Alger, le 17 juin 1849,
Ma chère sœur,
Hier, j’ai reçu deux lettres de toi écrites à une semaine d’intervalle, ce qui m’a fait un grand plaisir.
Je vais bien et ma situation ne cesse de s’améliorer. Mes rapports avec M. Dejazet sont de plus en plus cordiaux et les ouvriers semblent m’avoir adopté. Alger est une ville magnifique et le séjour me pèse de moins en moins. Tu m’indiques que notre père se démène pour obtenir la levée de mon bannissement, je commence à penser que j’aurais un petit pincement au cœur s’il y parvient, en dehors du plaisir que j’aurais à vous retrouver, bien entendu !
Après un printemps agréable, le temps s’est définitivement fixé au grand beau. Il est rare d’apercevoir un nuage dans le ciel et la chaleur se fait sentir tous les jours un peu plus fort. Il paraît qu’une sorte de chape de chaleur s’abat chaque année sur la ville, qui ne s’achèvera qu’en septembre, où des pluies diluviennes sont à attendre. Tout le monde semble craindre l’été, qui ralentit les activités comme l’hiver le fait chez nous : durant les trois ou quatre mois de grosses chaleurs, plus rien ne poussera, l’herbe deviendra poussiéreuse et les plantes fourragères entreront en sommeil.
La sortie de l’été devrait coïncider avec l’inauguration complète du Grand Hôtel. Toutefois les travaux du rez sont maintenant achevés. Le bâtiment est orné de colonnades et légèrement surélevé. Le style est très moderne, très sobre, avec un fronton qui s’avance dans la place. On y accède par un escalier de cinq marches en travertin. C’est là que se tient dorénavant la musique militaire qui se réunit au moins une fois par semaine.
L’entrée du bâtiment est un vaste vestibule. Dans le fond se trouve le grand escalier qui mènera aux étages. Quatre portes donnent sur cette pièce. Les portes qui se trouvent le plus près de l’entrée donnent accès d’un côté sur la salle de café, de l’autre sur la salle de restaurant, elles sont entièrement vitrées et laissent apercevoir deux salles de grande dimension, avec des banquettes incluses dans les boiseries, de grands miroirs et des décorations en stuc. On vient d’installer un comptoir dans le grand café. Cet ensemble est très beau et ne déparerait pas le plus prestigieux établissement de la capitale. J’oublie de te dire que M. Dejazet a reçu six énormes lustres avec des pendeloques de cristal, qui rehaussent encore le prestige du lieu.
Une fête s’est donnée ici à l’occasion de l’ouverture du grand café et a fait l’événement. Le tout Alger s’y est pressé. Il faut dire que la ville ne disposait pas encore d’un tel établissement. À cette occasion, j’ai aperçu tout ce que la ville compte de notables, messieurs le préfet et le Procureur-général qui représentaient les autorités civiles, et un grand nombre de militaire de l’État-major. Le bal aux lampions a duré jusqu’à trois heures du matin. On promet une fête encore plus fastueuse pour l’inauguration générale (…)
L’eau se faisait rare : plus d’un mois qu’il n’était tombé de pluie.
Au début de la sécheresse, entêté comme en amour, on ne s’était pas figuré les conséquences de cette disparition. On ne s’était pas inquiété. Au détour d’un hasard, on pouvait encore humer l’odeur fraîche de l’eau. On pouvait donc s’imaginer son retour, se dire qu’on pourrait l’attraper à la bonne occasion, la retenir par la manche, lui faire entendre raison.
C’est qu’on la savait cachée dans les nuages, la boudeuse. Était-ce de notre faute ? On avait sans doute un reste de mauvaise conscience car durant les mois d’hiver, on s’était allé quelque fois à espérer sa disparition, à la maudire, à lui préférer le soleil ou, plus naturellement, à ne pas y faire attention. On ne pouvait s’empêcher de penser que c’était peut-être dans cette étourderie d’amant comblé qu’il fallait chercher la cause de la bouderie. On y pensait même avec le sourire : quand même, quel sale caractère ! est-ce qu’elle n’exagérait pas un peu la punition ? On lui promettait la lune, des attentions constantes, on avait des projets de jardinier à Babylone. Fière au balcon et sourde aux mandolines, la pluie ne répondait pas.
