D’Hippolyte Dubois à sa sœur, depuis Alger
Alger, le 3 mars 1849,
Ma chère sœur,
Tu seras sûrement étonnée de recevoir cette lettre par la voie officielle ! Je suis libre. On m’a donné de l’encre, du papier et l’assurance que tout serait mis en œuvre pour que nous puissions établir une correspondance. Il y a ici plusieurs navires qui partent chaque semaine avec le courrier.
Je suis à Alger, comme tu t’en doutes. Pour le peu que j’ai pu en voir, c’est une très belle place, avec une mer d’un bleu profond comme l’est également le ciel. La ville est comme adossée à la montagne et semble s’ébouler dans la mer. C’est une vision saisissante qui me change de la vue que j’avais depuis les cellules dans lesquelles j’ai passé tant de temps.
Personne ici ne semble s’intéresser à mon passé. Lorsque je suis arrivé, on m’a proposé de servir comme communard, ce que j’ai naturellement accepté. J’ai pour tâche de veiller au manger des ouvriers qui travaillent sur le chantier d’un grand hôtel qui doit s’ouvrir sous peu sur la principale place de la ville. Je t’en dirai plus dans quelques jours mais cela ne me semble pas une tâche insurmontable : ce sont des Marseillais et des Italiens de Nice, ils sont contents quand ils ont le ventre plein. Trois de mes compagnons de cellule, charpentiers, sont également du groupe. Cela me réjouit également car nous nous sommes promis le secours mutuel.
Au lieu de la caserne, je couche maintenant seul dans ce qui sera bientôt la salle de restaurant. M. Dejazet, qui est mon patron, a demandé et obtenu cette faveur en raison du fait que je dois préparer le pain des ouvriers. Il m’a fourni un paravent pour garantir mon intimité. Le matin, je suis réveillé à l’aube par l’appel à la prière des musulmans ; ceci se fait ici à la voix humaine plutôt qu’à la cloche, cinq fois par jour. Ce sont des gens très pieux, il paraît que rien n’est plus important pour eux que de respecter les préceptes de leur religion.
Dès mon réveil, je cours de droite à gauche pour tout mettre en place. Je peux aller où bon me semble et dès aujourd’hui, je vais me rendre au port pour me fournir en poissons. Près de cette place, j’escompte trouver quelques légumes. Il y a beaucoup d’Espagnols et d’Italiens ici ; il paraît qu’ils en produisent d’excellents ; même si je suis peux accoutumé aux légumes méridionaux, j’ai tellement hâte de les découvrir que je m’en fais une fête.
Comme tu vois, je vais bien.
J’espère avoir de tes nouvelles rapidement. Tu m’en donneras de père également. Sait-il où je suis ? J’ai bien l’impression qu’il a joué sa partie dans le sort qui m’est échu. Je ne doute pas que tu sauras jouer de l’affection qu’il te porte pour en savoir davantage !
J’attends de tes nouvelles avec impatience. Tu peux m’écrire à l’adresse du : Grand Hôtel de France à Alger. Cela suffira et le courrier me parviendra. Ô petite sœur adorée, la seule chose qui me manque ici ; c’est de pouvoir te serrer dans les bras et de te faire sentir à quel point tu me manques.
Je t’embrasse du fond du cœur. Porte-toi bien et pense à moi comme je le fais.
Fraternellement, ton frère Hippolyte.
Dubois tendit la lettre qu’il venait de rédiger et – peut-être pour s’éviter d’avoir à entendre une question indiscrète, peut-être aussi car il se sentait déjà redevable – marmonna à Dejazet que c’était pour sa sœur. Celui-ci prit la missive d’un air indifférent et y posa son cachet de cire. Ensuite, il la confia à un domestique arabe. « La poste, tu portes cela à la poste, c’est compris ?
– Si, si, sidi, la poste. C’est comme tu veux.
– Bien, merci Ali, je compte sur toi. ».
