Prologue : Le dit du poulpe

Je suis Téthys, poulpe d’Alger. De mémoire de pieuvre, cela fait peu de temps qu’on les voit strier le mouvant plafond de l’onde. Près du rivage ils ont nagé, puis, puisque la hardiesse naît de l’habitude, dans les herbiers, vers les abysses de l’eau profonde.

Lorsque souffle le vent du Nord, la houle grise porte l’alarme !

Nous ne nous en souciions pas, tant ils étaient lents, maladroits…Puis vinrent les filets, les nasses, tous les savants dispositifs d’une conquête pas à pas. Et nous, habitants des parois, poissons, crustacés, limaces, cachés dans les coupants récifs !

Lorsque souffle le vent du Nord, la houle grise porte l’alarme !

Quand l’ancre encore aqueuse est hissée sur le quai, elle est innocente d’avoir raclé le roc, que sais-tu donc de ses forfaits ? Écoute un peu, petite, petit, ou bouche-toi les oreilles. Si nos voix sont celles dont tu te moques, ce couplet-ci est imparfait.

Lorsque souffle le vent du Nord, la houle grise porte l’alarme !

La rame plonge et le rameur aussitôt fait la retire : se gomme la trace de l’épouvante, en éternel recommencement. Et d’oblitérer les fureurs englouties ! D’effacer Troie, Tyr, Sagonte, Navarin, Lépante ! Au nécessaire aveuglement :

Lorsque souffle le vent du Nord, la houle grise porte l’alarme !

En juin dix-huit cent trente, le dix-huit (pour être précis), ce furent sept-cents vaisseaux qui vomirent le malheur sur la citadelle de Barberousse. Et les milices de procéder de la culture ! Nouveau bourreau, nouvel empire, écoute un peu ma ritournelle :

Lorsque souffle le vent du Nord, la houle grise porte l’alarme !

Et nous ? Peuple des profondeurs, ne croyons pas à leurs histoires ! Même le rameur ne reste au banc que pour le temps de la bataille : chaque identité est un leurre en même temps qu’une passoire. De l’oligarque au taliban, de l’icône à l’épouvantail.

Lorsque souffle le vent du Nord, la houle grise porte l’alarme !

Comment me définir ? Je suis Thétys poulpe d’Alger. Dans les tréfonds, les anfractuosités, les noires échancrures, je tente de survivre et puis c’est tout. Et parmi toutes les raisons qui valent, c’est aussi la prime loi de la nature.

Lorsque souffle le vent du nord, la houle grise porte l’alarme !

Remonte, plongeur, à la surface. On te dira ce qui s’y trouve. Tu battrais des mains aux étoiles hissées là-haut par les palancres ! Quant à moi, créature lasse, icône des uns, des autres épouvantail, réducteur, je vois le piège et vous fuis dans un jet d’encre.

Lorsque souffle le vent du nord, la houle grise porte l’alarme !


Passer au chapitre suivant ? C'est ici.