Premier épisode
Une escarmouche coûteuse
C’est au hasard de deux tempêtes qu’Alphonse Mussé de Lantrac devait son premier contact avec Alger. À Toulon, le jeune lieutenant avait embarqué à la tête de sa compagnie sur la Diane, transport de troupes qui devait le conduire à Bône.
Grand, d’une vigueur peu commune, d’un courage exemplaire, courant la gueuse et le coup de main, Mussé de Lantrac incarnait à merveille ce qu’on attendait d’un officier français de cette époque, en ce compris sabrer tout ce qu’on lui commandait sans aucun état d’âme. Guerrier impavide, c’était un homme qui allait de l’avant, aussi n’avait-il confié à personne qu’il avait une peur panique de l’eau.
Il monta sur le pont à la tête de ses hommes, le pas assuré. Les pioupious à sa suite n’avaient pas sa pudeur et transpiraient blêmes sous le shako. Ils n’en revenaient pas de la nécessité de poser le pied sur un plancher mouvant. Puant la sueur et l’oignon cru, c’étaient des provinciaux des Ardennes et de la Meuse, qui parlaient patois entre eux et ne connaissaient de la mer que la promesse que les claires rivières en faisaient, là-haut, au pays des eaux courantes.
La petite flottille dont la Diane faisait partie avait été rapidement éparpillée par un premier coup de grain, essuyé au large de l’archipel des Sanguinaires. Rendu au lieu de rendez-vous, le capitaine du navire attendit durant deux jours le restant de la flotte mais celle-ci ne l’avait visiblement pas attendu : la Diane était seule.
Ce n’était rien de grave sinon que le bateau plein comme un œuf ne pourrait compter que sur ses propres ressources pour le restant de la traversée. Le capitaine de la Diane décida en conséquence de mettre le cap sur Port-Mahon. Lantrac, s’étant rendu compte de la manœuvre s’en inquiéta. Le capitaine eut beau lui expliquer que le bateau allait contraire aux vents dominants et qu’il était sage de s’aller ravitailler à Port-Mahon, Lantrac s’en offusqua. Cette initiative était contradictoire aux ordres reçus ! Pauvre capitaine, maître à bord certes, mais proposer la prudence à Lantrac, c’était faire aveu de couardise ! Mal à l’eau, le bouillant lieutenant brûlait d’apercevoir les côtes africaines et lui fit savoir qu’il voulait conserver la trajectoire initiale. Après quelques tergiversations, le capitaine céda et remit le cap sur l’Afrique.
Le vingt-deux juillet 1837, après dix jours de traversée (soit quatre jours de retard sur la marche prévue), on aperçut enfin les côtes de l’Afrique. Il était temps car la mer semblait se gâter et que les vivres commençaient à manquer. Impatient, Lantrac faisait les cent pas sur le pont.
La tempête leur tomba dessus comme la misère sur le monde et poussa le vieux navire vers le cap Matifoux, où il manqua d’être disloqué sur la côte et perdit son gouvernail. Désemparée, la Diane avait perdu toute manœuvrabilité.
S’ensuivirent quinze jours terribles, quinze jours de misère, de faim, de maladie et de mort, avant d’apercevoir enfin le beau triangle blanc que faisait la ville d’Alger dans son écrin de collines vertes. La diarrhée régnant à bord, on ne put débarquer tout de suite – quatre hommes périrent encore dans l’intervalle, ce qui porta le nombre des pertes de la compagnie à vingt-deux hommes sur un nombre initial de cent quarante-deux. « Cette escarmouche est coûteuse » pensait le lieutenant.
Il n’était cependant pas à bout de son sinistre décompte car ce qui restait de la compagnie ne quitta le pont du navire que pour se voir intimé l’ordre de se rendre à l’hôpital militaire, d’où cent et trois soldats ne ressortirent jamais. C’est ainsi que la compagnie fut anéantie et que Lantrac se retrouva sans commandement.
La suite demain, dans un nouvel épisode.