Puis Dejazet se retourna vers Dubois et lui dit : « ici, tout le monde se tutoie, les mauresques ne connaissent pas le vouvoiement, c’est comme cela, ce sont les usages… De sorte que les valets tutoient les maîtres… On s’y fait vite. Bon, nous y allons, maintenant ? À bon pas, nous serons à La Marine dans quelques minutes : c’est l’heure où les pêcheurs reviennent avec leurs prises du matin. Si vous voulez du poisson frais…
– Vous ne me tutoyez pas, moi ? répondit Dubois sur un ton amusé.
– Euh, pardon, je ne savais pas. Je suis votre patron, tout de même. Les gens vont penser… Pas entre Français… Pas en public en tout cas…
– Je comprends, bien entendu.
– Bon, on y va, enfin, je veux dire, tu viens ?
– Allons-y dit Dubois, je te suis. Je vous suis, patron ! »
Dejazet se dirigea vers la patère, y décrocha un chapeau haut-de-forme, saisit une canne et, comme s’il se parlait à lui-même, dit encore : « bon, mettons notre déguisement… ».
Dans le futur vestibule, ils croisèrent les ouvriers occupés à poser le carrelage, qui était un damier noir et blanc, en dalles de marbre. Dans un coin, là où la chape était encore apparente, des hommes s’affairaient à mettre les carreaux en place sur un lit de ciment frais, tapotant délicatement pour les ajuster les uns aux autres, avec un délicatesse infinie ; plus loin, de l’autre côté, on s’occupait de les polir. Dejazet, qui donnait du monsieur à chacun d’entre eux, expliqua à Dubois que c’étaient des ouvriers qui avaient travaillé à Versailles, et qu’on les avait fait venir pour cette raison expresse. Ils ne resteraient pas une fois l’installation finie et rentreraient en France pour s’occuper d’autres ouvrages prestigieux. « En attendant, il faut bien les nourrir, conclut Dejazet, enfin, je vous l’ai déjà dit… »
Les deux hommes sortirent. Huit heures venaient de sonner à l’horloge de la Djenina. Il s’y donnait comme chaque matin un grand trafic. Des grappes d’hommes en burnous blanc surgissaient des proches rues de la Casbah, certains finissaient déjà d’installer leurs marchandises à même le sol ; d’autres, habillés à l’européenne, pieds nus pour la plupart, s’asseyaient au pied de la statue et y posaient leurs outils, en attente d’une embauche. Partout des silhouettes affairées allaient, se croisaient, se hélaient, passaient d’un point à l’autre au milieu des mulets, des petits ânes et des soldats. Il y avait quelque chose d’incongru dans cette foule bigarrée, où chacun semblait mener sa course sans se faire une idée de l’autre : on se frôlait, on se touchait du coude et des épaules mais on ne se regardait pas.
« C’est à La Marine, c’est cela ?, dit Dubois après quelques instants de contemplation.
– Oui, c’est le quartier du port qui s’étend en pointe de la jetée au bas de la ville. C’est là que monsieur Dorion faisait ses commissions pour les hommes. Je ne l’aimais pas mais il faut reconnaître qu’il connaissait son affaire…
– Mon prédécesseur ?
– En quelque sorte…
– Vous allez me dire, aujourd’hui ?
– Il ne faisait pas la cuisine, il s’occupait de l’embauche, et de fournir les victuailles. Les ouvriers cuisinaient à la cloche de bois ce qu’il leur livrait…
– Et comment se fait-il que…
– Oh, c’est une lamentable histoire. Monsieur Dorion avait des fréquentations étranges. On l’a retrouvé mort au pied des fortifications, assassiné. C’est de l’autre côté de la ville… Il paraît que c’est un muletier arabe qui a fait le coup. Il a été arrêté juste après le crime et maintenant, il attend son exécution. En tout cas, cela m’a causé bien des problèmes mais maintenant, je ne le regrette plus ! Allez, regardez, c’est par là ! », dit Dejazet, en pointant un échancrure à gauche de la mosquée.
Les deux hommes empruntèrent la rue qui menait à la Marine, longeant une rangée de maisons à deux étages, aux arcades massives, supportées par de gros piliers carrés. Tout à coup, surgissant d’un de ces piliers, une vieille femme vint se placer devant les deux hommes. « La charité, dit-elle, faites-moi la charité comme doivent le faire les Algérois ! »
Dejazet mit la main à sa bourse et en tira une pièce. « Tiens, lui dit-il, et laisse-nous passer ». La vieille empocha l’argent, lui souhaita tous les bonheurs du monde et décampa sans en demander plus.