En juin, on repérait déjà plus difficilement ta présence, face à l’aube immense ou en début de soirée. On se souvenait de ton passage au tracé des petits torrents qui entaillaient jadis le flanc des collines mais chaque jour, la chantante cicatrice que tu avais déposée dans le creux des ravins s’estompait.
L’herbe brunissait et cédait la place à des épis brûlés, cassants. Abasourdis par l’absence violente, les oiseaux ne volaient plus que dans l’ombre. Les chiens, les chats, les petits rongeurs, toute cette foule animale rasait les murs poussiéreux, rongés par le vent d’Égypte ou celui du désert, qui léchait la ville de ses flammes brûlantes et accentuait la morsure du soleil.
On commençait de contempler le rien, ce qui lassait très vite. Mais se lever ? déambuler ? philosopher sous les portiques ? Macache bono : chaque effort était douloureux. Oh, ce n’était pas tant qu’on suait – il faisait beaucoup trop chaud pour cela -, c’était qu’on était essoufflé en permanence, à chaque changement de rythme. Et le soleil partout vous écrasait de son poids lumineux. Regarde, disait-il, je suis le maître de la lumière et de l’ombre (il fallait sécher le linge bien à plat pour éviter la zébrure des tissus), rien dans ce monde n’échappe à mon empire.
Hébété, il avait rapidement abdiqué et s’était soumis à ce pouvoir sans limite. Les premiers jours, aux terrasses ombragées, elles évoquaient encore les rivières paresseuses, les prairies grasses et perlées, les cerises luisantes – toutes les illustrations d’un printanier songe métropolitain. La réalité nous détrompait au réveil. Vous passiez dans les rues, leviez les yeux au ciel et aperceviez, en haut des pignons, l’hématome éclatant que le poing du soleil causait aux murs de chaux. Baisse les yeux, presse le pas ; dès que tu quittes l’ombre, tu se sens frappé d’abord, englué ensuite et ne fuis qu’à grandes difficultés. Je rattrapai mon souffle, ébloui, et voyais toujours danser mille soleils sous les paupières mi-closes.
Dans ces conditions, le service au fourneau était une torture de chaque instant. Dubois travaillait torse nu. Il n’avait trouvé d’autre moyen de se rafraîchir que de se plonger la tête et le torse à intervalles réguliers dans un grand baquet d’eau de mer, que le jeune Joseph allait chercher au port à dos d’âne. Toutefois, Dubois dut bientôt abandonner cet expédient, qui lui laissait la peau craquelée.
« C’est pour ça, alors ? C’est pas pourquoi je t’ai dit que l’Eugénie elle a dit à La Norine qu’elle t’avait vu et qu’elle a dit que tu étais bien fait ?
– T’es vraiment un fripon, toi, et tu traînes partout. Allez, fiche le camp, je vais faire le pain.
– Je peux rester, dis, je peux rester ? Allez…
– Bon. Mais tu te mets là, d’accord ? Et tu ne fourres pas tes pattes partout ! »
« La Norine elle dit que t’es de la graine de brigands, un semeur de chenlit. Ça veut quoi dire ? »
Dubois s’arrêta de pétrir et pointa les yeux vers Joseph. « Mais t’arrêtes jamais de causer, ma parole, tu vois pas que je suis occupé ?
– Des fois tu parles quand t’es occupé. Même tout seul tu parles, alors… Et puis, ça veut dire quoi semer de chenlit ?
– Mais c’est pas ça ! D’abord, c’est chienlit, pas chenlit. Chie-en-lit : je crois que c’est une mauvaise herbe. Comme le pissenlit.
– Sauf que de pisser, on chie, c’est ça ?
– C’est ça.
– Et pourquoi que tu en sèmes, alors ?
– Mais je ne sème rien du tout ! c’est une expression. Cela veut dire que…
– Que quoi ?
– Oh mais d’abord, t’es sûr d’avoir bien entendu ?
