Quatrième épisode
Titice et Bérénus
Depuis sa fondation, la prestigieuse société tenait ses réunions à l’arrière du café « Le Colombin d’Angers », qui était tenu par M. Barbasson père. Là, à deux pas des éventrations de la ville neuve, légèrement en surplomb de la baie, se réunissait tout ce que la colonie comptait de notables. En dehors des assemblées précisément dédiées au futur de la colonie (qui n’étaient plus d’ailleurs qu’épisodiques et qui se tenaient au palais de la Jenina, sur la Place d’Armes), les membres se réunissaient dans une salle qui leur était dédiée, à l’arrière du bâtiment. On y avait la garantie de l’entre-soi et de la discrétion ; on y fumait le tabac blond de Virginie, on commentait l’actualité, on échangeait ses impressions sur les nouveaux arrivés. Le père Barbasson veillant à l’excellence des liqueurs et au confort des sièges, tout était bien.
Un incident imprévu vint bouleverser ces paisibles habitudes. Il fut, on s’en doute, la cause d’une femme et trouva – on s’en doute également – son origine dans l’amour immodéré que les Algérois portaient à la culture française, en particulier au théâtre.
Monsieur de Charette avait fondé le Théâtre français d’Alger, dont il occupait les fonctions de directeur, de metteur en scène, de décorateur et d’acteur principal. Ses deux prédécesseurs avaient chacun fermé boutique au terme de leur première saison mais lui était parvenu à se maintenir. Il proposait du théâtre comique, des variétés et quelques grandes pièces du répertoire. Malheureusement, pour ce qui concernait le classique, chacun avait toujours son mot à dire et personne n’était jamais content. Un coup, c’était en raison du décor miteux, une autre fois des costumes rapetassés, une autre fois des trous de mémoire des acteurs. Mais dame, qu’allaient s’imaginer les spectateurs, il faut laisser à l’acteur le temps de s’incarner dans son personnage, lui prêter un peu de crédit, et concevoir qu’il n’y a aucune honte à recourir à l’aide du souffleur ! Au lieu de cela, une cohue d’impatients, de mécontents ou de farceurs en goguette, qui se prenaient pour des critiques éclairés. Dans ces conditions, proposer un spectacle de qualité tenait du prodige.
Un jour, Charette mit du Racine à l’affiche. Choix audacieux, puisqu’il s’agissait de Titus et Bérénice, mais qui lui laissait espérer, en cas de succès, d’échapper à ses créanciers.
L’intrigue tient en peu de mots : l’empereur Titus aime la jeune Bérénice, princesse juive ; dans la Rome antique, une telle liaison fait tache et il arrive un moment où la raison impose de choisir entre les problèmes ou les sentiments ; Titus, pénétré de sa fonction, lourde conséquemment la jeune femme, au terme d’alexandrins déchirants.
Raison du cœur contre raison d’état, mariage interethnique, il y avait au moins deux sujets qui eussent pu inspirer la réflexion aux spectateurs. Au lieu de cela des lazzis, des épluchures, la farce grotesque poussée à son extrémité – on dut interrompre la représentation au troisième acte. Le lendemain, les spectateurs, toujours hilares, crurent de bon ton de s’en prendre à nouveau à l’actrice, qu’ils baptisèrent Bérénus, en opposition à l’empereur Titis.
C’en fut trop pour Mademoiselle de Saint-Amand. Certes, à soixante-sept ans, sa Bérénice avait sans doute les dents un peu gâtées mais il ne s’agissait pas de manquer de respect à une artiste qui avait eu l’honneur de se produire devant l’impératrice Joséphine, un soir que cette dernière était passée par Vesoul. Elle décida incontinent de prendre sa retraite des planches et remonta dans le premier vapeur pour Toulon. Ce fut une catastrophe pour monsieur de Charette qui, au pied levé, dut lui-même assurer le rôle de la jeune première dans Les femmes savantes. La représentation fut un désastre qui tourna presque à l’émeute. Monsieur de Charette y ayant gagné la réputation d’être un inverti, il en demanda raison au rédacteur principal de la Gazette d’Alger, nommé Hochdörffer, lequel avait colporté cette infamie et n’avait jamais cessé, depuis l’entrée en fonction de Charette, de critiquer son approche de l’art.
Dans la confusion consécutive à l’annonce du duel, une table se renversa, qui entraîna dans sa chute un luminaire à pétrole… en quelques minutes, le « Colombin d’Angers », lieu de l’incident, partit en fumée. La Société Coloniale d’Alger venait de perdre ses locaux.
La suite demain, dans un nouvel épisode