Durant tout l’échange, Dubois n’avait pipé mot. Il était un regard rivé dans celui de la vieille (avait la femme les yeux de couleur violette).
On arriva sur les quais. Une foule nombreuse allait et venait auprès des échoppes. Des femmes tranchaient des morceaux de poisson et, sans un regard, les jetaient derrière elles, dans la baie, provoquant l’envol des oiseaux de mer. « Ah, voilà nos pêcheurs, on dirait que la pêche a été bonne » fit Dejazet, pointant à Dubois une grosse barque qui était occupée à s’amarrer et dans laquelle des hommes, les bras croisés, veillaient sur des paniers frétillants.
Les deux hommes attendirent que la marchandise fût débarquée et hissée hors du quai pour s’approcher d’un étal. Il y avait là quatre hommes qui allaient et venaient, disposant les poissons. Dejazet salua d’une main posée sur l’épaule celui qui semblait être le patron et lui dit deux mots en italien. L’homme acquiesça et fit un signe à deux types qui apportèrent des paniers. Ceux-ci débordaient de sardines, de harengs, d’aloses, de rougets aux yeux noirs cerclés d’orange, de bonites – la plupart vivaient encore.
Dubois se rapprocha. Il ne savait aucune de ces espèces. Il ne connaissait de poissons que ceux des rivières et des étangs de son pays natal, naturellement gras et flasques, poisseux et grisâtres, qui, tirés de l’eau, agonisaient presque paisiblement. Ceux d’Alger, fermes et anguleux, certains couverts de picots, semblaient d’un tempérament différent, comme s’ils étaient plus acharnés à vivre. Sous peine de les voir choir de l’étal, il fallait leur asséner un coup de pique derrière l’ouïe, alors le poisson se raidissait et prenait dans la mort la posture figée de l’offrande au client.
Dubois tâta les poissons et fit signe à Dejazet que cela lui convenait. Il montra les bonites au patron. « Je pourrais toujours les accommoder pour parfumer une soupe de lentilles, j’en ai encore un tonnelet entier en cuisine » dit-il. Dejazet se tourna vers le patron pêcheur. S’ensuit alors une longue discussion, à laquelle Dubois ne comprit rien. Enfin, les deux hommes topèrent, après de grands moulinets de mains. « La marchandise sera livrée dans deux heures au Grand Hôtel » indiqua Dejazet. « J’avais compris » répondit Dubois.
On se dirigea alors vers l’échoppe des maraîchers, qui était située non loin de là, au coin d’une petite placette. Les deux hommes y furent bientôt. «Hola » fit Dejazet à une grosse dame dont les cheveux étaient couverts d’un châle noir, «hola » répondit-elle en proposant sa marchandise dans un geste d’ouverture, comme si elle les dévoilait. C’étaient, encore couverts d’une terre poussiéreuse, des oignons rouges et blancs, des poivrons de toutes sortes, des aubergines, des carottes, des courgettes, des navets, de l’ail, des haricots, des choux-fleurs, des fenouils, des tomates. Dubois ébloui n’en revenait pas. Il demanda à Dejazet s’il pouvait se faire plaisir et, ayant reçu son autorisation, commanda quelques pièces de chaque sorte.
« Bon, dit Dejazet, eh bien, avec le pain que vous avez cuit ce matin, on peut dire que vous avez ce qu’il vous faut pour préparer la soupe ?
– Je ne m’attendais pas à une telle profusion, répondit Dubois.
– À la vérité, l’approvisionnement s’améliore de jour en jour, les Napolitains et les Mahonnais font des merveilles, et le reste – surtout le blé – arrive par la mer. Il faut reconnaître que ces vapeurs sont une bénédiction.
– Et les Maures, ils ne fournissent rien ?