– Pardi, ça c’est pour sûr. La Norine, elle discutait avec monsieur Flunchet. Ils se voient en cachette, pis y le font comme aux remparts.
– Mais de quoi tu parles ?
– Eh ben je dis que la Norine, elle vatenvoir monsieur Flunchet derrière, que Flunchet, il lui remonte les jupes et puis qu’ils le font debout yallah yallah comme aux remparts, à Bab-Azoun. Et après, ils discutent et Flunchet, il lui donne des choses à manger et du flouze.
– Du quoi ?
– Du flouze, des pièces. Comme tu donnes pour acheter. De l’argent, du flouze…
– Ah oui, évidemment…
– Et donc ?
– Et donc ?
– Pourquoi qu’elle dit la Norine que tu sèmes de chienlit ?
– Joseph, on dit semer du chienlit. Mais de toutes façons, je sème rien du tout.
– T’es quand même venu avec les brigands…
– D’abord, ce n’était pas des brigands, c’était des gens comme tout le monde. Coincés au mauvais endroit dans une mauvaise pièce, voilà tout. Et puis je n’ai pas envie d’en parler, c’est loin tout ça.
– Tu vas repartir ?
– Repartir ?
– En France, tu vas repartir ?
– Mais je ne sais pas, enfin, j’espère. J’attends des nouvelles. Oh, et puis tu m’agaces ! Ce que je peux affirmer, c’est que j’ai du pain à faire. Je n’ai pas de réponse à toutes tes questions, on verra, c’est tout. Tiens, tu sais, tu vas être gentil, tu vas courir où tu veux et tu me ramènes deux livres de farine. Et tu demandes à M. Dejazet de te donner l’argent. Le flouze, comme tu dis.
– J’y yalle, j’y yalle. »
Le gamin salua comiquement, fit demi-tour sur lui même et courut jusqu’à la porte. Il n’eut pas le temps de l’ouvrir : Dejazet l’avait fait avant lui.
Le pied-bot avait l’air catastrophé. Il attendait Saint-Maur. Qu’allait-il lui dire ? Comment lui expliquer ? Ô pécaïre !
Dejazet répétait répétait répétait (il s’en arrachait les cheveux, presque). Sur un bateau pour Naples ! Et il ne s’était pas méfié. Et il lui avait payé ses gages, avec trois mois d’avance et la somme de la commande ! Son patron… Sa carrière était brisée ! Et Saint-Maur ! Il en ferait une attaque ! Enfin, enfin, enfin ! C’était une catastrophe ! Et Dejazet de demander : « Et toi, tu ne t’es pas rendu compte qu’il avait foutu le camp, sans doute ?
À proprement parler, ce coup ne fut une surprise pour personne. À part Dejazet, tout le monde avait constaté que Flanchet n’en menait pas large, qu’il n’investissait pas les nouvelles installations et que le menu du banquet, qu’il avait promis mille fois, n’en était qu’à l’état d’ébauche ; comme si Flanchet avait renoncé avant même d’avoir commencé ou comme s’il n’était qu’un filou, évidemment. Cependant personne n’avait véritablement anticipé les conséquences de la défection pressentie.
Tout d’abord se posait le problème de la main d’œuvre. Le cuisinier envolé, c’est toute sa brigade qui partait avec lui – ou plutôt, pour écrire exactement – qui ne viendrait pas. Adieu les laquais, les commis sauciers, les rôtisseurs, les pâtissiers, tout le personnel invisible et costumé nécessaire à la mascarade.
Ensuite se posait l’épineux problème du menu. En effet, si élaborer une suite de plats semblait facile, il fallait compter avec un approvisionnement défaillant. Par exemple où trouver les turbots, les bécasses, les truffes, le foie gras, le gibier, les asperges, les vins fins ? Il fallait quasiment tout faire venir de la métropole et l’on savait que les produits arrivaient souvent gâtés par la traversée. Dejazet avait compté sur Flunchet pour pallier le problème en remplaçant une partie des mets nécessaires par de la production locale.
Pour finir, et ce n’était pas le moindre pour Dejazet, la défection de Flunchet risquait de ruiner sa réputation.
« En somme, finit-il par concéder à Dubois, je suis foutu.»
