Chapitre trois : Ce que l’on peut avec ce que l’on a (2/5)

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Deuxième épisode

franchir un cap

Continuant son racolage, Pujols, accompagné de son complice, s’arrêta dans tous les ports d’importance de la côte catalane : Barcelone, Matarùo, Loret de Mar, Palamos, l’Escala ; bientôt le petit navire fut plein de promesses d’embarquement. Cependant, il lui restait encore certaines choses à faire. Ayant fixé ses rendez-vous à ses futurs passagers, Pujols plaça son bateau entre la côte et le vent du large et, de bordées en bordées, remonta vers son Roussillon natal.

Il doubla bientôt le Cap de Creus, près de Cadaquès et, coupant au court, visa la pointe du cap Cerbère. Le vent du sud gonflait la voile triangulaire, le bateau filait grande allure. Bientôt, au fur et à mesure que Pujols laissait à bâbord les collines de Catalogne, lui apparurent les premiers contreforts des Pyrénées, masse indistincte et pesante. Encore quelques encablures et il doubla le cap Béar, dans un décor aux contours floutés par la chaleur. Comme chaque fois, Pujols eut l’impression que la timide péninsule était faite de la patte d’un chat de pierre qui s’aventurait à se mouiller les griffes, il passa bien à son large.

Et comme chaque fois également, Pujols sentit une indicible langueur s’emparer de tout son être. La pointe du cap Béar marquait l’entrée au pays de son enfance. C’était là, dans les plaines sablonneuses de l’embouchure du Tech, qu’il avait vu le jour, quatre ans avant le siècle, à la suite d’un drame coutumier (son père, soldat de Dugommier revenant de triomphe, y avait violé sa mère, brisant sa vie et ses rêves de mariage ; il était parti le lendemain, laissant trois pièces sur la table – c’était bien la peine de faire tant d’histoire, tiens ; et elle, chose inerte, recroquevillée dans un coin de la paillotte, regard vide sur le néant à venir, pour toujours enchaînée au drame – il y a parfois bien du malheur).

Douze ans plus tard, comme un ironique retour, l’armée de Napoléon avait pris le chemin inverse. À la tête d’un de ses corps d’armées était le général Gouvion Saint-Cyr, dit le hibou, un des seuls qui valût quelque chose dans l’entourage de l’Empereur ; le famélique enfant lui emboîta le pas, en qualité de tambour.

Ô gloire, écoute un peu : fit toutes les campagnes, survivant miraculeusement aux innombrables tueries qui jalonnèrent l’épopée sanglante du petit mégalomane et de ses larbins de malheur, tuant et violant à son tour ; revint au pays après Waterloo ; garda le silence sur ses forfaits, s’ennuya ferme et prit du service dans la marine marchande ; au retour de ses voyages, revenait auprès de sa mère, inconnue qu’il adorait, mais jamais assez longtemps pour se fabriquer de nouveaux souvenirs.

Que lui restait-il donc ses premières années ? Depuis l’annonce de la mort de sa mère, pas grand-chose à la vérité. Quelque chose s’était brisé dans les méandres de sa mémoire, et les souvenirs de sa jeunesse ne lui apparaissaient plus que comme des fantômes maléfiques. il se réveillait en sueur, la nuit, comme s’il venait juste de parvenir à s’extraire de leurs griffes. Leurs sourdes supplications le poursuivaient encore, quelques minutes après son cauchemar, dans l’effarement silencieux de sa demi-lucidité. C’est après un de ces épisodes qu’il s’était résolu à en finir.

La suite demain, dans un nouvel épisode

Chapitre trois : Ce que l’on peut avec ce que l’on a (3/5)

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Troisième épisode

La cabane du pêcheur

L’expédition d’Alger avait marqué le début de la fortune de Pujols. L’homme, qui s’était trouvé par hasard à Port-Mahon durant les quelques jours qui avaient précédé le départ de la flotte, parlait indifféremment français et catalan, maîtrisait les usages en vigueur dans la troupe et connaissait certains détails de la côte algéroise, propres à intéresser l’état-major de l’expédition. Autant dire qu’il avait su se rendre utile. Et populaire, car ce vétéran de Waterloo avait eu l’audace de ne pas accorder un seul regard au chef nominal du corps expéditionnaire, le traître et détesté général de Bourmont (chouan qui avait tourné casaque et rejoint les rangs des coalisés la veille de la bataille de Ligny, dernière victoire de l’Aigle).

Depuis lors, celui qui se faisait appeler Louisse avait été de tous les bons coups. Accompagnant l’armée comme une âme damnée, il percevait un modeste bénéfice sur chaque opération qui requérait ses bons offices. Il fut rapidement riche mais le dissimula avec beaucoup d’astuce et de prudence.

