Chapitre huit : Un frais souffle d’air

D’Hippolyte Dubois à sa sœur, depuis Toulon.

Toulon, le 23 février 1849

Ma chère sœur,

Je griffonne ces quelques lignes à la hâte. Si cette missive te parvient, donne je te prie quelques sous à qui te l’apporte car je n’ai pu le faire pour m’assurer qu’elle te trouvera, m’étant délesté des dernières pièces que notre père m’avait laissées. Le pauvre, s’il savait à quoi ou plutôt à qui elles ont servi, il en crèverait de rage ! Peut-être ensuite, revenu comme toujours de sa colère, il s’inquiéterait de me savoir sans le sou. Tu le connais, ce serait alors la manifestation de sa prodigalité paternelle : il me ferait parvenir une aumône… mais celle-ci ne m’arriverait pas.

À quoi servirait-elle, d’ailleurs? Nous partons demain. La nouvelle a aujourd’hui fait le tour de notre misérable assemblée : nous partons pour l’Algérie. Il est impossible d’en savoir plus sur notre destination précise et la durée de notre séjour en Afrique.

Ce matin, le gardien en chef nous a prévenu de préparer notre paquetage. Nous avons chacun droit à un baluchon. Je te laisse deviner comment cette nouvelle fut accueillie, et comment j’ai pu observer, non seulement dans les transports mais encore dans la multiplicité des préparatifs qu’elle a suscités, à quel point notre société est hétéroclite. Certains n’ont pas esquissé d’autres gestes que ceux de se lever sans un mot, de fourrer leurs frusques dans un morceau d’étoffe et d’aller se rasseoir ensuite, attendant avec la résignation des bêtes leur destin imposé ; d’autres ont protesté de leur innocence, imploré une audience avec je ne sais quelle autorité, négocié un bagage supplémentaire ; d’autres encore, brisés du coup, sont restés inertes, comme indifférents à la nouvelle ; enfin, la plupart (dont j’étais) se sont levés spontanément pour entonner La Marseillaise. Ce chant sacré est la dernière chose qui nous porte. À moins de nous couper la langue, personne ne peut nous empêcher de le chanter !

Donc nous partons demain. Le navire est paraît-il déjà à quai. Je ne sais comment te l’expliquer mais c’est pour moi une libération. Je ne supporte plus l’enfermement et il parait que là-bas, les transportés sont libres d’aller et venir où bon leur semble, pour autant qu’ils rejoignent les baraquements à la nuit tombante ; nous verrons bien, rien ne serait pire que de croupir un jour de plus dans les cachots dans lesquels nous sommes reclus depuis des mois.

Je ne finis pas cette missive sans te donner des nouvelles de ma personne (je te connais : tu ne me le pardonnerais pas). Je t’assure que je vais aussi bien que possible. Malgré la dureté de ma détention, ma santé est excellente et mon moral affermi. Ma période d’abattement est maintenant loin et je brûle à nouveau d’un feu ardent. J’aide mes camarades comme je le peux. Oh, ma chère sœur, je ne puis te cacher que l’angoisse m’étreint également, cependant celle-ci n’est plus une torture. Que du contraire, je suis porté par ce tourment car je sais qu’elle est le prix de ma satisfaction future ! D’ici quelques mois, lorsque le tumulte sera retombé, les passions s’apaiseront et je pourrais envisager mon retour ; notre père me l’a affirmé lors de sa dernière visite.

J’ai eu l’impression qu’il n’était pas mécontent de mon éloignement forcé. Comment pourrait-il comprendre le sens de mon engagement ? Je suis bien sûr qu’il n’a vu dans celui-ci que la manifestation de mon étourderie, qu’il me reproche si souvent. Dans sa position, je suis plus une gêne pour lui qu’un motif de satisfaction. Ce qu’il appelle ma « foucade révolutionnaire » nuit à son commerce. Lorsque je lui ai rappelé son parcours, il s’est mis en colère. Il fallait le voir, empourpré, hoquetant, faire les cent pas dans notre petit parloir ! En ce qui me concerne, je voyais poindre derrière le bourgeois respectable le soldat qu’il fut autrefois, exalté dans la bataille, à l’époque glorieuse où notre drapeau était celui de la liberté et des idées nouvelles. J’eus à ce moment l’envie de l’inviter à chanter quelques uns des hymnes qu’il nous a appris, mais je savais que cela serait en vain et je ne l’ai pas fait. Lorsque je me suis mis à évoquer nos morts, il a pris congé dépité. Il ne faut plus lui parler de barricades !

