Deuxième épisode
la gloire de partricot
La nuit avait été pénible. Les argousins avaient refoulé les transportés à fond de cale sans le moindre ménagement. Ensuite on était venu les chercher les uns après les autres pour les mettre aux fers.
Un premier prisonnier part en héros. Il revient quelques minutes plus tard, alourdi et cliquetant. Il hurle « Les masques tombent, enfin ! », comme s’il était content du durcissement de son sort. Le même se tourne ensuite vers Hippolyte Dubois. « On nous traite comme des galériens, comme sous l’ancien temps, voilà le vrai visage de ce régime.» Puis il entonne l’Hymne mais personne n’a eu le temps de relayer : un coup de crosse dans le ventre le fait cesser. Lorsque la canaille veut se relever, elle se voit intimer l’ordre de rester à genoux.
(Et cette canaille reste à genoux, la tête à hauteur de bite, comme reste un chien en laisse aux pieds de son gardien. Ô la canaille ! Canaille faible, tête baissée, canaille humiliée, les mains serrées entre les genoux, canaille esseulée – esclave universel, esclave intemporel, esclave asexué, indéterminé, déraciné, déshumanisé – ô canaille, frère et sœur des nègres ! canaille nègre toi-même, canaille bicot, bougnoule, métèque, feignant, manouche, gnaquoué, youpin, péquenot, intouchable, mécréant, apache, cagot ! canaille que l’on bafoue, canaille à qui l’on prend tout, y compris le droit à la majuscule : Humain !)
Les menottes étaient composées d’une chaîne de fer d’un mètre environ, dont les maillons aplatis formaient un profil en croix, qui empêchaient la libre course des bracelets. Dubois considéra le savoir-faire du forçat qui les lui installa – un type maigre et chauve, brûlé par le soleil, qui était affecté au service du navire et dont on ne savait rien. Après l’avoir toisé l’espace d’un instant, ainsi que fait le tailleur expérimenté, le gonze était allé dépendre la chaîne et les entraves qui convenaient à la taille d’Hippolyte (aussi grand que grêle). Puis il avait fait un geste du doigt et le camarade Polyte s’était vu propulsé devant lui.
Le forçat ne l’avait plus regardé. Pourtant, il avait refermé avec beaucoup de délicatesse les deux parties mobiles qui enserraient la cheville, avant d’insérer le dispositif de blocage, de faire passer la chaîne dans la croix et de relier entre elles les deux bouts de la chaîne par un cadenas. C’était tout : le type avait fait un geste et Dubois s’était senti poussé vers l’avant – il avait failli s’étaler de tout son long, avec ses dix kilogrammes aux bout des cannes.
À sa place Dubois – t’asseoir au milieu des autres, avec une démarche de canard ivre. Le bateau tanguait à peine : c’est donc très sûrement à l’odeur nauséabonde qui régnait en fond de cale que Dubois dut d’être malade. Il vomit à côté de lui deux jets jaunâtres, qu’il préféra essuyer du revers de la manche lorsqu’il fallut s’étendre.
Le lendemain, on les fit mettre en rang, deux par deux. Le bastingage était ouvert sur une planche qui reliait le bateau au quai. Trop étroite, elle ne permettait le passage que d’un seul prisonnier à la fois. Arrivé sur le quai, le couple fut reformé.
Mais Dubois ne faisait attention à rien. Il était comme absent, absorbé dans ses pensées. Comme s’il était privé de l’ouïe, du toucher, de l’odorat, du goût. Comme si sa seule activité sensuelle consistait à fixer dans son cerveau l’image terrifiante du gendarme Partricot, chasseur qui posait en triomphe.
À ses pieds le cadavre de l’homme qu’il avait tué la veille.
La suite demain, dans un nouvel épisode.