Chapitre douze : Bleu, blanc, rouge (3/5)

Troisième épisode : de l’anisette et de l’assassinat légal

Joseph ne reparut pas de la journée. Dubois fit les cent pas devant son fourneau et s’occupa de la cuisson de son pâté. À vingt heures, peu de temps avant le bref crépuscule, il alla trouver Dejazet. Celui-ci se trouvait dans le Grand Café, attablé avec l’inspecteur Roche. « Ah,voici notre Apicius ! Et alors monsieur Dubois, où en sommes-nous avec ce pâté ? » dit-il, en l’invitant d’une main impérieuse à prendre place à table.
– Ma foi, je n’en suis pas mécontent… La croûte me semble réussie… Enfin, nous verrons demain, je ne peux pas aller plus vite que la musique…
– En parlant de musique, il me semble que la nôtre a cessé son concert. Eh bien, il va falloir fermer notre établissement… « 

À ce moment, Roche leva un œil vers Dejazet et dit, très distinctement :
« encore un verre !
– Je vous demande pardon ? dit Dejazet.
– J’ai dit que je voulais encore un verre ! reprit Roche.
– Monsieur l’inspect…
– J’ai dit que je voulais encore un verre » hurla Roche. Il abattit son poing sur la table. Après quelques instants de silence, il leva l’index, qu’il posa en long sur l’arête de son nez et répéta, d’une voix beaucoup plus douce : « j’ai dit : un verre ! filez-moi encore un guindal ». Puis il s’affala sur la table, le front sur le marbre, inerte. Presque instantanément, il se mit à ronfler comme un sapajou. De sa bouche à moitié ouverte s’écoulait un filet de bave.


Dubois, qui avait pris place juste en face de lui, ne put s’empêcher de sourire à Dejazet. Celui-ci paraissait comme toujours empêtré. Il fit un geste au serveur de renouveler la commande de Roche. On apporta sur un plateau un verre à pied en cristal, au quart rempli d’un liquide transparent, qui devint joliment translucide lorsqu’on le mélangea d’eau. « Oui, oui, c’est bon », dit Dejazet pour arrêter l’opération et, passant du serveur à Dubois, il dit : « c’est de l’anisette. ça vient de Bordeaux. Les Européens ne boivent plus que ça. Il paraît que ça guérit tout et que cela purifie les humeurs.
– Je vois… répondit Dubois.
– Je sais ce que tu penses. Cela peut arriver à tout le monde. Tu voulais me voir ?
– C’est Joseph, on s’est disputés, il a foutu le camp.
– Ah bon, et pourquoi ? Il n’est pas venu demander son compte, en tout cas.
– C’est à cause de l’exécution. Il m’a dit qu’il voulait y aller et j’ai dit non.
– Non ? Et pourquoi ? Mais quelle idée bizarre ! C’est ici, en plus, sur la place. Demain, on dresse les bois de justice. Il va y avoir du monde…
– Je n’aime pas ça. J’avais prévu… Enfin, normalement, je m’étais arrangé avec Pujols. Il connaît quelqu’un… Bref, je devais aller à la pêche après-demain, pour éviter ça. Et j’avais prévu de prendre Joseph avec moi.
– À la pêche ? Le tout Alger sera au spectacle et monsieur Dubois va à la pêche ? Dejazet éclata d’un rire sonore. Et Payeulle, qu’est-ce qu’il en dit, le brave Payeulle ? Je te rappelle que tu es censé ne pas quitter la ville et qu’il est chargé de ta surveillance. Il en dit quoi ?
– Ben, je ne le lui ai pas demandé. Je ne lui parle pas la plupart du temps. Enfin, c’est quand même une sorte de geôlier.
– Il va falloir plus que cela pour m’en convaincre… Eh bien, demandons-lui.
– Euh, non, enfin, je….
– Tatata ! J’en réponds comme de mon fils. On va lui demander et c’est tout. La pêche, ha ha ! »


