Chapitre six : Conquis par sa conquête (1/5)

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Premier épisode

Une escarmouche coûteuse

C’est au hasard de deux tempêtes qu’Alphonse Mussé de Lantrac devait son premier contact avec Alger. À Toulon, le jeune lieutenant avait embarqué à la tête de sa compagnie sur la Diane, transport de troupes qui devait le conduire à Bône.

Grand, d’une vigueur peu commune, d’un courage exemplaire, courant la gueuse et le coup de main, Mussé de Lantrac incarnait à merveille ce qu’on attendait d’un officier français de cette époque, en ce compris sabrer tout ce qu’on lui commandait sans aucun état d’âme. Guerrier impavide, c’était un homme qui allait de l’avant, aussi n’avait-il confié à personne qu’il avait une peur panique de l’eau.

Il monta sur le pont à la tête de ses hommes, le pas assuré. Les pioupious à sa suite n’avaient pas sa pudeur et transpiraient blêmes sous le shako. Ils n’en revenaient pas de la nécessité de poser le pied sur un plancher mouvant. Puant la sueur et l’oignon cru, c’étaient des provinciaux des Ardennes et de la Meuse, qui parlaient patois entre eux et ne connaissaient de la mer que la promesse que les claires rivières en faisaient, là-haut, au pays des eaux courantes.

La petite flottille dont la Diane faisait partie avait été rapidement éparpillée par un premier coup de grain, essuyé au large de l’archipel des Sanguinaires. Rendu au lieu de rendez-vous, le capitaine du navire attendit durant deux jours le restant de la flotte mais celle-ci ne l’avait visiblement pas attendu : la Diane était seule.

Ce n’était rien de grave sinon que le bateau plein comme un œuf ne pourrait compter que sur ses propres ressources pour le restant de la traversée. Le capitaine de la Diane décida en conséquence de mettre le cap sur Port-Mahon. Lantrac, s’étant rendu compte de la manœuvre s’en inquiéta. Le capitaine eut beau lui expliquer que le bateau allait contraire aux vents dominants et qu’il était sage de s’aller ravitailler à Port-Mahon, Lantrac s’en offusqua. Cette initiative était contradictoire aux ordres reçus ! Pauvre capitaine, maître à bord certes, mais proposer la prudence à Lantrac, c’était faire aveu de couardise ! Mal à l’eau, le bouillant lieutenant brûlait d’apercevoir les côtes africaines et lui fit savoir qu’il voulait conserver la trajectoire initiale. Après quelques tergiversations, le capitaine céda et remit le cap sur l’Afrique.

Le vingt-deux juillet 1837, après dix jours de traversée (soit quatre jours de retard sur la marche prévue), on aperçut enfin les côtes de l’Afrique. Il était temps car la mer semblait se gâter et que les vivres commençaient à manquer. Impatient, Lantrac faisait les cent pas sur le pont.

La tempête leur tomba dessus comme la misère sur le monde et poussa le vieux navire vers le cap Matifoux, où il manqua d’être disloqué sur la côte et perdit son gouvernail. Désemparée, la Diane avait perdu toute manœuvrabilité.

S’ensuivirent quinze jours terribles, quinze jours de misère, de faim, de maladie et de mort, avant d’apercevoir enfin le beau triangle blanc que faisait la ville d’Alger dans son écrin de collines vertes. La diarrhée régnant à bord, on ne put débarquer tout de suite – quatre hommes périrent encore dans l’intervalle, ce qui porta le nombre des pertes de la compagnie à vingt-deux hommes sur un nombre initial de cent quarante-deux. « Cette escarmouche est coûteuse » pensait le lieutenant.

Il n’était cependant pas à bout de son sinistre décompte car ce qui restait de la compagnie ne quitta le pont du navire que pour se voir intimé l’ordre de se rendre à l’hôpital militaire, d’où cent et trois soldats ne ressortirent jamais. C’est ainsi que la compagnie fut anéantie et que Lantrac se retrouva sans commandement.

La suite demain, dans un nouvel épisode.