– C’est compliqué. Vous savez l’arrière-pays n’est pas sûr. Il y a l’armée, enfin… Et puis, il faut le dire, c’est comme si les Maures… Enfin, à la vérité, euh, je connais peu ces problèmes. Vous savez, moi ce que je connais du pays, c’est Alger. Et je peux vous dire que ce sont plutôt les Maures qui se fournissent chez nous que l’inverse. Leur agriculture ne semble pas très développée. Ce sont des gens qui vont et viennent, à la faveur des saisons. Ils se nourrissent de peu : chèvres, poulets, moutons, des pois de toutes sortes, quelques tubercules. Tout ça est mélangé dans la marmite, c’est très – comment dire ? Enfin, à la vérité, ce sont des ragoûts, ni plus ni moins, qu’on mélange avec du blé préparé je ne sais comment. On m’en a déjà proposé mais je n’ai pas encore osé y goûter. »
Les deux hommes revinrent à l’hôtel en flânant un peu, en longeant le front de mer. Dejazet semblait prendre plaisir à guider Dubois, lequel n’arrêtait pas de le relancer, lui proposant toujours la direction opposée à celle du Grand Hôtel « Je ne t’agace pas alors avec toutes mes histoires ? » lui dit Dejazet. Dubois répondit « Cela fait tellement longtemps que je n’ai pu marcher librement, je profite ». Dejazet rajusta son chapeau : »à la vérité, il faut y aller maintenant, enfin, les hommes doivent manger. Mais maintenant que tu connais le chemin, enfin, on te laissera peut-être aller et venir à ta guise. Enfin, si c’est pour t’approvisionner. Je vais en parler à qui de droit… Je ne garantis rien, hein, bien sûr, mais bon… »
Puis, sur ces mots, Dejazet prit à sa gauche et obliqua vers une ruelle; qui déboucha sur une large artère, aux maisons neuves. « C’est la rue Bab-el-Oued, elle va nous mener tout droit sur la Place Royale. Pressons maintenant ». Et il accéléra encore, malgré sa démarche bizarre (il faisait deux petits pas du gauche et ramenait le droit d’une seule enjambée, appuyé sur sa canne, comme s’il traînait ce pied en permanence).
Revenus à l’hôtel, Dejazet annonça aux ouvriers carreleurs qu’ils avaient été faire les courses et que Dubois allait leur préparer un festin. Les gars ne bronchèrent pas, penchés sur leur ouvrage. « Bon, enfin, je vous laisse, nous avons du travail » dit Dejazet à Dubois. Il lui montra la porte de la grande salle où celui-ci devait préparer le déjeuner. Dubois s’y dirigea.
Dubois fit le détail de son matériel. Il n’avait à sa disposition qu’un fourneau en fonte, repiqué dans le conduit de la future cheminée d’apparat, une grande planche, un grand et un petit couteau, une cuillère en bois, une écumoire, une louche, un chaudron de cuivre et un autre en fonte. Le tout était disposé en vrac sur une longue table de chêne, sur laquelle les ouvriers prendraient le déjeuner.
Dubois noua le tablier que Dejazet lui avait donné quelques minutes auparavant. Il en lissa les plis et se dit, parlant à voix haute : « bon, bon, bon, mon p’tit Polyte, qu’avons-nous céans ? ».
: un trépied portatif auquel pend une crémaillère, une grande planche, un grand et un petit couteau, une cuillère en bois, une écumoire, une louche, un chaudron de cuivre et un autre en fonte. (Le tout jeté en vrac sur une longue table de chêne, sur laquelle les ouvriers prendraient le déjeuner).
Le jeune homme fit le tour de la table, jaugea les ustensiles en les soupesant. Puis il les aligna sur la table, en rangées arrangées, comme on dispose des couteaux dans une boîte.
La marchandise avait été livrée et attendait dans deux paniers d’osier. Il la posa sur la table, de l’autre côté. Reprit les deux couteaux, les examina, en vérifia le tranchant avec la pulpe du pouce.
Exercice : Prendre oignon, équeuter d’un seul coup. Mais la lame émoussée déchira l’enveloppe du légume. Poser couteau table… Fiou, fiouuu ! siffla Dubois.
