Chapitre neuf : Comme un premier printemps (4/5)

Quatrième épisode

PREMIER bain de mer

Après le déjeuner, Dubois s’attaqua à arranger son espace de travail.

De quoi disposait-il ? Nous avons fait le compte de son matériel (à vrai dire peu de choses, quelques vieux ustensiles sans doute concédés du bout des doigts par Flunchet), voyons maintenant l’espace qu’il occupait.

Qu’on se figure que le rez de chaussée du futur hôtel, auquel on accédait par une volée de marches qui débouchait sur une galerie à arcades, était séparé en trois parties : à gauche le café et l’arrière-boutique, au centre le vestibule et les réserves, à droite la salle de restaurant et la cuisine ; un mur stuqué percé de portes délimitait dans chaque partie l’espace accessible au public. Comme c’était la mode, le vestibule avait été conçu dans l’esprit des galeries. Donc, lorsque le quidam se trouvait dans l’entrée de l’hôtel, il avait à sa gauche l’entrée du café, devant lui le majestueux escalier et à sa droite l’entrée du restaurant. Luxe des luxes, il pouvait même y voir ce qui s’y passait car les cloisons qui séparaient ces différents espaces étaient vitrées (au détail ? cette cloison était, jusqu’à un gros mètre de hauteur, une magnifique pièce d’ébénisterie de poirier et de chêne mêlés, dans laquelle venaient s’enchâsser des panneaux de verres biseautés, « Nous les recevons pièce par pièce de la manufacture d’Alès, dans des caisses paillées et je les fais placer au fur et à mesure… Regardez ce travail – c’est une spécialité de mon pays… mais dans le fond, vous provenez d’où, vous, monsieur Dubois ?

Les environs de Troyes ? Magnifique !
Enfin, c’est ce qu’on m’a dit, je n’y suis jamais allé.
Entrez, c’est par ici. À gauche, vous voyez que le café est déjà ouvert. Si vous voulez une consommation. Enfin, allez, allez, suivez-moi, je vous prie. Voici votre royaume. Bien sûr, c’est sommaire. Mais à la vérité, vous pouvez déjà vous faire une idée de ce que sera le restaurant. Enfin donc là c’est la cheminée. Vous voyez que j’y ai fait mettre un fourneau. Enfin là c’est la porte des cuisines. Mais enfin (à voix nettement plus basse), c’est le royaume de monsieur Flunchet, notre maître-queux… À la vérité, il n’est pas – comment dire ? – enchanté de votre arrivée (Dejazet se racla la gorge). J’ai fait installer votre couche là-bas. Regardez ici, votre matériel. Vous pouvez évidemment disposer à votre agrément. Je suis en face en cas de besoin. Je vous laisse. »)

Le jeune cuisinier avait presque achevé d’organiser son espace de manière pratique lorsque Dejazet apparut, accompagné du Procureur-général. Celui-ci attaqua de suite « Ah, voici notre nouvel Antonin Carême ! Et alors, jeune homme, comment vous sentez-vous ? Vous avez parait-il fait des merveilles, si j’en crois les commentaires dithyrambiques de cet excellent monsieur Dejazet. Ah, ce bon Dejazet ! il en faut des hommes de cette trempe pour mener ici notre grand projet ! Et doter Alger d’un hôtel à la mesure du rôle que va prendre la cité dans le développement de l’Afrique française ! »

Dubois s’essuya maladroitement les mains sur son tablier et rajusta son bonnet de coton. Il bredouilla « Euh, c’est-à-dire « , chercha le soutien de Dejazet et, alors qu’il ouvrait la bouche pour ponctuer le propos de Saint-Maur, fut pris de vitesse. « Allons, allons, je vous sens intimidé. Il est vrai que que vous arrivez presque et que vous voilà ici investi, et libre ». Saint-Maur prit sa respiration, tourna sur lui-même, tira une montre de son gousset et continua, comme s’il adressait la parole à sa toquante : »écoutez, j’ai peu de temps. Je voulais vous voir installé, je constate que c’est en bonne voie. Quant à ce que monsieur Dejazet m’a demandé, je vous l’accorde bien volontiers. Vous êtes bon d’aller et venir où bon vous semble, bien entendu. Cependant, quelques jours seront nécessaires pour régulariser votre situation, aussi, je vous demande dans l’intervalle de ne pas quitter l’enceinte remparée, d’autant que les environs d’Alger ne sont pas encore tout à fait sécurisés, avec ces Arabes chattemites, toujours prêts à vous égorger… Ha, ha ! C’est qu’on ne me le pardonnerait pas, vous comprenez… » Puis, sur ces mots, il pivota sur sa canne et quitta la pièce. Dejazet, juste après avoir jeté un regard ébahi à Dubois, lui emboîta le pas en à moitié jappant : « monsieur le Procureur, monsieur le Procureur ! »

