Chapitre un : Sur les ruines (1/5)

Premier épisode.

AUX PREMIERS TEMPS DE LA CONQUÊTE

Doter Alger d’un immeuble propre à accueillir dignement les visiteurs les plus prestigieux avait été envisagé dès les premières années de la conquête. Cependant, ce projet se heurtait à de telles difficultés architecturales et financières qu’on s’était longtemps contenté d’en défroisser le costume de papier ; et lorsqu’on avait ébauché des solutions aux problèmes techniques ou urbanistiques, il avait de toutes façons fallu convenir que de visiteurs prestigieux, il n’y en aurait point.

Certes, depuis le début de l’invasion, presque quotidiennement, le port d’Alger avait vu débarquer de petits groupes de civils, mais en nombre beaucoup moins important que les soldats du corps d’occupation. On distinguait dans cette masse trois catégories principales. La première était formée de la troupe des gagne-petit et des cantinières qui accompagnait d’ordinaire les régiments en campagne. Tantôt riz-pain-sel, tantôt bouche à nourrir, ces soldats en civil partageaient le sort de l’armée et cantonnaient dans son immédiat entourage, couchant sur la paille. En second était arrivée un conglomérat d’aventuriers et de crève-la-faim, en quête d’une occasion de fuir la misère et la surpopulation. C’étaient en majorité des Minorquins, mais aussi des Maltais et des Italiens, naviguant entre commerce de survie et contrebande, à la manière des premiers Vikings. Munis de pioches et de pelles, ces prolétaires en rupture de nation avaient servi de supplétifs au génie militaire. Dociles, ils avaient rasé ce qu’on leur commandait de raser pour y planter des casernes et des bastions, dessiner les grands axes et repousser les indigènes hors du périmètre civilisé. Cette valetaille se nourrissait à la cloche de bois, dormait sur les chantiers et parlait une lingua franca aux consonances latines, il n’était pas rentable de lui construire des hôtels. Enfin, la troisième catégorie de gens, la moins fournie, était composée des colons français. Ils étaient voués à l’expérimentation agricole. Descendus du bateau, ils partaient poursuivre leur chimère sitôt qu’ils le pouvaient, là où l’administration leur indiquait des terres à mettre en culture. Rendus à leur destination, ils y tomberaient comme des mouches, mourant des fièvres, de misère, de désillusion. Il n’y avait pas là non plus le moindre espoir de clientèle.

Les choses n’avaient véritablement commencé à changer que vers 1840. À ce moment, il apparut évident que la France n’abandonnerait pas sa conquête. Le nom de Maurétanie fut définitivement abandonné au profit de celui d’Algérie. Les infrastructures administratives se mirent en place, les campagnes militaires se multiplièrent, enfin l’arrière-pays fut mis en coupe réglée. Les grands négociants de la métropole en furent rassérénés.

Parmi ceux-ci, les commerçants marseillais avaient joué un rôle prépondérant. On peut même dire qu’ils avaient accompagné l’entreprise de bout en bout, puisqu’ils avaient fourni quelques-uns des prétextes à l’invasion, l’avaient aidée et avaient été parmi les premiers à en tirer profit.

Ils assuraient déjà la fructueuse liaison maritime entre les ports provençaux et ceux de la colonie mais excédés par la mainmise des militaires, les affairistes pesaient de toute leur influence auprès des autorités pour que le pouvoir échût enfin aux civils.

La suite demain, dans le prochain épisode.