Chapitre douze : bleu, blanc, rouge (4/5)

Quatrième épisode : bleu feuilleté

Bleu du ciel, profond, soyeux comme du velours, bleu immobile, bleu qui écrase, bleu vertical, bleu presque de nuit, bleu de la masse et des rochers, bleu d’outremer, bleu de la philosophie, bleu qu’on évite, bleu qui transporte, bleu qu’on contemple à la dérobée.
Bleu de la mer, de Minos et des sirènes, bleu qui danse et qui scintille, bleu de l’air léger, bleu joyeux, bleu qui tourne comme une chanson d’amour, bleu posé sur tout un arc-en-ciel, bleu d’azur, bleu d’Ulysse et des hommes de Carthage, bleu des petites portes et des petites maisons, du bitume et la bouteille, bleu fraternel de la Méditerranée.

Ils étaient trois hommes entre deux couches de bleu, petits trois hommes sur une barque de pêche, partis dans la matinée, sans un mot (main tendue des habitudes, main émue des maladresses). Payeulle regarde la mer, il est assis, le canon du fusil posé sur son épaule, il a l’air d’épouser tous les mouvements du bateau, comme s’il les pressentait ; Dubois, moins à l’aise, cahote comme en diligence sur une route de campagne – cependant ravi, c’est un enfant qui pose la main sur le bastingage, puis la retire – il sourit à Payeulle, qui sourit à son tour puis retourne à sa contemplation, alors il sourit au capitaine, sans retour d’effusion, il remet la main sur le bastingage ; le capitaine ? un petit diable à la peau presque noire (sans doute un lointain rejeton d’esclave nègre), avec une moustache de bachi-bouzouk et des mains d’étrangleur, les yeux rivés sur une destination inconnue.

Un point bleu entre le bleu du ciel et le bleu de la mer, pas très loin d’une crique : c’est là. Le capitaine met la voile triangulaire face au vent. Le bateau s’immobilise. On pêche, c’est-à-dire qu’on immerge quelques nasses comme on ferait des ancres, et qu’on s’accroche à de longues gaules, hérissées d’hameçons gros comme des index. Chacun regarde sa ligne. On parle peu, et bas.

Vers treize heures, écrasés par la chaleur, on n’en a pas moins faim. C’est Payeulle qui pose sa canne et dit : « j’ai la dalle ». Le capitaine opine du chef. Dubois reste tout petit, discret. Il se lève, attrape sa besace (dedans deux bouteilles – une d’eau, une de vin coupé ; une miche ; deux oignons, trois carottes, un morceau de viande séchée, bien trop pour lui tout seul) et en tire un carré de tissu noué en son centre. Dubois défait les nœuds : il y a là deux avisances, côte à côte.

« C’est une sorte de petit pâté, une spécialité de mon pays. Normalement, ça se mange tiède, mais là, évidemment… dit Dubois en tendant la petite brique de pâte feuilletée à Payeulle. C’est ce que j’ai servi hier aux ouvriers. Bien sûr, ça ne vaut pas le pâté de Saint-Maur mais tout le monde a aimé. Les Italiens, eux, ils n’en sont pas revenus. Les gars, ils savent ce que manger veut dire mais ils n’y connaissent rien en pâtisserie.
– C’est bon, dit Payelle, c’est comme un chausson à la viande. C’est quoi à l’intérieur ?
– Un genre de hachis que je fais avec du porc, du veau, un œuf, des oignons, du persil, de la muscade et du vin blanc. C’est plutôt simple. Le difficile, c’est la pâte. Feuilleter, c’est du travail. Faut abaisser, abaisser, avec du bon beurre – et c’est pas facile d’en trouver ici. Mais Saint-Maur m’en avait obtenu pour son pâté.
– C’est pas la même chose ?
– Ah non répondit Dubois, faut pas confondre. Le pâté pour Saint-Maur, c’est de la gastronomie. Du travail d’orfèvre ! Et puis d’abord c’est de la pâte brisée, ici, c’est feuilleté. Et puis c’est un en-cas, quelque chose qu’on prend pour la route, c’est pas pour la table des grands. Moi, j’en mangeais déjà quand j’étais petit, à Givet ; ça me fait toujours le même effet. Les pâtés pour aristos, faut reconnaître que c’est très bon, mais il faut aussi que ce soit tape-à-l’œil. Ici, ce qui est bon, c’est que c’est simple et bien fait.
– Succulent, dit Payeulle, il en reste ?
– Il ne m’en reste qu’un dans la musette, mais j’ai pensé que peut-être… le pilote ?
– Mais t’es fou, il est musulman ! Y bouffe pas de porc, pour eux, le cochon, c’est pas bon.
– Je sais dit Dubois, mais quand même, c’est dommage, non ? Ces gens ne savent pas ce qu’ils ratent.
– Oh, moi je me pose pas de questions dit Payeulle, je respecte et c’est tout. C’est comme les juifs, y z’en bouffent pas, y z’en bouffent pas. Ça fait fait qu’il nous en reste plus et que tout le monde est content. Allez, avance la chose, je vais lui faire un sort, moi. »

Dubois tendit l’avisance à Payeulle, qui la montra à son tour à l’homme qui était à la barre. « Hé dis donc, capitaine, ça te dit de goûter ? Mais c’est cochon, hein ! C’est du ralouf ! »

Le capitaine déclina poliment, avec un grand sourire et la main en opposition.

« Tu vois, je t’avais bien dit » dit Payeulle à Dubois. Il posa le petit pâté sur la banquette de bois, se lava les mains à l’eau de mer et sortit de sa besace un mouchoir dans lequel étaient renfermés un croûton de pain, un oignon, un poivron et un morceau de fromage qui paraissait dur comme du bois. Puis, il prit le tout et se rapprocha de l’homme à la barre. « Ça c’est pas du ralouf, capitaine, c’est pour toi, moi j’ai déjà mangé. Allez, je prends les commandes, capitaine, c’est l’heure du haffaga, manger ».

Sitôt l’en-cas du capitaine expédié, les trois hommes se relevèrent. On tira les nasses hors de l’eau (« pas bézef » dit Payeulle, « pas bézef » enchérit le capitaine : trois crabes, une étoile, un petit poulpe que Dubois insista pour remettre à l’eau) et l’on fit le compte des poissons. « De toutes façons, dit Payeulle, on n’était pas vraiment venu pour ça. Ça doit être fini, maintenant. On va rentrer, on ira se planquer quelque part au frais, dans une crique. Ça fait un retour vers 17 heures, tout sera fini, Saint-Maur aura fini son pâté. » Payeulle fit une pause. « Et tout sera nettoyé, allez. » Et de poser la main sur l’épaule de Dubois « c’est déjà fini, tu sais, cela se fait au matin, ces saloperies-là. »