J’ai su par une indiscrétion qu’il était allé trouver le directeur de la prison après notre entrevue. Le lendemain, l’on m’a fait mander aux cuisines. Là se trouvaient une collection de mets fins, de poissons frais et de ces légumes méridionaux, obèses et succulents, qui n’appellent pas l’épice. Je n’ai eu le cœur de les préparer qu’à la seule fin d’atténuer la faim de mes camarades mais je n’ai pu me résoudre à en avaler une seule bouchée. Je suis comme lassé de la gastronomie. La débauche d’aliments, au milieu de la misère dans laquelle le peuple est plongé, me fait honte. Je me contente volontiers de notre ordinaire. Une platée de haricots et d’oignons baignant dans un potage épais, une tranche de pain grossier, un cruchon d’eau coupée au vinaigre : cela me suffit.

Je finis ici mon courrier. Dans quelques instants, j’entendrai le cliquetis du trousseau du gardien. Nous partirons ! Lorsque tu recevras cette lettre, tu pourras te figurer que je suis sur la rive opposée, aux portes du désert, semblable à celui qu’il nous faudra traverser pour le triomphe de notre cause !

Je reviens bientôt. D’ici à mon retour, veille comme tu le fais si bien à la tenue de la maison et à la santé de notre père. Je t’embrasse de tout mon cœur.

Fraternellement,

Hippolyte.

P.S. : Sitôt arrivé en Maurétanie, je te fais parvenir mon adresse.

Hippolyte Dubois ne reprit réellement ses esprits que lorsqu’il posa le pied sur le quai : il sentit alors un courant d’air frais lui parcourir la nuque. Il était au quatrième échelon du rang, si fait qu’il ne voyait pas grand-chose de ce qu’il se passait devant lui. Tout à coup, le cortège s’arrêta. Le jeune homme ajusta sa casquette du plat de la main et se redressa.

La veille, on était arrivé au crépuscule. Il n’avait vu de la ville qu’une tâche blanchâtre qui s’estompait dans l’obscurité – et encore pas longtemps : un homme, qui se tenait dès qu’il le pouvait à l’écart du groupe, avait profité du relâchement de la discipline pour sauter du bord. Hippolyte ne s’était pas soucié de ce bruit d’ancre à l’eau, jusqu’à ce qu’un des gendarmes ameute en gueulant. Cinq fusils et bicornes avaient cavalé jusqu’à la poupe en jouant de la crosse dans la foule bousculée.

On avait regardé un gars dans la flotte – un maçon de la Creuse apprendrait-on plus tard – qui s’éloignait du bateau en nageant le plus possible sous l’eau, sourd aux sommations. « On dirait un phoque » avait dit un marin, il l’expliqua aux autres : parce seule la tête apparaissait de temps à autre ; Hippolyte, lui, avait plutôt pensé à une taupe (il n’avait jamais vu de phoque).

Vas-y pandore ! On les avait vus, les coudes sur le bastingage, tirer comme à la foire et se donner du commentaire badin. Quatre charges chacun, qui feraient seize éclairs argentés dans la nuit qui tombait.

Au spectacle comme les autres, Hippolyte se demandait s’ils allaient avoir la cible. Sur la mer étale flaque d’argent sous la lune, cette tête d’homme, comme une incongruité, faisait son travail de petit point noir, surgissant de ci de là, toujours plus loin.

Partricot, une des quatre crapules (aux trois autres ):

Je l’ai eu, je vous dis, je l’ai eu ! Il a pas plongé comme les autres fois.

Le même, triomphant (au galonné) :

Je l’ai eu, je suis sûr que je l’ai eu ! Je peux mettre une barque à l’eau pour aller le rechercher, je peux ?

Le maréchal des logis (ne cédant pas à l’excitation générale):

À cette distance, c’est inutile. Bast, les crabes feront le nécessaire… si nous ne trouvons pas son corps sur la plage, demain matin… Il faut surtout éviter que cela se reproduise… Allez, foutez-moi toute cette canaille en cale. Et mettez-y leur les entraves, ce sera de la besogne en moins pour demain.

Le chœur des quatre crapules :

À vos ordres, maréchal des logis !