Dubois n’avait rien répondu. Les deux hommes étaient restés silencieux quelques instants puis Dejazet s’était éclipsé.
Le soir-même, au moment où l’accablante chaleur desserrait son étreinte, Dubois avait vu revenir Dejazet, accompagné par un grand type habillé à l’européenne mais qui semblait algérois de souche.
« Bonjour monsieur Dubois, dit Dejazet, je vous présente monsieur Benjamin Zafrani, qui est natif d’Alger mais qui connaît notre culture, j’ai pensé qu’il était bon qu’il se joignît à notre conversation…
– Bonjour monsieur, répondit Dubois, en quoi puis-je vous être utile ? »
Zafrani rendit son bonjour à Dubois mais resta ensuite silencieux. « Bon, dit Dejazet, maintenant que vous avez fait connaissance, eh bien j’imagine que c’est à moi de poursuivre… Donc, comme vous le savez, monsieur Flunchet nous a fait faux bond. Il apparaît maintenant que nous avons été joué et qu’il n’était qu’un imposteur. Monsieur de Saint-Maur, que j’ai vu tout à l’heure, m’a promis que tout serait mis en œuvre pour le punir de son forfait mais même dans ce cas, il est impossible d’imaginer qu’il reprenne son poste. C’est donc monsieur Dubois qui a été désigné, sur ordre de monsieur de Saint-Maur, d’organiser le banquet. Monsieur Zafrani s’est proposé de vous aider dans cette tâche, il connaît bien les marchands locaux et pourra vous aider à nouer les contacts nécessaires. Qu’en pensez-vous, monsieur Dubois ? »
Dubois resta figé, comme frappé par la foudre. Son regard allait de Dejazet à Zafrani, qui le regardait avec un sourire indéfinissable.
« Il n’en est pas question, finit-il par dire d’une voix mal assurée, il n’en est pas question. On me m’a rien demandé… Je n’ai rien à voir avec la Société Coloniale, avec le Grand Hôtel ou quoi que ce soit d’autre. On m’a amené ici, contraint et forcé, et contre la promesse d’un pardon rapide et d’un retour en France, j’ai accepté. Je fais maintenant à manger pour tous les ouvriers. Mais les termes du contrat étaient clairs. Et dès la construction de l’hôtel achevée, je retourne en France ! Et puis d’abord, je ne suis pas maître-queux.
– Monsieur Dubois, dit alors Dejazet, sur un ton plaintif, monsieur Dubois, réfléchissez cinq minutes. À toute chose, malheur est bon…
L’entretien s’acheva faute de dialogue. Toutes les tentatives de Dejazet et de Zafrani se heurtèrent au refus obstiné de Dubois. Il ne pouvait en être question, point final. Les deux hommes se retirèrent, le laissant seul. Quelques minutes plus tard, Joseph déboula en criant que des gendarmes étaient là.
Dubois fut emmené sans ménagement entre deux hommes armés et passa la nuit dans une cellule du palais de la Djénina. Pour y rester ensuite trois jours, au pain et à l’eau. Là plus qu’ailleurs, la chaleur était difficilement supportable. Lorsqu’il fut enfin extrait de sa geôle, il ne pouvait articuler deux mots, tant sa langue était pâteuse.
« Ah, voilà notre jeune rebelle, fit Saint-Maur, décidément, monsieur, vous me donnez bien du souci. Je rentre à l’instant. J’ai appris que vous aviez refusé la proposition qui vous était offerte. Monsieur Dejazet, qui s’est pourtant démené pour votre confort, est bien mal payé de la confiance qu’il vous a accordée dès votre arrivée. Tout cela est fort regrettable. Vraiment, c’est regrettable…
– On m’a mis au cachot…
– Je sais, c’est regrettable. Une malheureuse initiative de l’inspecteur Roche, qui craignait que vous ne prissiez la poudre d’escampette…
– Je ne suis pas maître-queux ! protesta Dubois.