Il sortit de la salle et se dirigea vers les cuisines du futur restaurant. Monsieur Flunchet lui en interdit l’accès. Toutefois, même s’il le fit en maugréant, il donna une pierre à aiguiser à Dubois. Celui-ci n’insista pas et s’esbigna rapidement, en faisant sauter le petit coticule dans la paume. Il affûta soigneusement son couteau et s’approcha des denrées…
Le jeune homme commença par écailler ses poissons et lever les filets. Il les réserva et entreprit ensuite de relancer le brasier, ce qui se fit sans difficultés. Dès qu’il en sentit la chaleur, il disposa de l’huile dans le fond du chaudron de cuivre et fit revenir les têtes et les parures des poissons avec des carottes, du fenouil, des oignons et un bouquet garni. Penché au-dessus de sa préparation, il humait les odeurs du bouillon. Au bout d’un quart d’heure de cuisson, il retira le tout du feu, filtra le bouillon et le versa dans le chaudron de fonte.
Ensuite, il reprit le premier chaudron, y remit de l’huile d’olive et lorsque celle-ci avait commencé à s’obscurcir, il y fit revenir les légumes qui lui restaient, détaillés en mirepoix. Il goûta. « Cela manque de sel, mon p’tit Polyte, c’est fade ! » dit-il. Il reprit le chemin de la cuisine de Flanchet.
Mais cette nouvelle tentative n’obtint pas plus de succès et provoqua la colère du maitre queux. Dubois s’entendit répondre qu’il n’avait qu’à utiliser de l’eau de mer pour ses cochonneries. Ce qu’il prit au mot : il emprunta le bouteillon d’un soldat et descendit lui-même le remplir au port.
Dejazet l’y rejoignit quelques instants plus tard, tout essoufflé. « Mais monsieur Dubois, vous n’y pensez pas ! On vient de m’informer, mais il vous est interdit de quitter l’hôtel sans autorisation… Vous n’avez même pas prévenu. C’est monsieur Flunchet qui m’a prévenu. Enfin, à la vérité, vous jouez avec le feu. »
Dubois s’expliqua avec Dejazet. Les deux hommes remontèrent bien vite. « Je vais aller dire deux mots à Flunchet » dit Dubois sur le chemin. « Tu ne vas rien faire du tout. Tu vas préparer le repas et tu ne vas te mêler de rien. Je vais faire ce que je peux, comme je l’ai dit. En attendant, enfin, en attendant s’il te plaît, pour l’amour de dieu, tiens-toi tranquille. Et ne demande rien à Flunchet, passe par moi. Vous m’avez compris, monsieur Dubois ? » Dubois acquiesça. « Bon, l’incident est clos, n’en parlons plus, allons, il reste une heure avant déjeuner. »
Retour dans la salle, Dubois dilua une partie de l’eau de mer dans le chaudron et il y ajouta les pommes de terre et des lentilles. Une heure plus tard, le repas était prêt. Pendant cet intervalle, aidé d’un ouvrier, il avait dressé la grande table. Devant chaque place étaient disposés une large écuelle de bois, une cuillère, un quart de pain de seigle et un oignon qu’il avait pris la peine de peler.
Et maintenant, raide derrière son tablier blanc, le cuisinier regardait son petit monde chiquer sec. Les ouvriers s’étaient assis selon le groupe qu’ils formaient au travail, selon les spécialisations et les nationalités ; dans leur gloutonnerie, ils n’échangeaient guère de mots.
Le repas fini, les hommes se levèrent. Un seul, un italien, eut quelques mots pour Dubois. « Beaucoup bon, meilleur, beaucoup bon » avait dit celui-ci. Le cuisinier sifflota tout le reste de la journée.
À la fin de la journée, on vint lui apporter une petite jarre terre cuite, dans lequel il y avait quelque chose qui bougeait encore. L’ouvrier qui la lui donna ne sut exactement dire à Dubois qui avait apporté ce truc (c’était un autre Italien : il parlait avec des za, des ti et des po, projetés avec des explosions de lèvres), alors il désigna une silhouette qui s’en allait sur la place. Ladite se retourna : c’était la vieille avec les yeux bizarres.
Après le déjeuner, Dubois s’attaqua à arranger son espace de travail.