Le maréchal des logis (posant la main sur l’épaule à Partricot) :

Joli tir, Partricot, joli tir ! Je pense aussi que vous l’avez eu…

Partricot (sourire de faux modeste) :

Merci monsieur le maré…

Le maréchal des logis (lui coupant brusquement la parole) :

Allez Partricot, foutez-moi ça en cale. Moi, je vais faire mon rapport. Demain nous accostons, je ne suis pas fâché d’être débarrassé de ces canailles. 

La nuit avait été pénible. Les argousins avaient refoulé les transportés à fond de cale sans le moindre ménagement. Ensuite on était venu les chercher les uns après les autres pour les mettre aux fers.

Un premier prisonnier part en héros. Il revient quelques minutes plus tard, alourdi et cliquetant. Il hurle « Les masques tombent, enfin ! », comme s’il était content du durcissement de son sort. Le même se tourne ensuite vers Hippolyte Dubois. « On nous traite comme des galériens, comme sous l’ancien temps, voilà le vrai visage de ce régime.» Puis il entonne l’Hymne mais personne n’a eu le temps de relayer : un coup de crosse dans le ventre le fait cesser. Lorsque la canaille veut se relever, elle se voit intimer l’ordre de rester à genoux.

(Et cette canaille reste à genoux, la tête à hauteur de bite, comme reste un chien en laisse aux pieds de son gardien. Ô la canaille ! Canaille faible, tête baissée, canaille humiliée, les mains serrées entre les genoux, canaille esseulée – esclave universel, esclave intemporel, esclave asexué, indéterminé, déraciné, déshumanisé – ô canaille, frère et sœur des nègres ! canaille nègre toi-même, canaille bicot, bougnoule, feignant, manouche, gnaquoué, youpin, péquenot, intouchable, mécréant, apache, cagot ! ! canaille que l’on bafoue, canaille à qui l’on prend tout, y compris le droit à la majuscule : Humain !)

Les menottes étaient composées d’une chaîne de fer d’un mètre environ, dont les maillons aplatis formaient un profil en croix, qui empêchaient la libre course des bracelets. Dubois considéra le savoir-faire du forçat qui les lui installa – un type maigre et chauve, brûlé par le soleil, qui était affecté au service du navire et dont on ne savait rien. Après l’avoir toisé l’espace d’un instant, ainsi que fait le tailleur expérimenté, le gonze était allé dépendre la chaîne et les entraves qui convenaient à la taille d’Hippolyte (aussi grand que grêle). Puis il avait fait un geste du doigt et le camarade Polyte s’était vu propulsé devant lui.

Le forçat ne l’avait plus regardé. Pourtant, il avait refermé avec beaucoup de délicatesse les deux parties mobiles qui enserraient la cheville, avant d’insérer le dispositif de blocage, de faire passer la chaîne dans la croix et de relier entre elles les deux bouts de la chaîne par un cadenas. C’était tout : le type avait fait un geste et Dubois s’était senti poussé vers l’avant – il avait failli s’étaler de tout son long, avec ses dix kilogrammes aux bout des cannes.

À sa place Dubois – t’asseoir au milieu des autres, avec une démarche de canard ivre. Le bateau tanguait à peine : c’est donc très sûrement à l’odeur nauséabonde qui régnait en fond de cale que Dubois dut d’être malade. Il vomit à côté de lui deux jets jaunâtres, qu’il préféra essuyer du revers de la manche lorsqu’il fallut s’étendre.

Le lendemain, on les fit mettre en rang, deux par deux. Le bastingage était ouvert sur une planche qui reliait le bateau au quai. Trop étroite, elle ne permettait le passage que d’un seul prisonnier à la fois. Arrivé sur le quai, le couple fut reformé.

Mais Dubois ne faisait attention à rien. Il était comme absent, absorbé dans ses pensées. Comme s’il était privé de l’ouïe, du toucher, de l’odorat, du goût. Comme si sa seule activité sensuelle consistait à fixer dans son cerveau l’image terrifiante du gendarme Partricot, chasseur qui posait en triomphe.

À ses pieds le cadavre de l’homme qu’il avait tué la veille.