– Il suffit, monsieur Dubois, vous aurez la parole lorsque je vous la donnerai : c’est moi qui parle. Donc, pour résumer la situation, voilà notre affaire. Après avoir été condamné en France pour des activités séditieuses qui eussent pu vous valoir d’être fusillé sans autre forme de procès, vous arrivez ici, à Alger. Sans l’intervention de votre père, vous seriez déjà en route pour l’arrière-pays, confié aux bons soins de l’armée et occupé à des tâches harassantes… Et donc, jeune homme, la République, pleine de mansuétude, vous offre une seconde chance et vous, vous la refusez. Vous m’excuserez d’y voir une marque d’ingratitude ou de sottise. Ne seriez-vous pas un entêté, par hasard ? Qu’en penserait votre père ?
– Je ne vois pas ce que mon père a à voir dans cette affaire…
– J’y viens, jeune homme, j’y viens. Eh bien figurez-vous que j’ai ici une lettre de son excellence le garde des Sceaux. Votre père a obtenu votre grâce, sur base de votre bonne conduite lorsque vous êtes arrivé ici. Tout le monde ici s’est démené pour obtenir votre pardon et voici la reconnaissance que nous en avons obtenu ! Mais ce n’est pas mon propos : moi, ce qui m’intéresse, c’est la bonne marche de la colonie. Alors voici l’alternative qui s’offre à moi. Soit j’ai reçu la notification officielle de votre amnistie, vous êtes libre, engagé à titre de maître-queux, responsable de l’organisation du banquet de la Société Coloniale, vous toucherez dix francs par jour, ce qui est une somme… Une fois le banquet donné, un autre cuisinier sera arrivé et vous rentrerez en France. Soit cette lettre arrive en retard… Vous à ce moment, vous êtes déjà au bled. Vous avez disparu. La colonie est grande, les communications difficiles, vous avez disparu. Peut-être même êtes-vous mort, ou transporté en Guyane. Nul ne sait, malgré tous les efforts, on ne vous retrouve pas. Dommage, n’est-ce-pas ? »
Dubois fixa Saint-Maur dans le blanc des yeux. Celui-ci, assis derrière ses piles de dossiers, se cala dans le fond de son siège. « Gendarme, donnez-lui à boire, monsieur Dubois a sans doute soif ».
Saint-Maur attendit quelques secondes pendant que Dubois glougloutait à son cruchon, il posa sa plume et alla se poster devant la fenêtre. Il semblait contempler les gens qui déambulaient sur la place du Gouvernement. « Ah, maudit pays, et cette chaleur ! Tant de choses encore à faire… C’est bien trop pour un seul homme » (en tapotant du doigt sur la vitre). D’un pas lourd, il alla se rasseoir à son bureau et entreprit de trier des papiers. Ayant constaté que son encrier était vide, il agita une grosse sonnette. Un domestique arriva, incontinent tancé pour le fait. Ah, que les grands hommes sont infortunés de n’avoir comme valetaille que de sots, ignorants et paresseux laquais ! Que de temps perdu ! que d’énergie gaspillée ! que de projets avortés ! « Et que puis-je faire, si mon encrier est vide, signer avec mon sang ? Je n’en fais sans doute pas encore suffisamment ? » dit monsieur le Procureur-général au coupable domestique.
Celui-ci, un grand type avec une perruque de travers et la culotte tachée, gardait les yeux baissés. Sans un mot, l’olympien couleur indigo se dirigea vers une petite armoire qui se trouvait derrière le bureau, en ouvrit un vantail, se saisit d’une petite bouteille à bouchon rouge, revint à Saint-Maur la déboucha et remplit l’encrier. « Faites attention, sacrebleu : vous allez en mettre à côté, comme la dernière fois ! » gesticula Saint-Maur. Le grand type évita le coup de coude, ne dit rien, fit deux pas en arrière et attendit, les mains croisés sur son bas-ventre. « Ça va, ça suffit, disparais de ma vue, tu en as déjà assez fait. Ou plutôt si, apporte-moi une bouteille, j’ai soif et je viens d’entendre qu’on avait sonné les onze heures. Allez file ! ».
