Deuxième épisode
La Marine
On arriva sur les quais. Une foule nombreuse allait et venait auprès des échoppes. Des femmes tranchaient des morceaux de poisson et, sans un regard, les jetaient derrière elles, dans la baie, provoquant l’envol des oiseaux de mer. « Ah, voilà nos pêcheurs, on dirait que la pêche a été bonne » fit Dejazet, pointant à Dubois une grosse barque qui était occupée à s’amarrer et dans laquelle des hommes, les bras croisés, veillaient sur des paniers frétillants.
Les deux hommes attendirent que la marchandise fût débarquée et hissée hors du quai pour s’approcher d’un étal. Il y avait là quatre hommes qui allaient et venaient, disposant les poissons. Dejazet salua d’une main posée sur l’épaule celui qui semblait être le patron et lui dit deux mots en italien. L’homme acquiesça et fit un signe à deux types qui apportèrent des paniers. Ceux-ci débordaient de sardines, de harengs, d’aloses, de rougets aux yeux noirs cerclés d’orange, de bonites – la plupart vivaient encore.
Dubois se rapprocha. Il ne savait aucune de ces espèces. Il ne connaissait de poissons que ceux des rivières et des étangs de son pays natal, naturellement gras et flasques, poisseux et grisâtres, qui, tirés de l’eau, agonisaient presque paisiblement. Ceux d’Alger, fermes et anguleux, certains couverts de picots, semblaient d’un tempérament différent, comme s’ils étaient plus acharnés à vivre. Sous peine de les voir choir de l’étal, il fallait leur asséner un coup de pique derrière l’ouïe, alors le poisson se raidissait et prenait dans la mort la posture figée de l’offrande au client.
Dubois tâta les poissons et fit signe à Dejazet que cela lui convenait. Il montra les bonites au patron. « Je pourrais toujours les accommoder pour parfumer une soupe de lentilles, j’en ai encore un tonnelet entier en cuisine » dit-il. Dejazet se tourna vers le patron pêcheur. S’ensuit alors une longue discussion, à laquelle Dubois ne comprit rien. Enfin, les deux hommes topèrent, après de grands moulinets de mains. « La marchandise sera livrée dans deux heures au Grand Hôtel » indiqua Dejazet. « J’avais compris » répondit Dubois.
On se dirigea alors vers l’échoppe des maraîchers, qui était située non loin de là, au coin d’une petite placette. Les deux hommes y furent bientôt. «Hola » fit Dejazet à une grosse dame dont les cheveux étaient couverts d’un châle noir, «hola » répondit-elle en proposant sa marchandise dans un geste d’ouverture, comme si elle les dévoilait. C’étaient, encore couverts d’une terre poussiéreuse, des oignons rouges et blancs, des poivrons de toutes sortes, des aubergines, des carottes, des courgettes, des navets, de l’ail, des haricots, des choux-fleurs, des fenouils, des tomates. Dubois ébloui n’en revenait pas. Il demanda à Dejazet s’il pouvait se faire plaisir et, ayant reçu son autorisation, commanda quelques pièces de chaque sorte.
« Bon, dit Dejazet, eh bien, avec le pain que vous avez cuit ce matin, on peut dire que vous avez ce qu’il vous faut pour préparer la soupe ?
– Je ne m’attendais pas à une telle profusion, répondit Dubois.
– À la vérité, l’approvisionnement s’améliore de jour en jour, les Napolitains et les Mahonnais font des merveilles, et le reste – surtout le blé – arrive par la mer. Il faut reconnaître que ces vapeurs sont une bénédiction.
– Et les Maures, ils ne fournissent rien ?
– C’est compliqué. Vous savez l’arrière-pays n’est pas sûr. Il y a l’armée, enfin… Et puis, il faut le dire, c’est comme si les Maures… Enfin, à la vérité, euh, je connais peu ces problèmes. Vous savez, moi ce que je connais du pays, c’est Alger. Et je peux vous dire que ce sont plutôt les Maures qui se fournissent chez nous que l’inverse. Leur agriculture ne semble pas très développée. Ce sont des gens qui vont et viennent, à la faveur des saisons. Ils se nourrissent de peu : chèvres, poulets, moutons, des pois de toutes sortes, quelques tubercules. Tout ça est mélangé dans la marmite, c’est très – comment dire ? Enfin, à la vérité, ce sont des ragoûts, ni plus ni moins, qu’on mélange avec du blé préparé je ne sais comment. On m’en a déjà proposé mais je n’ai pas encore osé y goûter. »
La suite demain, dans un nouvel épisode.