cinquième épisode
EN QUELQUE SORTE LIBRE
Comme il sortait du palais de la Djénina, Dubois manqua presque de marcher sur Joseph. Le gamin se leva précipitamment, lui fit un signe de la main et fit à grands coups de casquette et en criant les cinquante mètres qui le séparaient de l’entrée du Grand Hôtel : « Il est libre, Monsieur Dubois est libre ! Il arrive ».
Le temps d’arriver, Dubois, qui titubait presque, vit sortir Dejazet, qui vint à sa rencontre. « Ah mon cher ami, ah mon cher ami, enfin ! Si vous saviez… Oh, enfin, je suis désolé… ». Dubois ne dit rien et resta raide à l’accolade. « Je vous assure que je ne suis pour rien dans cette mésaventure, poursuivit Dejazet. C’est ce maudit Roche, enfin, vous êtes là, c’est l’essentiel. Entrez, entrez, on va vous faire donner quelque chose à boire et à manger. »
Après un long moment de silence, Dejazet prit la parole. « Je vous promets que je ferai tout ce que je peux. L’ennui, c’est que Saint-Maur exige un cuisinier français pour le banquet, pour épater la galerie. Tout ce qui l’intéresse, c’est d’avoir un lieu de prestige pour parader. Maintenant qu’il a le café, il lui faut le banquet, après cela, il vous laissera tranquille. J’ai prévenu ma direction de recruter un cuisinier le plus vite possible mais cela va prendre un peu de temps. Tout est engourdi ici, avec cette chaleur.
– Et mes ouvriers, répondit Dubois, qui va leur faire à manger ? C’était ça mon travail.
– Vous pouvez continuer, bien entendu. Moi, je ne veux pas vous empêcher ou vous forcer en quoi que ce soit…
– Merci, ricana Dubois. Mais vous ne me tutoyez plus ? »
Dejazet resta quelques instants silencieux. Mal à l’aise, il passait d’une jambe à l’autre, en faisant semblant de s’intéresser au chantier. « Bon, soyons pratiques, finit-il par lâcher. Les travaux du restaurant sont pour ainsi dire finis, il reste quelques détails mais tout est en place. Les ouvriers sont occupés à l’étage, qui va se construire beaucoup plus vite. D’ici trois à quatre mois, l’ensemble sera achevé, les chambres prêtes et nous pourrons accueillir les premiers clients. Enfin, il faut être réaliste. Ce n’est plus possible de vous loger ici… Donc j’ai pensé, enfin, tu as vu ce monsieur Zafrani ? C’est un juif, un marchand, très riche. Il connaît tout le monde sur la place. J’entretiens les meilleures relations avec lui. Il possède un logement dans un immeuble européen, à deux pas d’ici. Il est vide. Il le met à ta disposition, avec un domestique pour s’occuper du ménage. Ce sera plus confortable que ton galetas. Tu sais, Saint-Maur voulait te faire dormir à la caserne… Il se méfie. J’ai fait ce que j’ai pu mais en guise de précautions, il a exigé, enfin, tout le monde lui obéit ici…
– Ne tournez pas autour du pot, monsieur Dejazet, dites-moi ce que vous avez à me dire.
– Monsieur de Saint-Maur est résolu à te laisser filer sitôt le banquet donné. C’en sera fini de l’Algérie et tu pourras retourner en France, libre. Mais il se méfie, il a peur de tes réactions d’ici là. Tu as déjà une petite réputation, tu sais, tout le monde dit que tu es un rouge, un révolutionnaire. Tu dois faire attention. Ce n’est pas très bien vu, il y a des idées qui font peur.
– Et alors ?
– Eh bien, en échange de ta liberté, il faut qu’un soldat t’escorte constamment…
– Comment ? Il ne manquait plus que cela !
– Mais tu seras libre d’aller où tu veux, à ta guise !
– Je vois cela, mais accompagné d’un chaperon. »
Dejazet se racla la gorge. « C’était la meilleure solution, Dubois ! Vous n’êtes jamais satisfait, ma parole. C’est un monde ! Saint-Maur voulait te faire coucher à la caserne et te faire suivre partout, par deux gendarmes. J’ai longuement ferraillé et j’ai obtenu qu’un soldat que je connais depuis mon arrivée les remplace. Attends, ne dis rien ! Je le connais, j’en ai parlé avec lui, il se fera le plus discret possible.
– Et c’est avec ça qu’on peut me déclarer libre ?
– Il s’appelle Payeulle, un gars du nord. C’est un sergent du corps des zouaves. Il est arrivé ici avec le corps expéditionnaire, dès le début. Il a été blessé et en est encore un peu infirme ; de surcroît, il souffre des fièvres africaines. Je t’assure qu’il ne fera pas de zèle. Il se contentera de t’accompagner, c’est tout. »