Et tout à coup ce coup de vent, cette caresse sur la nuque, ce printemps qui appelle. Dubois Debout Dubois, sur le quai. Tu es vivant toi. Tu vas pas rester là, faut avancer, faut y aller. Il y a l’autre avec le pied dessus, faut y aller. Pa gade frè ou, Polyte, ne regarde pas ton frère, kotala ndeko na yo te, Dubois, en quelle langue te le dire ? ne regarde pas ton frère : la tanzur ‘iilaa ‘akhik . Allez Dubois, allez Polyte, c’est Alger. C’est bien ici, puisqu’il y a aussi le vent, l’air chaud du printemps, la vie. Et c’est peut-être ici que, enfin, les idées se –

D’un coup de sifflet bref, la petite colonne de déportés se mit en marche, en rang par deux, escortée par des gendarmes. Mécanique, elle longea le quai. Une foule épaisse était massée tout le long du parcours, ne s’écartant du passage que sur les ordres des soldats. Des cris s’en échappaient : « allez les gars, vive la révolution » et les prisonniers échangeaient des sourires complices avec leurs partisans. Seuls les Mauresques, dilués dans la foule étaient impassibles. Ils regardaient la scène comme on voit couler un fleuve ; des femmes masquées et voilées, au port hiératique, participaient à cette étrangeté. Au bout du quai, Dubois avait croisé le regard d’une d’elles, qui avait les yeux d’un bleu si profond qu’ils lui semblèrent violets. Zélie aussi avait le même regard unique.

Depuis qu’il allait de l’avant, Dubois n’avait cessé de jeter ses regards vers la ville, en contre-haut. Du fait de la disposition particulière du port, qui semblait un étroit ponton disposé latéralement au pied d’une falaise, il n’en voyait quasiment rien. À deux reprises, il heurta la personne qui se trouvait devant lui, car, regardant ailleurs, il n’avait pas anticipé un des soubresauts du cortège. Il fut ramené à sa triste condition par deux coups de crosse dans le bas des côtes. Un des gars derrière lui, qu’il avait déjà remarqué à Toulon pour son éloquence et son savoir politique, attendit que le gendarme se fût éloigné pour lui murmurer : « cesse de rêvasser et tiens-toi à carreau, nom de Dieu, on va se retrouver au bled avec tes idioties. J’veux sauver ma trogne, moi. »

Bientôt, on arriva au pied d’un étroit escalier qui montait droit vers la ville, comme une tranchée au milieu des décombres. Les prisonniers firent ce qu’ils purent pour l’escalader, entravés par leurs menottes. C’était l’antique artère de la basse casbah, vidée de ses habitants, livrée aux démolisseurs et aux ingénieurs militaires. Il n’y avait plus place pour le public sur ce chantier sale et sans cohérence. Il fallait zigzaguer au milieu des débris et des matériaux de construction qui les remplaceraient, petits monticules pulvérulents de chaux et de gravillons. Le sable des destructions, englué par la transpiration, écorchait la peau et brûlait les chevilles, tant que cela occasionnait grande souffrance.

On passait au milieu de façades lézardées, aux ouvertures rares et enclouées par des planches. Certaines constructions, bâties sur un plan neuf, ne présentaient encore au regard que le hérissement des échafaudages et des échelles de meunier ; d’autres plus anciennes et jugées bonnes pour l’usage qu’on en aurait, semblaient des chicots sur une mandibule, attendant, enserrées par des arcs-boutants dérisoires, l’enduit, le plâtre et le stuc, les balcons et les ouvertures – bref, toutes les dérisoires affèteries qui les feraient passer de l’âge des agglomérats minoens à celui de l’urbanisme suffocant.

Enfin, comme une nappe de brouillard accrochée au versant d’une montagne disparaît soudain au débouché du col et fait place à la clarté, le nuage de poussière dans laquelle le cortège avait évolué s’estompa lorsque le cortège des déportés arriva sur une grande place rectangulaire.

S’y trouvait un civil en bicorne, secondé par un cavalier superbement habillé, lequel était accompagné par une petite escouade de lanciers vêtus à l’orientale, montés sur des petits chevaux blancs. On fit disposer la colonne en demi-cercle autour de l’homme en civil. Sur un geste de celui-ci, deux types s’avancèrent. Le premier tenait un feuillet, le second des baguettes ; celui-ci battit le tambour, celui-là beugla : « à votre nom, un pas en avant », puis il entama sa liste, d’une voix de stentor.