Chapitre six : Conquis par sa conquête (0/5)

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Courrier confidentiel

Sublime Porte
Ministères des Affaires Étrangères

Le 13 8bre 1846

Monsieur le Permanent,

J’ai l’honneur de porter à votre connaissance que sa Majesté Impériale le Sultan vous recommande de recueillir et de lui faire parvenir tous les renseignements nécessaires au juste entendement des réalités actuelles concernant la nécessité de fournir des grains dans les territoires de l’ancienne Régence.

Quant à votre correspondance, je la lirai toujours avec le plus grand intérêt et le plus vif plaisir. Le placet relatif aux opérations militaires a été transmis au Grand Maréchal du palais pour être mis sous les yeux de sa Majesté Impériale le Sultan.

Agréez, Monsieur le Permanent, l’assurance de ma considération distinguée.

Chapitre cinq : D’un maître l’autre (5/5)

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Cinquième épisode

Ville vieille, lieu de mémoire

Dès le petit matin des funérailles de son père, le cortège funèbre s’était mit en route sous une chaleur accablante, en direction du cimetière du Midrach, qui servait de lieu d’inhumation aux juifs algérois depuis le 13ème siècle. C’était le signe d’un grand honneur, car peu de gens avaient encore le privilège de s’y faire enterrer, vu qu’il était déjà plein à déborder.

Benjamin Zafrani gardait peu de souvenirs de ce jour de 1842, qu’il avait traversé comme on se réveille d’un cauchemar, plein de réminiscences confuses, d’amertume inexplicable, de pressentiment vaseux. Il lui fallut des mois pour trouver le courage de se rendre à nouveau au cimetière ; perdu dans ses souvenirs, il ne faisait alors attention à rien d’autre qu’au but de son expédition, si bien qu’il n’apprit la démolition programmée du vieux cimetière, en raison de l’agrandissement du système des remparts, qu’en constatant que les travaux étaient déjà en cours. Ses contacts dans la communauté européenne s’étonnèrent de son imprévoyance mais l’aidèrent à transférer les tombes familiales dans le cimetière du Midrach, situé un peu plus à l’est.

Hélas pour le digne repos des défunts, le faubourg de Bab-el-Oued grossissait à vue d’œil, ce qui justifia la construction d’une nouvelle route, qui passait précisément en son centre, là où se trouvait les tombes déménagées. De nouveau, Benjamin Zafrani apprit la chose sur le tard mais il ne put cette fois-ci intervenir à temps : les tombes éventrées furent vidées de leurs occupants, ceux-ci dispersés aux quatre vents, les parcelles rendues à la spéculation immobilière. Chose horrible mais fréquente en ces temps de progrès de la chimie, les ossements furent vendus par des entremetteurs pour être réduits en poudre et servir à la fabrication d’engrais. Zafrani conçut un vif dépit de cette double profanation ; il s’entendit dire que ces morts-là avaient connu le sort de bien d’autres – et c’était vrai car depuis l’arrivée des français, un grand nombre de sépultures mahométanes avaient connu le même sort. Quoi qu’il en soit, Zafrani en fut réduit à édifier un cénotaphe dans le nouveau cimetière Saint-Eugène.

Zafrani ne mentionna plus jamais ces cruels incidents mais à partir de ce jour, son attachement à sa ville devint viscéral, comme s’il voyait en chacune des anciennes constructions la marque du souvenir de ses ancêtres. Il abandonna la partie de ses activités immobilières qui tenait à la spéculation et déménagea dans le sens inverse de son premier mouvement. Il fit l’acquisition d’une petite maison en plein centre de la Casbah, en plein milieu du quartier arabe. C’était une construction presque aveugle, organisée autour d’un puits planté au milieu d’un patio de marbre ; la lumière y descendait à la verticale mais la chaleur restait supportable.

Zafrani devint le plus zélé défenseur de l’architecture mauresque et fit valoir ses relations haut placées pour éviter la destruction des rares joyaux qui avaient échappé au saccage. Heureusement pour Alger, il se trouvait de plus en plus de Français pour partager son goût et s’effarer du saccage : le temps des démolitions aveugles était passé.

La suite lundi, dans un nouvel épisode.