Troisième épisode
Isaac et Benjamin
À la différence de beaucoup de leurs coreligionnaires, qui avaient fui depuis des centaines d’années les persécutions des souverains catholiques d’Espagne, la famille des Zafrani ne s’enorgueillissait d’aucune origine autre qu’algéroise.
Isaac, le père, était un marchand important de la place. Grand connaisseur de la Kabbale et juge respecté auprès du cadi, il passait au dehors pour l’incarnation de sa communauté. Or, à l’intérieur du cénacle familial, la réalité était toute autre car le notable, qui courbait officiellement le front devant son dieu et les maîtres mahométans, se révélait habité par le doute religieux et fulminait contre les humiliations et injustices imposées à sa communauté.
D’instinct, Binyamin avait compris la méfiance de son père. Il se souvenait que, petit, son père l’avait pris sur les genoux et lui avait parlé de la France, un pays où les hommes avaient renversé les tyrans et conquis la liberté de penser. Liberté était le premier mot français que son père lui avait appris ; un jour, lui avait-il dit, le monde entier serait submergé par cette vague de tolérance et d’intelligence.
Puis les Français étaient arrivés et Bynyamin avait vu son père déconfit, molesté par un soudard ivre. La brute avait déjà levé le fusil en sa direction lorsque un lieutenant s’était interposé pour lui sauver la vie. « Il suffit, soldat ! On ne touche pas à cette maison, sortez !» Durant toute la durée du pillage, la maison des Zafrani avait été la seule à échapper au saccage. « Je me suis trompé, avait dit le père, mais ce sont les nouveaux maîtres ».
Dès l’année suivante, à l’ouverture de la première école française, Bynyamin et sa sœur aînée Ricca y avaient été inscrits. Les progrès du gamin avaient été fulgurants et, en quelques mois, il maîtrisait si bien la langue que c’était à son tour de donner quelques leçons à son père ; désormais, il le suivrait partout et lui servirait d’interprète. « Mon fils Benjamin » disait le père en le désignant à ses interlocuteurs, sur un ton auquel l’adolescent ne se faisait pas. Mais qu’avait-il donc à lui reprocher, ce père exigeant, soucieux de l’avenir de ses enfants, qui ne pouvait que se vanter de sa réussite. « N’oublie jamais d’où tu viens, mon fils, lui disait-il, notre patrie s’appelle Alger. »
Et pourquoi le lui rappeler sans cesse ? Cette insistance le plongeait dans des interrogations profondes, même s’il ne pouvait en tirer aucune conclusion. Étonnante aussi était la nouvelle manie paternelle de ne plus parler qu’arabe ou berbère, de conspuer les destructions opérées dans la ville, de l’obliger à pratiquer la musique arabo-andalouse ou, plus étonnant encore, de s’opposer au début de romance entre sa sœur Ricca et un jeune pensionnaire français, au motif qu’il n’était pas question qu’elle épousât un goy (et c’était bien la première fois qu’il entendait son père utiliser ce terme car auparavant, pour désigner un non-juif, Isaac usait du mot français « gentil »).
En 1842, le décès inopiné d’Isaac Zafrani avait rendu toute mise au point impossible. Le fils avait respecté scrupuleusement les rites de funérailles mais, sur l’acte de décès établi par les autorités françaises, il avait comme de coutume signé Benjamin.
La suite demain, dans un nouvel épisode.