exaltation. Il avait vu les soldats du dey, venus de tous les coins de la Régence pour mener la guerre sainte, quitter la ville pour se porter au devant de l’armée française. Il avait entendu le récit de leurs charges héroïques, brisées par la ligne de feu des chrétiens. Les misérables avançaient sans gloire, comme une marée résolue, s’accrochant à chaque pas gagné puis, de là, bondissant vers le rocher suivant. De proche en proche, en trois longues semaines d’agonie, les Français étaient entrés dans la ville.

Ensuite, rien ne s’était passé comme prévu.

Contrairement aux engagements signés, la ville avait été mise à sac. Les soldats ennemis s’étaient rués vers un butin facile, repoussant devant leurs baïonnettes les habitants en fuite. Ce furent quelques jours d’un pillage dont personne ne voulait plus parler. Les Français avaient tout pris, ne laissant en contrepartie que la honte : il fallut bien la ramasser au milieu des débris. Vidée de sa richesse et de sa population, Alger l’imprenable, Alger la bien-gardée, Alger la Joyeuse se prosterna devant ses nouveaux maîtres, honte accrue.

Au sortir du désastre, seuls les Algérois de confession israélite tirèrent leur épingle du jeu. Le statut inférieur que leur imposaient les Français valaient somme tout mieux que le précédent. C’en était fini de leur infamant costume, de la jizya et des tâches subalternes : ils jouaient dorénavant à partie égale avec leurs concitoyens musulmans. C’était presque comme si les catholiques étaient devenus tolérants !

De surcroît, les Algérois musulmans avaient courbé l’échine mais n’avaient pas abandonné tout espoir de voir partir les Français. Ils chargèrent donc les juifs assurer le rôle de courtier, tant le contact avec les soudards infidèles leur répugnait. Isaac Zafrani y avait trouvé le moyen de maintenir la prééminence de sa famille.

La suite demain, dans un nouvel épisode.

Chapitre cinq : D’un maître l’autre (0/5)

Mis en avant

D’Urbain Dejazet à Monsieur Tasson-Lavergne, Compagnie Marseillaise des Colonies et du Levant.

Alger, le 14 novembre 1847,

Monsieur le Directeur,

C’est avec le plus grand plaisir que je prends la plume pour vous donner des nouvelles de l’avancement du chantier. Les travaux du rez sont maintenant presque achevés, grâces soient rendues à l’armée et à ses bataillons disciplinaires ! J’ai interrogé l’architecte selon vos recommandations : d’après lui, il sera bien possible de poser une couverture temporaire faite de bois, de manière à ouvrir le café, le restauration et le cleube-house avant la fin des travaux de l’hôtel ; cette sorte de palissade cacherait en quelque sorte les travaux de l’étage. (Malheureusement, nous manquons encore de bois de construction et de charpentiers, mais j’y reviens dans la suite de cette lettre.)

Les matériaux nécessaires à la décoration de la façade et du restaurant sont arrivés le mois passé et sont conformes à la commande. J’ai pris la liberté de faire parvenir du Carrare pour le pavement du vestibule en alternance avec le marbre noir de Dinant déjà reçu. Je dois cette occasion à Monsieur le Procureur général Bretesche de Saint-Maur, qui supporte admirablement notre entreprise. Depuis qu’il s’intéresse aux travaux, tout semble plus facile et je ne peux que me réjouir de son soutien.

Il faut avancer au plus vite le recrutement de tous les ouvriers que vous pourrez trouver pour la décoration du bâtiment. J’estime les besoin à cinquante ouvriers qualifiés, ce qui est plus que prévu mais le prix à payer pour terminer le chantier de l’hôtel dans un délai raisonnable. Je ne peux qu’attirer votre attention sur le fait que le meilleur choix consiste en ouvriers florentins ou génois, si nombreux à Marseille. Le climat est tant délétère à Alger qu’un homme du nord n’y résiste pas et tombe assez vite dans la fainéantise.

Quant à compter sur la main d’œuvre locale, il faut définitivement y renoncer. J’ai tenté, sur les conseils de Monsieur de de Saint-Maur et par l’entremise de M. Zafrani, marchand local, de recruter des maçons, charpentiers et plâtriers indigènes mais tous ont refusé, pour des raisons obscures – il semble que les pratiques superstitieuses ont encore cours chez les premiers habitants de ce pays et que l’emplacement de notre bâtiment soit visé par une malédiction ! Quoi qu’il en soit, cet échec n’est que tout relatif, étant donné qu’aucun indigène ne maîtrise les techniques modernes de construction et qu’à ma connaissance, aucun d’entre eux ne s’y intéresse – ces gens semblent préférer la répétition d’un geste immémorial à tout apprentissage de la nouveauté, je ne sais s’il faut y voir le signe de la paresse ou une preuve de sagesse.