Dubois vit les deux hommes s’engouffrer dans le café. Sans attendre, il délaça son tablier et dit « bon, eh bien, allons donc au port, puisque nous en connaissons désormais le chemin ». Le jeune homme se dirigea vers la table et des deux mains saisit la jarre. Il en souleva le couvercle, enfonça un doigt retenu et referma prestement. « Je vais au port » (d’une voix forte, à un des carreleurs de l’entrée) puis il se tourna vers le café. Derrière la vitre, Dejazet l’aperçut. En articulant bien tous les mots qu’il ne prononçait pas, Dubois, la jarre sous le bras, lui épela qu’il allait au port, avec la jarre, comme c’était prévu. « Oui, je sais, mais c’est un vœu » concéda-t-il à la silhouette de Dejazet.

Sorti du Grand Hôtel, Dubois traversa la place, fit un crochet pour éviter un Maure qui pionçait à l’ombre du mur de la mosquée et descendit vers la zone de travaux. « Tu as de la chance, toi, dit-il, j’ai fait le chemin à l’envers. Hé, tu m’écoutes ? ». Il souleva le couvercle. « J’ai dit, tu m’écoutes ? Ben non, évidemment, tu ne m’écoutes pas. C’est pas grave, t’as de la chance quand même. « 

Arrivé pile-poile à l’endroit où son bateau-chiourme avait accosté quelques jours plus tôt, il s’agenouilla et posa la jarre. L’eau était à quinze centimètres du haut du quai. Le jeune homme y mit la main. Puis il se releva, ôta sa chemise et son pantalon, ne gardant quen son sous-vêtement. Ensuite, il pivota sur lui-même et s’immergea à la force de ses bras. Il n’avait pas lâché le bord du quai.

Le jeune homme tendit le bras et rapprocha la jarre. Délicatement sortit la bête du pot. La pieuvre vivait encore et enroula ses tentacules autour de son poignet. « Allez, laisse-toi faire, c’est ton jour de chance, je te dis ».

Homo sapiens fit le mouvement qu’il fallait.

Sentir l’étreinte se relâcher ; la panique lâcher prise.

On achète bien des oiseaux pour le plaisir de les libérer.
! Que quelque cruel sicaire se charge du sale !
Puisqu’au bout du processus dégueulasse, on redevient l’enfant tout-puissant. « Toi, tu vas mourir, toi, je te rends la liberté ». Tries tant que tu veux, petit primate sans cœur et sans cervelle, ce n’est pas ce que fait Dubois (mais nous ne dirons jamais rien de très juste sur la bonté).

La pieuvre disparut immédiatement. Dubois se lança à son tour dans les eaux bleues du port, au milieu des barques de pêcheurs. Il resta une quinzaine de minutes dans l’eau et lorsque le froid fit sentir sa première morsure, en sortit pour se faire sécher au soleil, assis sur le quai, les pieds pendant. La profondeur de l’eau ne devait pas excéder deux ou trois mètres et on pouvait voir le fond. Il regardait de longs poissons noirs et gris ondoyer à quelque distance de ses pieds, en rêvassant.

Tout-à-coup, une forme étrange passa dans son champ de vision. Dubois scruta avec plus d’attention. Le jeune homme était tellement absorbé par son observation qu’il ne vit pas qu’une femme s’approchait de lui et s’asseyait à ses côtés. « Vous l’avez vu, lui dit-elle, je vois que vous l’avez vue. C’est une pieuvre.
– Bonjour, répondit Dubois.
– Le bonjour, Hippolyte, vous avez vu la pieuvre ? Cette chose que vous cherchez, c’est une pieuvre. »

La femme aux yeux violets continua de parler, expliquant qu’il y avait un grand nombre de pieuvres qui chassaient dans les environs mais qu’il était difficile de les discerner, vu leurs capacités de camouflage.

« Vous demeurez à l’hôtel, alors ?
– Oui, fit Dubois, je suis le cuisinier des ouvriers…
– Ah, mais c’est intéressant. Si vous êtes cuisinier, je passerai vous voir, vous aurez sûrement quelque chose à partager avec une vieille femme affamée, non ?
– Oui, oui » fit Dubois.

La suite demain, dans un nouvel épisode.