De quoi disposait-il ? Nous avons fait le compte de son matériel (à vrai dire peu de choses, quelques vieux ustensiles sans doute concédés du bout des doigts par Flunchet), voyons maintenant l’espace qu’il occupait.
Qu’on se figure que le rez de chaussée du futur hôtel, auquel on accédait par une volée de marches qui débouchait sur une galerie à arcades, était séparé en trois parties : à gauche le café et l’arrière-boutique, au centre le vestibule et les réserves, à droite la salle de restaurant et la cuisine ; un mur stuqué percé de portes délimitait dans chaque partie l’espace accessible au public. Comme c’était la mode, le vestibule avait été conçu dans l’esprit des galeries. Donc, lorsque le quidam se trouvait dans l’entrée de l’hôtel, il avait à sa gauche l’entrée du café, devant lui le majestueux escalier et à sa droite l’entrée du restaurant. Luxe des luxes, il pouvait même y voir ce qui s’y passait car les cloisons qui séparaient ces différents espaces étaient vitrées (au détail ? cette cloison était, jusqu’à un gros mètre de hauteur, une magnifique pièce d’ébénisterie de poirier et de chêne mêlés, dans laquelle venaient s’enchâsser des panneaux de verres biseautés, « Nous les recevons pièce par pièce de la manufacture d’Alès, dans des caisses paillées et je les fais placer au fur et à mesure… Regardez ce travail – c’est une spécialité de mon pays… mais dans le fond, vous provenez d’où, vous, monsieur Dubois ?
Les environs de Troyes ? Magnifique !
Enfin, c’est ce qu’on m’a dit, je n’y suis jamais allé.
Entrez, c’est par ici. À gauche, vous voyez que le café est déjà ouvert. Si vous voulez une consommation. Enfin, allez, allez, suivez-moi, je vous prie. Voici votre royaume. Bien sûr, c’est sommaire. Mais à la vérité, vous pouvez déjà vous faire une idée de ce que sera le restaurant. Enfin donc là c’est la cheminée. Vous voyez que j’y ai fait mettre un fourneau. Enfin là c’est la porte des cuisines. Mais enfin (à voix nettement plus basse), c’est le royaume de monsieur Flunchet, notre maître-queux… À la vérité, il n’est pas – comment dire ? – enchanté de votre arrivée (Dejazet se racla la gorge). J’ai fait installer votre couche là-bas. Regardez ici, votre matériel. Vous pouvez évidemment disposer à votre agrément. Je suis en face en cas de besoin. Je vous laisse. »)
Le jeune cuisinier avait presque achevé d’organiser son espace de manière pratique lorsque Dejazet apparut, accompagné du Procureur-général. Celui-ci attaqua de suite « Ah, voici notre nouvel Antonin Carême ! Et alors, jeune homme, comment vous sentez-vous ? Vous avez parait-il fait des merveilles, si j’en crois les commentaires dithyrambiques de cet excellent monsieur Dejazet. Ah, ce bon Dejazet ! il en faut des hommes de cette trempe pour mener ici notre grand projet ! Et doter Alger d’un hôtel à la mesure du rôle que va prendre la cité dans le développement de l’Afrique française ! »
Dubois s’essuya maladroitement les mains sur son tablier et rajusta son bonnet de coton. Il bredouilla « Euh, c’est-à-dire « , chercha le soutien de Dejazet et, alors qu’il ouvrait la bouche pour ponctuer le propos de Saint-Maur, fut pris de vitesse. « Allons, allons, je vous sens intimidé. Il est vrai que que vous arrivez presque et que vous voilà ici investi, et libre ». Saint-Maur prit sa respiration, tourna sur lui-même, tira une montre de son gousset et continua, comme s’il adressait la parole à sa toquante : »écoutez, j’ai peu de temps. Je voulais vous voir installé, je constate que c’est en bonne voie. Quant à ce que monsieur Dejazet m’a demandé, je vous l’accorde bien volontiers. Vous êtes bon d’aller et venir où bon vous semble, bien