Épisode troisième
l’horloge et le cheval
À deux ou trois reprises, Dejazet sollicita encore de l’aide. Mais personne ne faisait attention à lui et il se sentait ridicule ; paquets du diable, il aurait mieux fait de venir les poches vides, quitte à se faire livrer plus tard. Et pourquoi nom de Dieu était-il le seul être humain en action ? Partout sur les angles de la place, il y avait des gens, des silhouettes qui longeaient les murs, mais personne nom de Dieu personne en son centre. Sinon lui, sous le soleil, ridicule avec ses gros paquets et ses petits bonds de crapaud têtu.
Une idée idiote de traverser seul. Il en aurait pleuré. Un rectangle, ça il savait. Il fallait aller en face, vers la gauche, là où était la dent manquante dans la mâchoire des immeubles. Couper la place en diagonale. Le bâtiment blanc au cul duquel il avait débouché, c’était la mosquée de la Pêcherie, pour sûr. Dejazet sentit que des regards étaient posés sur lui. Il y avait là une statue sous un piédestal, un type sur un cheval à deux pattes, avec un bicorne, oui, c’était un bicorne. Bon. Quitte à abandonner sa trajectoire, il allait toujours se traîner jusque là. On n’attend pas tout seul, planté comme un piquet au milieu de rien, ça lui rendrait un peu de contenance, tiens.
Dejazet y était. Soulagé comme un nageur épuisé qui s’accroche au premier rocher, il s’assit sur sa malle. Adossé au piédestal, il détailla le grand bâtiment en face de lui. C’était une sorte de palazzo, comme il avait vu à Florence. Un grand et haut bâtiment médiéval, blanc comme le reste, deux étages presque aveugles, avec de petites fenêtres sans châssis, surplombé d’un petit campanile orné d’une grande horloge. Sur le bateau, on lui avait parlé du palais de la Djenina. Ce devait être ça. Djé-ni-na, il détachait les syllabes. Djé-ni-na : un nom gourmand comme une pâtisserie, un prénom de bayadère ou de chatte égarée. Il se leva, fit quelques mètres vers l’avant et se tourna dans toutes les directions. En repère, la mosquée de la Pêcherie. Superbe, assise sagement, une petite Sainte-Sophie qui ressemblait à l’église Saint-Étienne, à Uzès, où il était né – du moins dans sa version orientale. Le jeune homme repoussa une soudaine pointe de nostalgie, qu’il attribua sagement à l’appréhension que nous avons tous face aux situations nouvelles ; cette mosquée était magnifique ; il avait recouvré son calme et ses esprits.
Et devant, face à lui, le type sur son cheval. Bon : le duc d’Orléans. On le lui avait dit sur le bateau, pendant qu’il regardait la crête des vagues moutonner. Il aurait dû faire plus attention aux détails mais il préférait guetter le surgissement des marsouins. Le type avait compris qu’il n’en avait rien à foutre.
De fait, Monsieur le duc, ça lui était égal. Il était mort quelques années plus tôt d’un accident de la route, l’affaire avait fait grand bruit, il allait être roi. Lui, ça lui était égal : ces gens n’étaient pas à son niveau, pas de son monde, il était républicain. Lui ou un autre, un tyran de plus… qui n’aurait pas pleuré son sur sort. Et là, mort, il était encore sur son cheval, avec une épée pointant vers le sol. Le cheval, la seule chose qui valût vraiment dans la statue, avec un œil effaré, renâclant déjà, comme s’il prévenait le reste de la carcasse qu’il ne franchirait pas l’obstacle. Oui, se dit-il, elle n’était pas mal non plus, cette statue, même si le duc, ça lui était égal…
La suite demain, dans le prochain épisode.