Chapitre sept : L’étrange crime du faubourg Bab-Azoun (3/5)

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troisième épisode

Dans le fossé de Bab-Azoun

L’homme était resté dans la position dans laquelle il avait été trouvé, étendu face contre terre. Visiblement, l’assassin n’avait pas cherché à dissimuler sa victime, elle gisait dans le fossé situé juste en dessous des anciennes fortifications ottomanes, un espace maintenant envahi d’herbes folles et d’ordures de toute sorte. L’inspecteur en second Philibert Delétang commença par faire précautionneusement le tour du corps avant d’inspecter les environs avec autant de minutie. Il cherchait des indices mais ne trouva rien jusqu’à ce que son attention fut attirée par un trou bizarre dans la végétation, à cinq mètres environs du corps. Delétang s’approcha. La terre avait été fraîchement remuée, comme si l’on avait enterré quelque chose. Le policier gratta un peu et exhuma, en dessous d’une pièce de bois carrée, trois gros draps de toile d’une cinquantaine de centimètres, roulés à la manière d’un tapis et tenus serrés par un lacet de cuir.

Delétang prit un de ces rouleaux, défit le nœud et déroula le drap. Celui-ci contenait en son centre trois petites poupées faites en cuir, d’une hauteur avoisinant les trente centimètres. À en croire les baguettes qui permettait de l’animer, c’était des marionnettes. Les deux autres rouleaux contenaient également trois poupées. Cela faisait neuf poupées en tout, chacune habillée différemment : il y avait là un musicien, un rabbin, une femme juive reconnaissable à son hénin pointu et conique, un nain bossu, un imam, un soldat français coiffé d’un shako à pompon et trois autres personnages que Delétang ne put identifier.

Il remit les choses en place et ré-enterra sa trouvaille : Roche risquait d’arriver à tout moment. Ensuite, il revint près du cadavre. Il remarqua deux petites lignes bleues à la naissance des poignets mais résista à la tentation d’y toucher.

L’homme était chaussé d’énormes brodequins de facture grossière, à semelles cloutées, d’un pantalon et d’un veston taillés dans le même velours bleu délavé, en dessous était une chemise blanche sans col. Delétang fouilla dans les poches du veston. Dans l’une il trouva une pipe de terre cuite et une blague à tabac, les deux de facture très commune, et dans l’autre, il trouva une casquette de gros tissu et un mouchoir avec les initiales J.D.

« Il ne porte ni le costume mahonnais ni celui des Italiens, notre homme est français. Ce n’est pas un ouvrier car il ne porte pas de blouse. Mais pour ce qui est de la casquette, on dirait tout de même celle d’un parisien. Quant au mouchoir brodé, c’est étrange, ce n’est pas donné à tout le monde, ce n’est pas le mouchoir blanc à carreaux rouges habituel…  »

Sur ces entrefaites, Roche arriva accompagné de deux soldats et deux porteurs arabes. « Ah dit-il, vous êtes là, eh bien voyons un peu si nous pouvons identifier cet homme. Vous n’y avez pas touché, j’espère… » Delétang fit non de la tête et fit deux pas en arrière. Les soldats posèrent leurs fusils et retournèrent le cadavre.

« Il a bien été égorgé » constata Roche « saigné comme un goret. Et j’ai déjà vu cette tête quelque part… »

Comme d’habitude plus rapide que son supérieur, Delétang avait déjà reconnu la victime, dont il avait établi la fiche : il s’agissait de l’ancien chef des travaux du Grand Hôtel, un nommé Jules Dorion, mais qui se faisait appeler La Gouse.

La suite demain, dans un nouvel épisode.