Dejazet quitta la table et se dirigea vers le vestibule. Au bout d’une grosse minute, il revint avec Payeulle. Le geste ralenti, celui-ci avait les yeux roses et dilatés, comme s’il était aux prises avec un profond chagrin. « Assieds-toi, lui dit Dejazet, il faut qu’on discute. Ta jambe, ça va ?
– On fait aller, dit Payeulle, il y a des jours… Ça lance un peu.
– Nous n’en avons pas pour longtemps dit Dejazet, mais figure-toi que… « 

Lorsque Dejazet eut finit son exposé, Dubois croisa le regard de Payeulle. C’était la première fois que les deux hommes se toisaient d’une manière aussi marquée. Payeulle s’adossa au fond de la banquette, prit une inspiration et dit « Il a raison. Ce n’est pas un spectacle. Vous avez déjà vu une exécution capitale, monsieur Dejazet ?
– Mais enfin, c’est évident ! Me prenez-vous pour un attardé ?
– Alors vous avez déjà assisté au spectacle du crime et vous trouvez normal qu’un enfant y prenne part ?
– Mais ce n’est pas un crime, c’est une exécution. Hé, bon sang, il faut bien que justice se fasse. Qu’y puis-je, moi, s’il y a des assassins ?
– En ce qui me concerne, dit Payeulle, je suis un soldat, pas un assassin. La mort de me fait pas peur : je peux la donner ou la recevoir, je l’accepte : c’est la loi du combat. Ma destinée. Un homme tombe, un homme meurt, le soleil brille pareillement. Mais il y a une condition pour que je l’accepte…
– Je ne comprends pas, dit Dejazet (Dubois quant à lui n’avait pas dit un mot).
– Je vous l’ai dit : la condition, c’est qu’il y ait combat. Sinon c’est un assassinat. Vous avez raison : une exécution n’est pas un crime, c’est un assassinat ! Vous me direz où vous voyez le combat dans le spectacle suivant : on amène un homme – qui chancelle ou se redresse selon son niveau de courage ou d’inconscience -, on soutient sa marche jusqu’à le faire monter sur un plancher de bois et là, on lui coupe la tête en faisant tomber sur sa nuque le poids d’une enclume aiguisée. Où est le combat, monsieur Dejazet ?
– Euh, je n’avais jamais vu les choses sous cet angle…
– C’est qu’on se garde bien de vous présenter les choses sous son aspect le plus cru. Mais moi je vais vous dire quelque chose, monsieur Dejazet. Il y a toujours eu des potences, il y en aura toujours. En a-t-on tant besoin ? je ne suis pas assez savant pour en juger. Mais si j’assiste à ce répugnant spectacle sans y être obligé, je ne suis rien d’autre que le complice d’un assassinat, même légal. Par conséquent, j’estime qu’il est honorable, sans avoir à s’en justifier de quelque manière que ce soit, de ne pas assister aux exécutions capitales. Et c’est un homme qui a fusillé qui vous le dit, monsieur Dejazet !
– Mais vous êtes un séditieux ! s’indigna Dejazet.
– Qui parle de sédition ? Je suis Français, je respecte les lois de la République. Je n’en suis pas moins homme et soldat. À ce titre… Et puis, pour en finir, monsieur Dejazet, parlons-en de cette exécution. Il faut entendre; monsieur Dejazet, il faut écouter. Vous ne les avez pas vus, les indigènes, pas entendus ? Cet homme qu’on s’apprête à raccourcir, cet homme est innocent ! »

À ce moment précis, comme s’il apparaissait pour souligner son propos, l’inspecteur Delétang fit irruption dans l’établissement vide. Il alla directement à la table, constata que Roche était inerte et dit qu’il fallait le ramener chez lui. « Aidez-moi » dit-il à Payeulle. D’un geste lent, comme si la tâche lui répugnait, Payeulle se leva. Il tendit son fusil à Dubois et lui demanda de le suivre. « Vous lui avez donné votre fusil ? » dit Delétang.
– Ma foi, si vous voulez transporter le client, j’ai besoin d’avoir les mains libres… Déjà qu’avec ma patte folle… dit Payeulle. Puis, il se tourna vers Dubois et lui dit : « C’est entendu monsieur Dubois, je vous accompagne à votre partie de pêche. Et nous irons ce soir à Bab-Azoun. Il nous faut honorer l’invitation de monsieur Pujollesse. Nous y verrons sûrement le petit Joseph. »