Pas un n’avait bougé. Dubois pas plus qu’un autre. Lorsqu’il avait entendu l’appel de son nom, il s’était raidi dans une posture arrogante et c’était tout. Le préfet fit appeler à nouveau, sans plus de succès. « Il suffit, dit-il, cette mascarade a assez duré. Il faut briser cette volonté de fer, séparez-les ! Que ceux qui ont leur nom cité soient amenés là où on les destinait, quant aux autres, fichez-les à la caserne en attente de les transférer. Les rations sont réduites au minimum, pour tous. Allez ! »

Sans ménagement, Dubois et certains de ses camarades furent tirés du rang. La Marseillaise se fit entendre, sans aucun effet sur les gendarmes que de les rendre plus brutaux. Le jeune homme fut amené devant le militaire à cheval. « Monsieur, lui dit celui-ci, je me nomme Mussé de Lantrac, colonel de l’armée française, j’ai ordre de vous amener à son excellence Monsieur le Procureur-général, qui souhaite s’entretenir avec vous, je vous prierai donc de m’accompagner sans esclandre… À défaut, vous conserverez vos chaînes.
– Il ne peut être question pour moi d’obtempérer répondit Dubois d’une voix peu assurée, les chaînes ne me gênent pas. J’y suis maintenant accoutumé…
– Je vois, fit Lantrac, nous avons affaire à une forte tête, j’aime cela. Eh bien vous autres, emparez-vous de lui. Dépêchons, monsieur le Procureur-général nous attend. »

Quelques minutes plus tard, Dubois fut introduit dans le bureau du Procureur-général. Celui-ci l’accueillit avec bonhomie, s’indigna des chaînes qui entravaient sa marche et les fit enlever. Puis déclara à Dubois que les conditions d’un entretien paisible lui semblaient maintenant réunies.

«  Voyez-vous, poursuivit-il, vous avez bien de la chance : votre père, qui est aussi un glorieux soldat, a su nous présenter la cause de votre conduite sous un jour favorable, si bien que l’autorité que je représente ici pense qu’il est juste de revoir votre condition, pour autant que vous acceptiez le marché que je vais vous proposer, bien entendu… Voyez-vous, jeune homme, tout est à faire ici et les bras manquent. Et quand je dis que tout est à faire, figurez-vous qu’il manque à Alger certaines infrastructures essentielles. Enfin bref, je vais au but : il y a ici un chantier très important qui s’achève et nous avons pensé, vu votre métier, que vous pourriez accepter d’y participer…
– Ai-je le choix ?
– Laissez-moi terminer, jeune homme, je répondrai à toutes vos questions par la suite. Mais avant tout, permettez-moi de vous préciser une chose : je ne suis pas homme à me satisfaire d’un refus. Et vous devez savoir que votre sort dépend de votre réponse, mais également celui de vos compagnons. Me suis-je fait bien comprendre ? Vous n’avez qu’un mot à dire et vous serez rendus à l’armée. Vous serez tous affectés à des travaux de fortifications.. Vous serez bien entendus entravés et, comment dire, eh bien disons que vous aurez tellement faim et soif, vous et vos semblables, qu’une mort rapide vous attend. C’est que voyez-vous, nos ressources sont limitées et nous devons faire des choix dans leur distribution.
– J’ai compris répondit Dubois. Je suis contraint et forcé mais j’accepte.
– Bien, bien, je vois que vous commencez à réfléchir, c’est bien. Je vais faire avertir Monsieur Dejazet que nous disposons à présent d’un futur maître queux. Vous pouvez disposer, jeune homme, je crois que votre père sera satisfait de savoir que vous êtes à présent rendu à la raison… Vous pouvez disposer, vous êtes libre, on viendra vous quérir dans l’antichambre. »

« Dubois Hippolyte, maître queux, c’est ça ?
– Euh…
– On plaisante… Cuisinier ?
– C’est ça.
– Bon ben toi, tu vas tout de suite par là… Régime de faveur, le colonel t’attend. »

Le scribouillard indiqua de la plume un homme à cheval qui se tenait un peu en retrait. Dubois prit sa direction.
 » Monsieur, lui dit le cavalier, je me nomme Mussé de Lantrac, colonel de l’armée française, j’ai ordre de vous amener à son excellence Monsieur le Procureur-général, qui souhaite s’entretenir avec vous, je vous prierai donc de m’accompagner sans esclandre…
– Et mes menottes ?
– On vous les ôtera plus tard, suivez-moi, nous allons au palais, c’est la grande bâtisse que vous voyez là, avec la grande horloge… Hâtons-nous, monsieur le Procureur-général nous attend. « 

Quelques minutes plus tard, Dubois fut introduit dans le bureau du Procureur-général. Celui-ci l’accueillit avec bonhomie (« Ah, voici notre jeune protégé ! »), s’indigna des chaînes qui entravaient sa marche et les fit enlever. Puis déclara à Dubois que les conditions d’un entretien paisible lui semblaient maintenant réunies.

