premier épisode
une journée comme dix autres
La cuisine du Grand Hôtel de France était d’une modernité sans pareille. Flanchet était peut-être un imposteur – un ivrogne pour le moins – mais il avait fait acheter le meilleur matériel. En plus de la rôtissoire et du potager, Dubois pouvait à présent disposer d’un fourneau en fonte, merveille de technique et de nouveauté. Quant aux ustensiles, il n’en manquait pas un : les louches et les écumoires en bronze trônaient à côté des marmites et des poêlons, toute cette dinanderie pendue à une barre qui redoublait la structure de la cheminée.
Cependant, hors la caresse savante de l’amateur, Dubois ne toucha tout d’abord pas à ce matériel. Il laissa ses marmites et son trépied dans la salle du restaurant et il continua de les utiliser comme si de rien n’était. Toutefois, deux jours plus tard, en raison du fait que les ouvriers devaient poser un parement de marbre sur le tablier de la cheminée, il fut contraint de céder. Dejazet, qui s’était entendu jurer que Dubois ne déménagerait ni ses installations ni son galetas, eut le bon goût de ne pas relever cette capitulation.
Et lors, s’il ne fallait retenir du passé que la chronique des choses sortant de l’ordinaire, nous n’aurions rien à dire sur les quelques jours qui suivirent.
Comme de coutume,
Dubois se levait à l’appel du muezzin, se débarbouillait, enfilait sa blouse, ravivait son fourneau en y jetant quelques poignées de charbon de bois, s’en allait pisser dans la tinette, passait ses mains à l’eau, s’interrogeait tout haut sur son travail de la journée, tripotait son matériel sans autre objectif que lui trouver sa place du moment, grignotait un quignon ou un reste de la veille, s’asseyait quelques secondes, se relevait brusquement, se servait une tisane de thym, infusée depuis la veille sur la fonte, lâchait des vents de légumes secs, les yeux mi-clos dans son intimité familière, puis se mettait véritablement en route, inventoriait son garde-manger, cherchait du regard son bonnet de lin, le fichait sur la tête, posait la main sur la clinche, tournait le poignet et s’engouffrait ensuite dans le tourbillon des affaires avec autrui ;
après la prime et puante bouffée faite d’oignon, de sueur et de tabac froid, il voyait bouger une forme au genou relevé, qui s’étirait sur la banquette : les yeux roses et bouffis, Payeulle revenait à la réalité, Dubois le doublait sans un mot, quittait la salle de restaurant, jetait un signe de la main à ceux qu’il croisait dans le couloir (lancé, il ne déviait jamais de sa route), entrait dans le café et, sans un mot, venait s’attabler avec Dejazet, discutait quelques minutes, justifiait une dépense ou en appelait une autre, lampait son caoua, faisait mine de ne pas le voir s’attabler à son tour, (…) descendaient à la Marine ;
sur le chemin, il saluerait sans doute l’une ou l’autre silhouette attendue, la vieille par exemple, avec ses yeux violets, qui lui montrerait quelque chose qu’il n’irait pas voir, Joseph, qui lui emboîterait le pas, un Algérois en burnous, un Italien en blouse ou encore ce jeune cogne qui était l’assistant de Roche (Delétang, c’est cela, Delétang), toujours à surgir dans les endroits inattendus ;
au port, c’était l’exposition des poissons de roche, avec leurs formes bizarres, adaptées aux crochets ou aux ondulations dans les récifs – le pouce en l’air pour s’accorder, prix et livraison ;
dans la direction opposée, le cuisinier (…) prenaient aussi le chemin du marché du faubourg Bab-Azoun – on venait d’y détruire la porte remparée (la vieille avait raconté à Dubois que naguère, c’était dans ces environs qu’on exposait les têtes des suppliciés, posées sur les créneaux, bien en vue – lui, avec la moue du dégoût avait encore ouï une autre barbarie : « aux remparts pendaient six grands crochets qu’on appelait des ganches, sur lesquels on précipitait les condamnés, alors, selon votre chute, vous alliez vous empalez sur une quelconque partie de votre corps, ou bien vous restiez attaché, et vous attendiez la mort, suspendu au dessus du vide… affreux n’est-ce-pas ? Ah, nous avions alors des cruautés spectaculaires, pensez-vous que nous sommes à présent plus civilisés ? », Dubois n’avait pas répondu, il regardait un arbre – c’était un platane – toutes ces histoires n’étaient pas ses affaires) : il lui fallait de la viande, un quartier de mouton pour le ragoût, également des navets, des carottes, des oignons, des haricots, des tomates, de l’ail, des bouquets garnis, du thym et du laurier ;