Chapitre sept : L’étrange crime du faubourg Bab-Azoun (2/5)

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deuxième épisode

Il faut que l’ordre règne

« Et c’est à Bab-Azoun, donc ? dit Roche à Saint-Maur
-C’est toujours à Bab-Azoun ! Toujours ! Ce repaire de criminels, cette fange abjecte ! Ah, si je le pouvais, je leur ferai subir le sort des Sbéhas, à cette maudite canaille ! Je te chaufferai tout ça, tiens, on en serait débarrassé une bonne fois pour toutes, et la colonie s’en porterait mieux ! Vous vous rendez compte, Roche, on en serait débarrassé !
– Je suis bien d’accord avec vous, Monsieur le Procureur général. De surcroît, il faut tenir compte du fait que c’est un nid de révolutionnaires, avec tous ces ouvriers enivrés, du matin au soir ! Sans parler des catins qui propagent des maladies vénériennes, nos braves soldats en souffrent…»

Théophraste Bretesche de Saint-Maur se calma brutalement. Il posa sa plume dans l’encrier et se leva de son siège. L’homme faisait maintenant les cent pas dans la pièce, les mains derrière le dos, passant et repassant devant la petite fenêtre qui donnait sur la place d’armes.

« Bon, écoutez Roche, dit-il sur un ton beaucoup plus calme, on a retrouvé l’individu à l’aube. C’est un Arabe qui l’a trouvé. Je ne sais pas ce qu’il faisait là mais il est passé avec son âne et il l’a trouvé, voilà. Et c’est un européen, aucun doute là-dessus, les premières informations sont formelles… Et il aurait été égorgé… C’est comment dire, gênant. Vous comprenez, Roche, c’est le troisième mort en un mois. On croirait une épidémie. Bon, tant que les Arabes s’entre-tuent entre eux dans la Casbah, ce n’est pas notre affaire mais là, c’est le troisième européen. D’abord cette rixe idiote au café du Perroquet, ensuite, ensuite…
– L’étranglé de la Marine, monsieur le Procureur-géné…
– C’est ça, l’étranglé de la Marine, coupa sèchement Saint-Maur, et maintenant celui-ci. Cela fait trois. Vous vous rendez compte ? Au moment précis où l’on me commande un rapport sur la criminalité ! Mais que va-t-on penser à Paris ? Ah, c’est un monde, c’est à croire que tout se ligue ! Écoutez Roche, on parle de créer un département, vous entendez, un département ? Comme en France. Alors ce n’est pas le moment d’attirer l’attention. Vous m’avez compris ? Vous tenez votre langue ! Je fais mon affaire des journalistes et vous, je compte sur vous pour me régler cette affaire au plus vite. Je veux le coupable endéans les vingt-quatre heures, il faut que l’ordre règne !
– Oui monsieur le Procureur-général. Je ferai tout mon possible pour élucider cette affaire dans les plus brefs délais. Il y a des témoins ?
– Je vous dis que c’est un muletier arabe qui l’a trouvé. Alors, comme chaque fois avec les Arabes, il n’y a pas de témoin, rien ! Évidemment, chaque fois qu’il y a moyen de se débiner, les Arabes sont là ! C’est déjà un miracle que le type nous ait informé.
– Et il est où, cet Arabe ?
– Aux fers. On l’a coffré en l’attente d’interrogatoire. Il est est dans les bâtiments de la porte Bab-Azoun.

La suite demain, dans un nouvel épisode.

Chapitre sept : L’étrange crime du faubourg Bab-Azoun (1/5)

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Premier épisode

Du triangle au rectangle

Pour se figurer Alger telle qu’elle était au temps de la conquête, il faut dessiner un triangle dont la pointe au-dessus semble fichée dans une masse rocheuse s’avançant dans la mer – ce triangle, c’est la Casbah, conglomérat de petites maisons blanches et carrées, hérissé de minarets. Une forte déclivité oblige la ville à se former en amphithéâtre sur les pentes, surplombées par la citadelle de Barberousse. C’est une cité repliée sur elle-même, grouillante de vie, dont chaque maison supporte sa voisine et où il est paraît-il possible de descendre de la citadelle à la mer en empruntant les terrasses qui sont posées sur les toits. Les rues y sont tellement étroites que deux ânes ne s’y tiennent pas côte à côte. La population avoisine les 30.000 personnes, parmi lesquels il n’y a que très peu d’européens.