 »  Voyez-vous, poursuivit-il, vous avez bien de la chance : votre père, qui est aussi un glorieux soldat, a su nous présenter la cause de votre conduite sous un jour favorable, si bien que l’autorité que je représente ici pense qu’il est juste de revoir votre condition, pour autant que vous acceptiez le marché que je vais vous proposer, bien entendu… Vous l’avez entendu, jeune homme, tout est à faire ici et les bras manquent. Et quand je dis que tout est à faire, figurez-vous qu’il manque à Alger certaines infrastructures essentielles. Enfin bref, je vais au but : il y a ici un chantier très important qui s’achève et nous avons pensé, vu votre métier, que vous pourriez accepter d’y participer…
– C’est à dire que…
– Laissez-moi terminer, jeune homme, je répondrai à toutes vos questions par la suite. Mais avant tout, permettez-moi de vous préciser une chose : je ne suis pas homme à me satisfaire d’un refus.
– Monsieur le…
– Il suffit ! Vous devez savoir que votre sort dépend de votre réponse, mais également celui de vos compagnons. Me suis-je fait bien comprendre ? Vous n’avez qu’un mot à dire et vous serez rendus à l’armée. Tous affectés à des travaux de fortifications.. Vous serez bien entendu entravés et, comment dire, eh bien disons que vous aurez tellement faim et soif, vous et vos semblables, qu’une mort rapide vous attend. C’est que voyez-vous, nos ressources sont limitées et nous devons faire des choix dans leur distribution.
– Oui, répondit Dubois.
– Bien, bien, je vois que vous commencez à réfléchir, c’est bien. Je vais faire avertir Monsieur Dejazet que nous disposons à présent d’un futur maître queux. Vous pouvez disposer, jeune homme, je crois que votre père sera satisfait de savoir que vous êtes à présent rendu à la raison… Vous pouvez disposer, vous êtes libre, on viendra vous quérir dans l’antichambre. « 

Dubois demeurait depuis un bon quart d’heure devant le bureau du Procureur-général. On lui avait apporté un siège et proposé de s’asseoir, un soldat était venu lui porter un verre d’eau coupée au café. « Tiens citoyen, tu peux boire par petites gorgées, le premier ennemi, ici, ce n’est pas le régime, c’est la soif. » Dubois lui avait souri. Le soldat avait continué
« Alors, ça a été avec le bavard ?
– Ben, je n’en ai pas placée une.
– Oh ça, c’est normal. Il ne faut surtout pas lui couper la parole… C’est ça que nous autres on l’appelle le bavard.
– Ce n’est pas le seul. Depuis que j’ai été fait aux pinces, je passe devant des gens qui parlent comme s’ils savaient ce que je pense et ce que je vais dire. Ici, ça a été le même. On m’a mis un marché en main… que j’avais pourtant déjà accepté. S’il me l’avait demandé, je le lui aurais dit. Au lieu de ça, il m’a menacé.
– C’est normal, comme tous les robins.
– Ben, c’est malin. Avec ça, je ne sais toujours pas au juste à quoi on me destine. On m’a parlé d’un Dejalet…
– Dejazet ? Ah, lui, je le connais. C’est celui qui s’occupe du chantier du Grand Hôtel. Eh bien, dans un sens, tu as de la chance, car ce Dejazet a bonne réputation mais d’un autre côté, c’est la grande affaire de Saint-Maur. Le bavard va tous les jours sur le chantier. Il faut absolument qu’il soit achevé pour je ne sais pas quand. Et le préfet aussi. Et tous les gros de la place. Enfin bref, tout ce qu’Alger compte de notables a les yeux rivés sur le chantier. Regarde, viens voir à la fenêtre ! Tu vois les échafaudages là-bas, avec les types qui vont et viennent ? Eh bien c’est le chantier, c’est là que tu vois. Et regarde, regarde, tu vois le type qui traverse la place, avec le chapeau ? Eh bien c’est lui, c’est Dejazet, c’est ton patron. »


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