Cinquième épisode
Chant, cris, silence
Dejazet partit précipitamment, laissant Dubois à ses casseroles. Celui-ci avait un déjeuner à préparer, la discussion reprendrait plus tard. Dubois constata que Joseph avait comme de coutume scrupuleusement suivi ses instructions. La commande attendait sur la table.
Dubois finit d’arranger ses légumes. Francesca, la légumiste de Menton, lui avait détaillé une recette, appelée ratatouille. Quatre grosses aubergines luisaient sur la table, il en prit une avec délectation. Depuis qu’il avait découvert le légume, Dubois ne se lassait pas d’en caresser la peau.
(Tout ça dans une aubergine : souvent elle se tournait dans le lit, le ventre posé sur les draps et elle offrait son cul nu à la caresse. Elle disait un oh non qu’elle tenait peut-être d’un dresseur de serpents et l’autre Dubois, lui, hypnotisé, approchait une main plate comme pour le félin. Main qui échappait à sa volonté, partait vers le creux des reins, s’élevait rotondamment et forçait l’épaule à la poursuite vers le creux poplité, par conséquent le bras lié à la paume suivait le mouvement et ceci l’obligeait à pencher le buste et ceci lui permettait de humer et cela précédait le baiser et ce baiser voulait dire retourne-toi je brûle j’ai faim laisse-moi te sentir laisse-moi te manger. Elle riait de ses dents blanches et l’ébahi voyait s’ouvrir les portes du vestibule pour un festin d’amour).
Dubois reposa le légume, caressa les autres et se frotta les mains sur le tablier. Il prit le mélange d’épices que Francesca lui avait donné pour accommoder la préparation et le huma longuement. Des coups de feu et des cris interrompirent son étourdissement. Il se précipita à la fenêtre. Les cavaliers avaient sorti les sabres et repoussaient la foule affolée en direction de la Casbah.
En cinq minutes, l’affaire fut pliée. La place s’était vidée comme par enchantement et le calme était revenu. « Te voilà toi », dit Dubois, à Joseph qui était réapparu sitôt fait. « Je regardais » dit Joseph avec un grand sourire.
« Parfois ça tourne au vinaigre alors j’aime bien regarder les soldats.
– Mais tu peux me dire ce qui s’est passé ?
– Il y a eu un problème avec un Arabe qui tue un Français dans le fossé de Bab-Azoun. Alors il est jugé et on va lui couper son la tête (Joseph fit un geste du tranchant de la main qui vint frapper la paume de l’autre). Alors les gens ne sont pas contents parce qu’ils disent qu’il n’a rien fait et que c’est une affaire qui ne concerne que les nous. Alors ils sont venus sur la place comme chaque fois qu’ils ne sont pas contents…
– Et la discussion qui devait avoir lieu à côté ?
– Il y a des Arabes qui sont allés dans le café. Ils étaient trois. Parce que j’ai tout vu ! C’est monsieur Zafrani qui faisait la traduction pour monsieur de Saint-Maur. Moi je parle aussi ! Monsieur de Saint-Maur, il s’est fâché et il a dit aux policiers de les arrêter. Ils sont sortis par derrière, je ne sais pas où ils sont allés. Puis alors, monsieur de Saint-Maur il a dit à monsieur Zafrani de dire aux gens de rentrer chez eux et que justice serait faite. Puis les soldats, ils ont dispersé les gens. C’est toujours comme ça avec monsieur de Saint-Maur. Il y déjà eu des gens qui sont tués… Et pourtant, Delétang, il dit que…
« Ces histoires ne me concernent pas, allez ouste, j’ai de la besogne ».
Mais Joseph ne voulut pas se laisser congédier. Un quart d’heure plus tard, le gamin était à nouveau dans les pattes de Dubois.
« Je peux pas rester, ils se discutent… Oh, mais tu fais de la Samfaina !
– De la ratatouille, Joseph, de la ratatouille… Mais d’abord j’essaye, allez, pousse-toi, faut que je finisse mon ail…
– Oh c’est ça, c’est de l’ail, ça ? Ah ben d’accord, c’est pareil. On met pareil dans la Samfaina. Tu dis ça comment ?
– Joseph tu es dans mes pattes. Ah, saperlipopette, mais tu vois pas que j’étais occupé. Je cuisine, sacrebleu ! »
Joseph fit une moue de dépit et fit trois pas en arrière. Il s’assit à une chaise, croisa les bras sur la table et resta silencieux.
Dubois à ses affaires : « ça c’est fait, ça c’est fait, ça c’est fait… Bon, il nous reste :
- quand les quartiers d’oignons sont translucides, ajouter thym, laurier, ail haché ;
- touiller sans force (pour pas casser les feuilles de laurier) ;
- encore du sel, du poivre moulu ;
- réserver le tout dans un grand plat de terre cuite ;
Dubois vient poser le plat fumant devant Joseph (« tu veux goûter ? » L’enfant ne répond pas); Bon, eh bien :
- dans la même casserole, déglacer avec trois cuillères à soupe d’huile d’olive, puis verser les aubergines (rondelles coupées en quatre) – feu vif ;
- quand les aubergines ont bu toute l’huile d’olive, verser le réservé ;
Dubois est venu rechercher sa tambouille (t’es sûr que tu veux pas goûter, allons… L’enfant ne répond pas) ; décidément, il boude, tant pis :
- ajouter les tomates en carrés
- assaisonner si nécessaire.
Dubois referma le couvercle, s’aperçut en se le reprochant qu’il avait oublié le mélange d’épices que lui avait donnée Francesca. Comme c’était sur la table, à côté de Joseph, il le lui demanda, sans succès. L’enfant aux sourcils froncés, toujours figé, avait les yeux obstinément rivés sur les nervures de la table en chêne.
« Tu vas bouder comme ça longtemps ? Bon allez, j’ai fini, donne-moi les épices… Allez, donne-moi les épices et puis, tu me raconteras tes histoires, allez…
– Non, je dirai plus rien !
– Ah Joseph, tu m’embêtes !
– Je sais même pas ce que ça veut dire ! Toi aussi tu m’embêtes ! »
L’enfant se leva et partit en courant (Joseph ne le vit plus de la journée).
« Merde, dit-il une demi-heure plus tard, avec ça, j’ai oublié mes courgettes. »
Il sortit un petit couteau, amincit les rondelles le plus qu’il le pouvait, les passa à peine dans une poêle à l’huile et rajouta le tout dans la préparation. « Mmh, fit-il, cela n’est pas mauvais. Eh bien, mon cher Hippolyte, il semble que tu as découvert quelque chose ».