Lorsque le domestique fut sorti, Saint-Maur posa les yeux sur Dubois. « Vous voyez, ah, c’est quelque chose ! Et nous leur donnâmes la liberté ! maudits nègres ! Ils sont incorrigibles. J’opine que c’est une race pire encore que les Maures. On ne peut pas leur faire confiance. C’est bien simple, si on ne les houspille pas… Ah, dame, ça ! Il faut savoir se faire obéir… Mais bon, ce n’est pas le propos. Vous avez changé d’avis ? (un coup d’œil sur Dubois, racrapoté, qui baisse la tête, vaincu). Parfait. Je vais vous dire : ce Roche est une brute. Quant à monsieur Dejazet, il a cru bien faire. Mais il manque de tact. Pour cela, il faut connaître les hommes… Je dois cette maîtrise à mon sacerdoce. Pensez, près de quarante ans déjà que je rends la justice, que je traque les coupables et que je fais régner l’ordre. Ah, j’en ai vu… »
On frappa à la porte, Saint-Maur arrêta son soliloque. « Entrez ». La porte s’entrouvre pour livrer le passage au valet et à la bouteille. « Ah, Onésime, bien, eh bien posez ça sur la table. Non, je m’en occuperai personnellement : je n’ai pas envie d’en perdre. Avec votre maladresse coutumière, vous en verseriez la moitié à côté… »
À la porte, Onésime-le-nègre-incapable ; encore dedans debout Martin-le-pandore-impassible et Hippolyte-le-couillon-résigné assis. Dans sa splendeur, Monsieur le Procureur Bretesche de Saint-Maur s’est relevé et s’est posté à côté de la table. Il tourne le goulot de la bouteille entre les doigts. En mode carrousel, l’étiquette passe repasse paraît disparaît avec le petit bruit que font les cannelures qui frottent le bois : rrrrrra, rrrrrra, rrrrrra. Quand on se rend compte du manège, on commence à compter : une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept. Arrêt brusque.
Subitement, Saint-Maur lève les yeux vers Dubois et le gendarme. « Hmm, c’est bon; messieurs, tout est dit, vous pouvez disposer ».
Le gendarme pose une main sur l’épaule de Dubois, crispe un peu le bout des doigts. Accoutumé à ce signal par des mois de prison, de cachot, de geôle, de transfèrement, de déportation et d’avilissements multiples, Dubois est un paquet qui se lève en heurtant à moitié le gendarme. Les deux hommes sortent.
Aussitôt Saint-Maur a étranglé le flacon. Ce n’est pas l’heure des chichis : il arrache le muselet, fiche la bouteille entre ses jambes et d’une main tremblante fait sauter le bouchon. Ceci provoque une éjaculation effervescente.
Saint-Maur l’arrête en plaçant la paume, fait un petit bond jusqu’à la table – flûte il a oublié un verre – et sort de son empêtration en tétant directement au goulot. Il repose la bouteille assagie, frotte sur la table les maculations pétillantes du revers de la manche. Il souffle enfin, tiré d’affaire. Va à son bureau, extrait un verre d’un tiroir, revient à la bouteille et le remplit. Il le vide d’un trait. « Ah, dit-il dans un râle de satisfaction, le cheval est à présent débourré ».
Ses yeux se posent sur le petit bouchon, gisant sur le parquet ciré, au milieu des flaquettes de roteuse, il le dégage d’un léger choutte qui envoie la petite tête en liège à deux mètres, mussée dans un repli de la tenture à galons.
Saint-Maur va passer une heure et la bouteille à tenter de le retrouver. Mais non, tant pis, elle s’est envolée. On demandera à Onésime. Saloperie, va.
Comme il sortait du palais de la Djénina, Dubois manqua presque de marcher sur Joseph. Le gamin se leva précipitamment, lui fit un signe de la main et fit à grands coups de casquette et en criant les cinquante mètres qui le séparaient de l’entrée du Grand Hôtel : « Il est libre, Monsieur Dubois est libre ! Il arrive ».