entendu. Cependant, quelques jours seront nécessaires pour régulariser votre situation, aussi, je vous demande dans l’intervalle de ne pas quitter l’enceinte remparée, d’autant que les environs d’Alger ne sont pas encore tout à fait sécurisés, avec ces Arabes chattemites, toujours prêts à vous égorger… Ha, ha ! C’est qu’on ne me le pardonnerait pas, vous comprenez… » Puis, sur ces mots, il pivota sur sa canne et quitta la pièce. Dejazet, juste après avoir jeté un regard ébahi à Dubois, lui emboîta le pas en à moitié jappant : « monsieur le Procureur, monsieur le Procureur ! »
Dubois vit les deux hommes s’engouffrer dans le café. Sans attendre, il délaça son tablier et dit « bon, eh bien, allons donc au port, puisque nous en connaissons désormais le chemin ». Le jeune homme se dirigea vers la table et des deux mains saisit la jarre. Il en souleva le couvercle, enfonça un doigt retenu et referma prestement. « Je vais au port » (d’une voix forte, à un des carreleurs de l’entrée) puis il se tourna vers le café. Derrière la vitre, Dejazet l’aperçut. En articulant bien tous les mots qu’il ne prononçait pas, Dubois, la jarre sous le bras, lui épela qu’il allait au port, avec la jarre, comme c’était prévu. « Oui, je sais, mais c’est un vœu » concéda-t-il à la silhouette de Dejazet.
Sorti du Grand Hôtel, Dubois traversa la place, fit un crochet pour éviter un Maure qui pionçait à l’ombre du mur de la mosquée et descendit vers la zone de travaux. « Tu as de la chance, toi, dit-il, j’ai fait le chemin à l’envers. Hé, tu m’écoutes ? ». Il souleva le couvercle. « J’ai dit, tu m’écoutes ? Ben non, évidemment, tu ne m’écoutes pas. C’est pas grave, t’as de la chance quand même. «
Arrivé pile-poile à l’endroit où son bateau-chiourme avait accosté quelques jours plus tôt, il s’agenouilla et posa la jarre. L’eau était à quinze centimètres du haut du quai. Le jeune homme y mit la main. Puis il se releva, ôta sa chemise et son pantalon, ne gardant quen son sous-vêtement. Ensuite, il pivota sur lui-même et s’immergea à la force de ses bras. Il n’avait pas lâché le bord du quai.
Le jeune homme tendit le bras et rapprocha la jarre. Délicatement sortit la bête du pot. La pieuvre vivait encore et enroula ses tentacules autour de son poignet. « Allez, laisse-toi faire, c’est ton jour de chance, je te dis ».
Homo sapiens fit le mouvement qu’il fallait.
Sentir l’étreinte se relâcher ; la panique lâcher prise.
On achète bien des oiseaux pour le plaisir de les libérer.
! Que quelque cruel sicaire se charge du sale !
Puisqu’au bout du processus dégueulasse, on redevient l’enfant tout-puissant. « Toi, tu vas mourir, toi, je te rends la liberté ». Tries tant que tu veux, petit primate sans cœur et sans cervelle, ce n’est pas ce que fait Dubois (mais nous ne dirons jamais rien de très juste sur la bonté).
La pieuvre disparut immédiatement. Dubois se lança à son tour dans les eaux bleues du port, au milieu des barques de pêcheurs. Il resta une quinzaine de minutes dans l’eau et lorsque le froid fit sentir sa première morsure, en sortit pour se faire sécher au soleil, assis sur le quai, les pieds pendant. La profondeur de l’eau ne devait pas excéder deux ou trois mètres et on pouvait voir le fond. Il regardait de longs poissons noirs et gris ondoyer à quelque distance de ses pieds, en rêvassant.
Tout-à-coup, une forme étrange passa dans son champ de vision. Dubois scruta avec plus d’attention. Le jeune homme était tellement absorbé par son observation qu’il ne vit pas qu’une femme s’approchait de lui et s’asseyait à ses côtés. « Vous l’avez vu, lui dit-elle, je vois que vous l’avez vue. C’est une pieuvre.
– Bonjour, répondit Dubois.
