Troisième épisode
Comme un nouveau départ
Et tout à coup ce coup de vent, cette caresse sur la nuque, ce printemps qui appelle. Dubois Debout Dubois, sur le quai. Tu es vivant toi. Tu vas pas rester là, faut avancer, faut y aller. Il y a l’autre avec le pied dessus, faut y aller. Pa gade frè ou, Polyte, ne regarde pas ton frère, kotala ndeko na yo te, Dubois, en quelle langue te le dire ? ne regarde pas ton frère : la tanzur ‘iilaa ‘akhik . Allez Dubois, allez Polyte, c’est Alger. C’est bien ici, puisqu’il y a aussi le vent, l’air chaud du printemps, la vie. Et c’est peut-être ici que, enfin, les idées se –
D’un coup de sifflet bref, la petite colonne de déportés se mit en marche, en rang par deux, escortée par des gendarmes. Mécanique, elle longea le quai. Une foule épaisse était massée tout le long du parcours, ne s’écartant du passage que sur les ordres des soldats. Des cris s’en échappaient : « allez les gars, vive la révolution » et les prisonniers échangeaient des sourires complices avec leurs partisans. Seuls les Mauresques, dilués dans la foule étaient impassibles. Ils regardaient la scène comme on voit couler un fleuve ; des femmes masquées et voilées, au port hiératique, participaient à cette étrangeté. Au bout du quai, Dubois avait croisé le regard d’une d’elles, qui avait les yeux d’un bleu si profond qu’ils lui semblèrent violets. Zélie aussi avait le même regard unique.
Depuis qu’il allait de l’avant, Dubois n’avait cessé de jeter ses regards vers la ville, en contre-haut. Du fait de la disposition particulière du port, qui semblait un étroit ponton disposé latéralement au pied d’une falaise, il n’en voyait quasiment rien. À deux reprises, il heurta la personne qui se trouvait devant lui, car, regardant ailleurs, il n’avait pas anticipé un des soubresauts du cortège. Il fut ramené à sa triste condition par deux coups de crosse dans le bas des côtes. Un des gars derrière lui, qu’il avait déjà remarqué à Toulon pour son éloquence et son savoir politique, attendit que le gendarme se fût éloigné pour lui murmurer : « cesse de rêvasser et tiens-toi à carreau, nom de Dieu, on va se retrouver au bled avec tes idioties. J’veux sauver ma trogne, moi. »
Bientôt, on arriva au pied d’un étroit escalier qui montait droit vers la ville, comme une tranchée au milieu des décombres. Les prisonniers firent ce qu’ils purent pour l’escalader, entravés par leurs menottes. C’était l’antique artère de la basse casbah, vidée de ses habitants, livrée aux démolisseurs et aux ingénieurs militaires. Il n’y avait plus place pour le public sur ce chantier sale et sans cohérence. Il fallait zigzaguer au milieu des débris et des matériaux de construction qui les remplaceraient, petits monticules pulvérulents de chaux et de gravillons. Le sable des destructions, englué par la transpiration, écorchait la peau et brûlait les chevilles, tant que cela occasionnait grande souffrance.
On passait au milieu de façades lézardées, aux ouvertures rares et enclouées par des planches. Certaines constructions, bâties sur un plan neuf, ne présentaient encore au regard que le hérissement des échafaudages et des échelles de meunier ; d’autres plus anciennes et jugées bonnes pour l’usage qu’on en aurait, semblaient des chicots sur une mandibule, attendant, enserrées par des arcs-boutants dérisoires, l’enduit, le plâtre et le stuc, les balcons et les ouvertures – bref, toutes les dérisoires affèteries qui les feraient passer de l’âge des agglomérats minoens à celui de l’urbanisme suffocant.
Enfin, comme une nappe de brouillard accrochée au versant d’une montagne disparaît soudain au débouché du col et fait place à la clarté, le nuage de poussière dans laquelle le cortège avait évolué s’estompa lorsque le cortège des déportés arriva sur une grande place rectangulaire.
S’y trouvait un civil en bicorne, secondé par un cavalier superbement habillé, lequel était accompagné par une petite escouade de lanciers vêtus à l’orientale, montés sur des petits chevaux blancs. On fit disposer la colonne en demi-cercle autour de l’homme en civil. Sur un geste de celui-ci, deux types s’avancèrent. Le premier tenait un feuillet, le second des baguettes ; celui-ci battit le tambour, celui-là beugla : « à votre nom, un pas en avant », puis il entama sa liste, d’une voix de stentor.
La suite demain, dans un nouvel épisode.