Mais à l’époque où cette histoire nous ramène, Alger avait déjà beaucoup changé. La ville, bien gardée dans ses remparts ottomans et repliée sur elle-même, avait été éventrée : trois grandes zébrures successives, parallèles au front de mer, avaient donné à la basse Casbah un air européen. La plus grande de ces zébrures formait les rues Bab-Azoun et Bab-el-Oued, qui se rejoignaient sur la place d’Armes et qui permettaient d’aller en voiture d’un côté à l’autre de l’ancienne enceinte ; la seconde était la rue de Chartres ; enfin, la troisième, parfaitement rectiligne, était la rue de la Lyre. Ces percements avaient sonné le glas des activités artisanales qui y prospéraient autrefois : les Européens s’y étaient installés, avec leurs immeubles à arcades et galeries, leurs cafés, leurs magasins et leurs entrepôts. Les indigènes, du moins ceux qui étaient restés dans la ville après la conquête, n’étaient pas les bienvenus dans les nouvelles rues, on ne les tolérait que dans la haute Casbah, où on ne leur concédait que l’obligation d’entretenir leurs bicoques. Plus d’une s’étaient écroulées, l’air y était vicié – bref, c’était un chancre dont on s’occupait peu ; on n’y allait que pour s’encanailler. Quant à la population indigène, elle ne dépassait plus les 10.000 habitants, soit moins du quart de la population totale, maintenant majoritairement européenne

La vraie ville nouvelle s’étendait à l’est de l’ancien rempart, dans le quartier d’Isly et à l’ouest, dans l’ancien faubourg de Bab-el-Oued. Ces nouveaux quartiers étaient protégés par une nouvelle enceinte, construite dès 1840 ; c’est là que les immigrants se logeaient préférentiellement. Les immeubles y poussaient comme des champignons, provoquant la ruine des uns et la richesse des autres dans un bouillonnement permanent.

De sorte que la nouvelle ville était maintenant si vaste qu’elle avait vu sa superficie passer du simple au double et que, de la forme d’un triangle, Alger présentait maintenant celle d’un rectangle, dont le grand côté eût été les installations du port. Le port et le quartier de la Marine étaient le poumon économique de la ville, avec ses industries et ses entrepôts, la place d’Armes le point social de convergence, les nouveaux quartiers les espaces résidentiels. À rester dans ces espaces, on pouvait très facilement se convaincre qu’Alger était une ville européenne, sorte de pendant de Marseille pour la beauté du lieu et la variété des cultures qui s’y retrouvaient.

Cette variété était le cauchemar des hommes chargés de faire respecter la loi, tant la fourmilière était immense. L’inspecteur Roche, qui voyait de la canaille rouge partout, se laissait parfois aller au découragement. « Encore un, dit-il, c’est le troisième du mois », lorsque Philibert Delétang lui annonça que le cadavre d’un homme assassiné avait été trouvé à proximité des anciens remparts ottomans, dans une zone dévolue aux activités de maraîchage et à l’exercice de la prostitution.

« Il y a un planton qui est venu vous chercher, monsieur l’Inspecteur, le proc’ vous réclame.
– Entendu, j’y vais. Je vous rejoins là-bas. Vous ne touchez à rien, Delétang, vous m’entendez ? à rien. Et vous m’épargnerez cette fois-ci vos théories scientifiques, je suis fatigué !
-Ce sera comme vous voulez, monsieur l’inspecteur. En vous remerciant de la confiance que vous m’accordez, monsieur l’inspecteur !
-Et arrêtez d’essayer de lire mes dossiers, pour l’amour de Dieu ! »

Un éclair de haine passa dans les yeux de Delétang. Vieille carne, va !

La suite demain, dans un nouvel épisode.