Et pour ce qui est de faire appel une fois encore aux ouvriers de M. Pujols, je ne m’y résoudrai que contraint et forcé. Ce coquin veut me faire payer le triple de ce que je propose pour la main d’œuvre et les matériaux. C’est une honte que notre administration laisse prospérer de pareils filous, qui s’enrichissent à la faveur de toutes les difficultés qui se dressent dans ce pays devant l’entrepreneur français !

Voilà pourquoi j’insiste encore une fois sur la nécessité d’embaucher au plus vite une escouade entière de charpentiers et de maçons (cfr supra).

Monsieur Flunchet est arrivé par le bateau de la semaine dernière, avec sa batterie complète. Il ne cesse depuis de maugréer contre la cherté des produits mais semble satisfait de leur qualité. Il m’a assuré qu’il procéderait sans tarder à l’établissement de la carte des vins. Je n’ai pas encore eu l’occasion de goûter sa gastronomie mais je puis vous affirmer que le tout-Alger l’espère comme moi au plus vite – ceci fait, je ne manquerai évidemment pas de vous en donner des nouvelles !

Je termine cette lettre en espérant qu’elle vous trouve, ainsi que votre épouse, dans le meilleur état de santé. J’ai eu des nouvelles de votre fille Irénée par monsieur l’architecte qui m’a annoncé qu’elle avait maintenant quitté le couvent. Je pense souvent avec tendresse et émotion aux entretiens que nous avons eus l’an passé lors de ma visite et je vous prie de lui remettre les plus fervents hommages de mon affection.

Dans l’attente de vos nouvelles, je vous prie d’agréer, monsieur le Directeur, l’expression de mes sentiments les plus respectueux.

Votre dévoué,

Urbain Dejazet

Chapitre quatre: La Société Coloniale d’Alger (5/5)

Mis en avant

Épisode cinquième

il en va de l’intérêt de chacun

Il fallut toute l’autorité de Bretesche de Saint-Maur pour dissuader les outragés de régler l’affaire en duel. Il fut convenu qu’une partie des dettes de monsieur de Charette serait apurée par un subside communal extraordinaire, perçue sur les transactions effectuées par les marchands de chameau, d’eau de rose et de laine filée, et que monsieur Hochdörffer céderait la chronique théâtrale à un collaborateur moins exigeant.

En ce qui concerne « Le Colombin d’Angers », le problème n’était point si grave. L’établissement appartenait à un marabout et était de longue date voué à la démolition. Il ne s’agissait en somme que de reloger le père Barbasson, ce qui se réalisa sans trop de problèmes, grâce à l’intervention des autorités militaires, qui disposaient d’une foultitude d’immeubles saisis ou en déshérence. Dans le mois, à deux pas du précédent, « le Colombin d’Angers » rouvrit ses portes et la Société Coloniale d’Alger put à nouveau offrir à ses membres les commodités que des civilisés étaient en mesure d’exiger.

Cependant, ce ne pouvait être qu’une solution provisoire, l’immeuble mis à disposition par l’armée étant lui aussi voué à la démolition en raison des travaux d’extension du port. Où aller donc ? La question fut bientôt au centre de toutes les conversations des sociétaires.

Bretesche de Saint-Maur se souvint alors d’un vieux projet dont il avait quelquefois entendu parler, lequel consistait dans l’érection d’un établissement de prestige sur la place d’Armes. Un commensal lui rafraîchit la mémoire… Quelques mois auparavant, un jeune gandin était arrivé de Marseille pour suivre les travaux. Le dit gandin, du nom de Dejazet, n’avait pas jugé opportun de se faire connaître des membres de la Société, de sorte que personne ne s’était intéressé à ses activités, encore moins de lui apporter le moindre secours. Il avait, dieu seul savait comment, obtenu le concours de quelques indigènes pour poursuivre son projet et était parvenu à faire place nette. « Ah certes, avait dit Bretesche de Saint-Maur, il s’agit de cet espace en face de la statue, certes, certes, j’ai bien constaté que des travaux étaient en train, mais il me semble qu’ils n’avancent guère. Et si nous invitions ce charmant jeune homme à nous les exposer ? »

La suite lundi, dans un nouvel épisode.