Chapitre neuf : Comme un premier printemps (3/5)

Troisième épisode

Premier repas

Les deux hommes revinrent à l’hôtel en flânant un peu, en longeant le front de mer. Dejazet semblait prendre plaisir à guider Dubois, lequel n’arrêtait pas de le relancer, lui proposant toujours la direction opposée à celle du Grand Hôtel « Je ne t’agace pas alors avec toutes mes histoires ? » lui dit Dejazet. Dubois répondit « Cela fait tellement longtemps que je n’ai pu marcher librement, je profite ». Dejazet rajusta son chapeau : »à la vérité, il faut y aller maintenant, enfin, les hommes doivent manger. Mais maintenant que tu connais le chemin, enfin, on te laissera peut-être aller et venir à ta guise. Enfin, si c’est pour t’approvisionner. Je vais en parler à qui de droit… Je ne garantis rien, hein, bien sûr, mais bon… »

Puis, sur ces mots, Dejazet prit à sa gauche et obliqua vers une ruelle; qui déboucha sur une large artère, aux maisons neuves. « C’est la rue Bab-el-Oued, elle va nous mener tout droit sur la Place Royale. Pressons maintenant ». Et il accéléra encore, malgré sa démarche bizarre (il faisait deux petits pas du gauche et ramenait le droit d’une seule enjambée, appuyé sur sa canne, comme s’il traînait ce pied en permanence).

Revenus à l’hôtel, Dejazet annonça aux ouvriers carreleurs qu’ils avaient été faire les courses et que Dubois allait leur préparer un festin. Les gars ne bronchèrent pas, penchés sur leur ouvrage. « Bon, enfin, je vous laisse, nous avons du travail » dit Dejazet à Dubois. Il lui montra la porte de la grande salle où celui-ci devait préparer le déjeuner. Dubois s’y dirigea.

Dubois fit le détail de son matériel. Il n’avait à sa disposition qu’un fourneau en fonte, repiqué dans le conduit de la future cheminée d’apparat, une grande planche, un grand et un petit couteau, une cuillère en bois, une écumoire, une louche, un chaudron de cuivre et un autre en fonte. Le tout était disposé en vrac sur une longue table de chêne, sur laquelle les ouvriers prendraient le déjeuner.

Dubois noua le tablier que Dejazet lui avait donné quelques minutes auparavant. Il en lissa les plis et se dit, parlant à voix haute : « bon, bon, bon, mon p’tit Polyte, qu’avons-nous céans ? ».

: un trépied portatif auquel pend une crémaillère, une grande planche, un grand et un petit couteau, une cuillère en bois, une écumoire, une louche, un chaudron de cuivre et un autre en fonte. (Le tout jeté en vrac sur une longue table de chêne, sur laquelle les ouvriers prendraient le déjeuner).

Le jeune homme fit le tour de la table, jaugea les ustensiles en les soupesant. Puis il les aligna sur la table, en rangées arrangées, comme on dispose des couteaux dans une boîte.

La marchandise avait été livrée et attendait dans deux paniers d’osier. Il la posa sur la table, de l’autre côté. Reprit les deux couteaux, les examina, en vérifia le tranchant avec la pulpe du pouce.

Exercice : Prendre oignon, équeuter d’un seul coup. Mais la lame émoussée déchira l’enveloppe du légume. Poser couteau table… Fiou, fiouuu ! siffla Dubois.

Il sortit de la salle et se dirigea vers les cuisines du futur restaurant. Monsieur Flunchet lui en interdit l’accès. Toutefois, même s’il le fit en maugréant, il donna une pierre à aiguiser à Dubois. Celui-ci n’insista pas et s’esbigna rapidement, en faisant sauter le petit coticule dans la paume. Il affûta soigneusement son couteau et s’approcha des denrées…

Le jeune homme commença par écailler ses poissons et lever les filets. Il les réserva et entreprit ensuite de relancer le brasier, ce qui se fit sans difficultés. Dès qu’il en sentit la chaleur, il disposa de l’huile dans le fond du chaudron de cuivre et fit revenir les têtes et les parures des poissons avec des carottes, du fenouil, des oignons et un bouquet garni. Penché au-dessus de sa préparation, il humait les odeurs du bouillon. Au bout d’un quart d’heure de cuisson, il retira le tout du feu, filtra le bouillon et le versa dans le chaudron de fonte.

Ensuite, il reprit le premier chaudron, y remit de l’huile d’olive et lorsque celle-ci avait commencé à s’obscurcir, il y fit revenir les légumes qui lui restaient, détaillés en mirepoix. Il goûta. « Cela manque de sel, mon p’tit Polyte, c’est fade ! » dit-il. Il reprit le chemin de la cuisine de Flanchet.

Mais cette nouvelle tentative n’obtint pas plus de succès et provoqua la colère du maitre queux. Dubois s’entendit répondre qu’il n’avait qu’à utiliser de l’eau de mer pour ses cochonneries. Ce qu’il prit au mot : il emprunta le bouteillon d’un soldat et descendit lui-même le remplir au port.

Dejazet l’y rejoignit quelques instants plus tard, tout essoufflé. « Mais monsieur Dubois, vous n’y pensez pas ! On vient de m’informer, mais il vous est interdit de quitter l’hôtel sans autorisation… Vous n’avez même pas prévenu. C’est monsieur Flunchet qui m’a prévenu. Enfin, à la vérité, vous jouez avec le feu. »

Dubois s’expliqua avec Dejazet. Les deux hommes remontèrent bien vite. « Je vais aller dire deux mots à Flunchet » dit Dubois sur le chemin. « Tu ne vas rien faire du tout. Tu vas préparer le repas et tu ne vas te mêler de rien. Je vais faire ce que je peux, comme je l’ai dit. En attendant, enfin, en attendant s’il te plaît, pour l’amour de dieu, tiens-toi tranquille. Et ne demande rien à Flunchet, passe par moi. Vous m’avez compris, monsieur Dubois ? » Dubois acquiesça. « Bon, l’incident est clos, n’en parlons plus, allons, il reste une heure avant déjeuner. »

Retour dans la salle, Dubois dilua une partie de l’eau de mer dans le chaudron et il y ajouta les pommes de terre et des lentilles. Une heure plus tard, le repas était prêt. Pendant cet intervalle, aidé d’un ouvrier, il avait dressé la grande table. Devant chaque place étaient disposés une large écuelle de bois, une cuillère, un quart de pain de seigle et un oignon qu’il avait pris la peine de peler.

Et maintenant, raide derrière son tablier blanc, le cuisinier regardait son petit monde chiquer sec. Les ouvriers s’étaient assis selon le groupe qu’ils formaient au travail, selon les spécialisations et les nationalités ; dans leur gloutonnerie, ils n’échangeaient guère de mots.

Le repas fini, les hommes se levèrent. Un seul, un italien, eut quelques mots pour Dubois. « Beaucoup bon, meilleur, beaucoup bon » avait dit celui-ci. Le cuisinier sifflota tout le reste de la journée.

À la fin de la journée, on vint lui apporter une petite jarre terre cuite, dans lequel il y avait quelque chose qui bougeait encore. L’ouvrier qui la lui donna ne sut exactement dire à Dubois qui avait apporté ce truc (c’était un autre Italien : il parlait avec des za, des ti et des po, projetés avec des explosions de lèvres), alors il désigna une silhouette qui s’en allait sur la place. Ladite se retourna : c’était la vieille avec les yeux bizarres.

La suite demain, dans un nouvel épisode.