Cinquième épisode
Un retour précipité
C’est peu dire que Monsieur Tasson-Lavergne se cramponna durant tout le reste de la traversée. Livide, il resta presque tout le temps étendu dans sa couchette, incapable d’ingérer la moindre collation. Lui qui avait toujours voyagé en coche se prenait à regretter les cahots des routes poussiéreuses.
Au prix d’un effort surhumain, il avait fait une tentative sur le pont. Il était encombré de cordages, de tonneaux, de malles, de cages pleines d’animaux. Au milieu de ce capharnaüm, des passagers désargentés sommeillaient ou jouaient aux cartes, entravant son passage. Malgré l’air du large, une odeur pestilentielle flottait sur le bateau. Tasson-Lavergne avait vite rebroussé chemin et regagné sa cabine, comme un chameau marchant à l’amble.
Au troisième jour de son calvaire, comme il commençait à peine à s’accommoder, Monsieur Tasson-Lavergne posa le pied sur le sol d’Afrique. Sous un soleil de plomb, une chaleur de fournaise écrasait le panorama urbain, si bien qu’il ne vit du fabuleux paysage qui s’offrait à lui qu’un scintillement d’étincelles posé sur un décor flou, mité par l’assaut des mouches qui pullulaient dans le port. Le marchand en eut immédiatement trois ou quatre en bouche, qu’il recracha dans une moue de dégoût. Il jeta un œil autour de lui mais il n’aperçut pas de comité d’accueil.
Planté au milieu du quai, il fut bousculé par les grappes humaines que dégorgeait le ventre du Louxor. C’était à croire que personne ne faisait attention à lui, tant il était bousculé. Enfin, lorsque la cohue cessa, il aperçut, assis sur un enroulement de cordages, un homme qui portait l’uniforme de la Compagnie Marseillaise du Levant et des Colonies. Cet homme fut sommé de le conduire directement au chantier. Aussitôt dit, aussitôt fait : les deux hommes se mirent en route au grand soleil de midi, sous une chaleur écrasante. « Heureusement que nous ne sommes qu’au mois de mai, pensa le négociant, quel pays ! ».
Le malheureux marchand n’était pas au bout de ses déboires : sitôt arrivé sur le chantier, il fut saisi d’un tel coup de chaud qu’il ne fallut pas moins de quatre personnes pour l’éventer. On ne sut jamais exactement si c’était à cette insolation ou aux verres d’eau douteuse que Tasson-Lavergne dut les terribles maux de ventre dont il fut victime l’après-midi même, mais sa colique galopante justifia son rapatriement immédiat dans la métropole provençale.
Trois jours plus tard, Tasson-Lavergne était de retour à Marseille. Il fit appeler son commis le plus dégourdi et lui dit : «Monsieur Dejazet, vous partez pour l’Afrique. Vos gages sont doublés et vous aurez là-bas le gîte et le couvert. Vous aurez pour mission de faire construire le Grand Hôtel de France à Alger. C’est une entreprise importante. Il s’agit de montrer au monde ce qu’est la France, ce qu’elle y apporte et le rang qu’elle compte garder dans la contrée. Je me suis rendu sur place, tout vous y attend. Les fondations sont presque prêtes. Vous vous mettrez en contact avec les autorités dès votre arrivée. Vous partez dans la quinzaine ; l’inauguration du Grand Hôtel de France est prévue pour l’année prochaine. On vous donnera tout le numéraire et les instructions nécessaires à l’office. Vous ne serez pas économe au point d’oublier que la rapidité d’exécution est notre premier objectif. Le personnel suivra.»
La suite dès lundi, dans le prochain chapitre du Grand Hôtel de France à Alger.