Le temps d’arriver, Dubois, qui titubait presque, vit sortir Dejazet, qui vint à sa rencontre. « Ah mon cher ami, ah mon cher ami, enfin ! Si vous saviez… Oh, enfin, je suis désolé… ». Dubois ne dit rien et resta raide à l’accolade. « Je vous assure que je ne suis pour rien dans cette mésaventure, poursuivit Dejazet. C’est ce maudit Roche, enfin, vous êtes là, c’est l’essentiel. Entrez, entrez, on va vous faire donner quelque chose à boire et à manger. »
Après un long moment de silence, Dejazet prit la parole. « Je vous promets que je ferai tout ce que je peux. L’ennui, c’est que Saint-Maur exige un cuisinier français pour le banquet, pour épater la galerie. Tout ce qui l’intéresse, c’est d’avoir un lieu de prestige pour parader. Maintenant qu’il a le café, il lui faut le banquet, après cela, il vous laissera tranquille. J’ai prévenu ma direction de recruter un cuisinier le plus vite possible mais cela va prendre un peu de temps. Tout est engourdi ici, avec cette chaleur.
– Et mes ouvriers, répondit Dubois, qui va leur faire à manger ? C’était ça mon travail.
– Vous pouvez continuer, bien entendu. Moi, je ne veux pas vous empêcher ou vous forcer en quoi que ce soit…
– Merci, ricana Dubois. Mais vous ne me tutoyez plus ?
Dejazet resta quelques instants silencieux. Mal à l’aise, il passait d’une jambe à l’autre, en faisant semblant de s’intéresser au chantier. « Bon, soyons pratiques, finit-il par lâcher. Les travaux du restaurant sont pour ainsi dire finis, il reste quelques détails mais tout est en place. Les ouvriers sont occupés à l’étage, qui va se construire beaucoup plus vite. D’ici trois à quatre mois, l’ensemble sera achevé, les chambres prêtes et nous pourrons accueillir les premiers clients. Enfin, il faut être réaliste. Ce n’est plus possible de vous loger ici… Donc j’ai pensé, enfin, tu as vu ce monsieur Zafrani ? C’est un juif, un marchand, très riche. Il connaît tout le monde sur la place. J’entretiens les meilleures relations avec lui. Il possède un logement dans un immeuble européen, à deux pas d’ici. Il est vide. Il le met à ta disposition, avec un domestique pour s’occuper du ménage. Ce sera plus confortable que ton galetas. Tu sais, Saint-Maur voulait te faire dormir à la caserne… Il se méfie. J’ai fait ce que j’ai pu mais en guise de précautions, il a exigé, enfin, tout le monde lui obéit ici…
– Ne tournez pas autour du pot, monsieur Dejazet, dites-moi ce que vous avez à me dire.
– Monsieur de Saint-Maur est résolu à te laisser filer sitôt le banquet donné. C’en sera fini de l’Algérie et tu pourras retourner en France, libre. Mais il se méfie, il a peur de tes réactions d’ici là. Tu as déjà une petite réputation, tu sais, tout le monde dit que tu es un rouge, un révolutionnaire. Tu dois faire attention. Ce n’est pas très bien vu, il y a des idées qui font peur.
– Et alors ?
– Eh bien, en échange de ta liberté, il faut qu’un soldat t’escorte constamment…
– Comment ? Il ne manquait plus que cela !
– Mais tu seras libre d’aller où tu veux, à ta guise !
– Je vois cela, mais accompagné d’un chaperon. »
Dejazet se racla la gorge. « C’était la meilleure solution, Dubois ! Vous n’êtes jamais satisfait, ma parole. C’est un monde ! Saint-Maur voulait te faire coucher à la caserne et te faire suivre partout, par deux gendarmes. J’ai longuement ferraillé et j’ai obtenu qu’un soldat que je connais depuis mon arrivée les remplace. Attends, ne dis rien ! Je le connais, j’en ai parlé avec lui, il se fera le plus discret possible.
– Et c’est avec ça qu’on peut me déclarer libre ?
– Il s’appelle Payeulle, un gars du nord. C’est un sergent du corps des zouaves. Il est arrivé ici avec le corps expéditionnaire, dès le début. Il a été blessé et en est encore un peu infirme ; de surcroît, il souffre des fièvres africaines. Je t’assure qu’il ne fera pas de zèle. Il se contentera de t’accompagner, c’est tout. »
Passer au chapitre suivant ? C'est par ici