– Le bonjour, Hippolyte, vous avez vu la pieuvre ? Cette chose que vous cherchez, c’est une pieuvre. »
La femme aux yeux violets continua de parler, expliquant qu’il y avait un grand nombre de pieuvres qui chassaient dans les environs mais qu’il était difficile de les discerner, vu leurs capacités de camouflage.
« Vous demeurez à l’hôtel, alors ?
– Oui, fit Dubois, je suis le cuisinier des ouvriers…
– Ah, mais c’est intéressant. Si vous êtes cuisinier, je passerai vous voir, vous aurez sûrement quelque chose à partager avec une vieille femme affamée, non ?
– Oui, oui » fit Dubois.
En l’espace de deux semaines, Hippolyte fut définitivement adopté par les ouvriers, qui lui manifestèrent leur respect et leur reconnaissance de la manière subtile et presque muette dont use le petit peuple : on lui ramenait son assiette avec un hochement de tête et un sourire ; on retirait de son passage tout ce qui l’entravait ; on l’appelait le cuistot ; on lui mettait la main sur l’épaule. Hippolyte; raide, souriait d’un air un peu gêné – seul un œil attentif aurait pu déceler dans sa lèvre le tremblement de l’extrême émotion.
Hippolyte avait fait le compte de ses ouvriers : il y avait les marbriers – ceux-là venaient du Nord, ils étaient accoutumés à la viande en sauce, aux repas salés et la bière ; il y avait les maçons et les charpentiers – ceux-là venaient du Centre, qui mouillaient leur soupe avec un trait de vin ; enfin les méridionaux, Camarguais, Provençaux et Niçois mêlés, qui consommaient volontiers des légumes crus et des poissons. Il veilla scrupuleusement à établir une sorte de menu tournant, susceptible de satisfaire tout le monde.
À dire vrai, il faut d’ailleurs concéder que seule une partie des ouvriers s’intéressait à ce qu’elle avait dans son assiette – la plupart grognaient devant la platée et eussent indifféremment avalé du plâtre ou du caviar, ne voyant dans l’acte de manger que la résolution d’un besoin physiologique. Mais ce n’était pas cette majorité silencieuse qui faisait l’opinion. En effet, il existe dans le monde ouvrier des hiérarchies tacites qui trouvent leur origine dans la fierté du tour de main, le goût du travail bien fait, le respect de l’artisanat, l’expérience accumulée, l’effacement de l’individuel dans le collectif. Aucune de ces vertus ne pouvant être feinte ou imposée, ce sont ceux qui en sont naturellement dotés qu’on écoute, qu’on respecte et qu’on suit, sans aucune contrainte ni obéissance. Ceux-là sont les seigneurs qui fascinent depuis toujours les révolutionnaires petit-bourgeois, ceux-ci qui s’imaginent qu’on peut produire ce genre de pépites à la chaîne, dans un système totalitaire, où tout serait pensé et mis en place au soi-disant service des vertus civiques (et où l’on finit toujours, un jour ou l’autre, par compter les morts et les prisonniers, sacrifiés sur l’autel du grand œuvre).
La provende d’Hippolyte semblait sans limites, Dejazet, obsédé par ses délais, ne rechignait pas à la dépense et lui avait donné un confortable budget. Bientôt, cela se sut dans Alger et, dès l’aube, des marchands de toutes origines venaient proposer directement leur marchandise à l’hôtel. Quand il les croisait, Flunchet les refoulait sans ménagement, les ayant en horreur.
Pour se faire comprendre, Hippolyte embaucha à son service, un jeune garçon d’une dizaine d’année que tout le monde connaissait car il traînait dans les rues d’Alger depuis sa naissance. Le gamin s’appelait Joseph. Il était né des amours tarifés d’une émigrée mahonnaise, morte quand il avait eu ses huit ans, et d’un type, on avait même jamais su qui c’était – mais ça devait être un Suisse ou un Allemand, un gars du Nord en tout cas, car Joseph était roux comme un automne chez les érables. L’arsouille fut engagé comme garçon de courses et ne tarda pas à devenir une sorte de mascotte pour tous ceux qui travaillaient au Grand Hôtel (Flunchet excepté, bien entendu).
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