vers les dix heures, Dubois (…) étaient de retour, il ravivait son fourneau en y jetant quelques poignées de charbon de bois, s’en allait pisser dans la tinette, passait ses mains à l’eau, on l’avait livré, il était prêt :
- plonger les haricots dans l’eau froide, faire bouillir et laisser cuire quinze minutes, égoutter et laisser refroidir ;
- pendant ce temps, couper la viande de mouton en morceaux, saler, poivrer, faire revenir au saindoux ;
- peler les navets et carottes, émincer les oignons, mélanger à la viande – feu vif !;
- détailler cinq à six tomates, ajouter au reste, décoller les sucs, couvrir d’eau aux trois-quarts, ajouter encore quelques feuilles de laurier;
- plonger les haricots dans de l’eau bouillante salée, agrémentée de trois bouquets garnis, quatre oignons plantés avec un peu de girofle, une poignée de poivre passée au pilon (« ton poivre me coûte une fortune » dirait encore Dejazet, qui demandait sans cesse à Dubois de passer aux piments), maintenir une ébullition douce et laisser cuire une heure et demie ;
- vers treize heures, la table est mise, les mangeurs sont assis – ils sont contents car il n’y a pas tous les jours de la viande -; ils disposent les cuillères et les assiettes en bois, Joseph passe et pose des pains sur la table, ils déplient leurs couteaux de poche ;
- en cuisine, mélanger la viande, les légumes et les haricots, avec l’aide de l’un ou l’autre, ajouter l’eau de cuisson des haricots et une poignée de farine pour épaissir ;
- servir chaud pour les gourmands, tiède pour les suivants ;
après, c’était la sieste (depuis le début des grosses chaleurs, les ouvriers commençaient le travail vers six heures et demi, s’arrêtaient vers dix heures pour une courte pause et reprenaient jusqu’à l’heure du déjeuner, qui marquait le début des heures creuses, ils ne reprenaient le travail que vers dix-sept heures), accablés par une vinasse bue trop vite, une collation lourde et copieuse, les hommes quittaient rapidement la tablée et allaient faire la sieste dans un coin ombragé, Dubois ne dérogeait pas à cette règle ;
lorsque l’horloge de la Djénina sonnait les dix-sept heures, on venait de se remettre au travail, Dubois vaquait comme les ouvriers, c’est-à-dire qu’il rangeait, nettoyait, préparait la besogne du lendemain ;
quand les uns après les autres les ouvriers avaient quitté le chantier, on entendait la musique sur la place, Dubois (…) s’asseyaient à la terrasse du Café Français, une gargote à côté de la Djénina, pour une limonade et lui l’anisette, regardaient passer la promenade, derrière lui, enfin derrière le bâtiment, il pressentait la masse confuse de la Casbah, avec ses odeurs fortes et ses cris gutturaux, il (…) voyaient débouler des petits va-nu-pieds, jeunes tire-laines, devant eux le bleu de la mer ;
qui s’assombrissait d’abord, comme si la nuit montait des profondeurs, et sur ce décor d’azurs obscurcis, Dubois contemplait les oiseaux sur la ville (des pigeons faméliques qui s’égaillaient à la vue du faucon) et repassait le fil de sa journée ;
dans quelques minutes, la nuit serait tombée comme un couperet, abruptement, impitoyablement, nécessairement, Dubois sentirait la fraîcheur des étoiles ;
il dirait, parce qu’il fallait bien lui dire quelque chose « nous allons rentrer, je prends une collation et je me couche…
– puis-je finir ma pipe ? » répondait-il, Dubois faisait oui de la tête ;
de retour dans sa cuisine, il ravivait son fourneau, en y jetant quelques poignées de charbon de bois, s’en allait pisser dans la tinette, passait ses mains à l’eau, se couchait, les yeux fixés sur le plafond ;
derrière la porte, il entendait encore le zouave Payeulle, qui, durant toute la journée, ne l’avait pas quitté d’une semelle.