Officiellement, il travaillait pour la France, rendait service et, car il était tout de même attaché à l’amélioration du sort de ses compatriotes, défendait les intérêts des émigrés catalans. De loin en loin, il revenait au pays. il y embrassait sa vieille mère, veillait à ce qu’on regarnît le toit de sa chaumière de roseaux fraîchement coupés et lui laissait la plus grosse partie de ses gains, en pièces d’or.

L’ancêtre, deux mille ans de résolution paysanne sous la corne de ses pieds nus, n’aurait jamais livré le grain, même sous la torture. Elle enterrait le magot en un coin connu d’eux seuls et regardait repartir son fils sans un mot. Elle s’essuyait les mains sur son tablier. Elle avait des mains brunes, aux jointures noueuses, la peau brune tannée par le grand soleil salé. Elle n’avait besoin de rien (mais d’où venait alors ce sentiment de gêne qui s’emparait de son fils, à chacun de ses départs ?). Elle était morte un matin de ne pas s’être réveillée, Pujols l’avait appris un matin de printemps. Comme il ne voulait jamais se laisser conduire par un sentiment qui eût pu relever du sentimentalisme, il décida que c’était moins la fin d’une époque que le début d’une autre.

Par conséquent, ce soir-là, Pujols avait pris seul le chemin de la paillotte. Depuis la mort de sa mère, il avait veillé à ce que tout restât en place. Au crépuscule, il avait suivi un chemin qui serpentait sur une digue et s’était arrêté à l’exact emplacement de la première chaumière dans laquelle il avait demeuré. Là ne s’élevait plus qu’un petit saule, aux branches tortueuses. Pauvre arbre, nain et biscornu, ce n’était pas le vent qui avait ralenti ta croissance : deux fois par an, des mains résolues tranchaient tes racines, déterraient un petit coffre et y cachaient quelques pièces d’or !

Une fortune que Pujols déterra pour la dernière fois. Il vida le contenu du coffret dans une grande besace qu’il portait à son flanc. Ensuite, il revint à la cabane qu’il observa longuement. Il se dit que quelque chose avait changé depuis son dernier passage, mais ce n’était pas dans sa structure ou son implantation le long de l’étang saumâtre qu’il fallait chercher la différence : c’était dans le regard qu’il portait sur elle. Il prit son briquet en poche, alluma un petit fagot et bouta le feu à la fragile construction.

Puis s’en revint à son bateau, ne se retournant même pas pour jeter un dernier coup d’œil au brasier qui crépitait – gerbes de feu, paillettes d’or – en direction de la nuit bleue.

La suite demain, dans le prochain épisode

Chapitre trois : Ce que l’on peut avec ce que l’on a (4/5)

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Quatrième épisode

alger, destination finale

Le lendemain, Louis Pujols commença le ramassage. Dans le sens inverse de sa tournée promotionnelle, il s’arrêta à nouveau dans quelques uns des petits ports de la côte catalane. C’était une activité qu’il avait toujours détestée et qu’il effectuait le visage fermé. Lui qui ne s’était jamais senti d’aucun lieu, il ne comprenait pas l’attachement viscéral que les paysans éprouvaient pour leur terre de misère. Il voyait monter les passagers sans mot dire, comme si la gravité de la situation les condamnait au silence. Les bagages, fort maigres au demeurant, passaient de main en main et finissaient sous les menuiseries de la proue et de la poupe. Lorsque ces espaces furent pleins, les gens s’assirent sur leurs paquets.

Comme de coutume, l’ambiance fut morne. La plupart des exilés volontaires cachaient mal leur désarroi, certains pleuraient, d’autres, le menton posé sur leurs mains en coupelle, regardaient s’éloigner les côtes ibériques sans dire un mot. Personne ne l’eût sans doute toléré, d’ailleurs, même les quelques enfants restaient silencieux. Le soleil tapait dur et les boissons étaient rationnées, ce qui ajouta à l’inconfort. Chaque mouvement provoquait une onde parmi tous les passagers, tant les pauvres gens manquaient d’espace. Bientôt; lorsque certains d’entre eux durent faire leurs besoins ou furent malades, la promiscuité devint plus gênante encore.

Enfin, après de très longues heures de navigation, l’île de Minorque apparut aux voyageurs. C’est là, à Port-Mahon, que les malheureux changèrent d’embarcation et montèrent dans une grosse barque de pêche. D’autres migrants les y attendaient. Ce bateau était infiniment moins rapide et élégant que le cotre de Pujols, mais convenait mieux pour la traversée de la Méditerranée occidentale. L’atmosphère générale s’adoucit un peu.

On entama la traversée au crépuscule. Pour une mission dont il ne dit rien, Pujols laissa le cotre aux mains de son complice et monta également à bord. Le capitaine lui céda l’usage de sa propre cabine, presque entièrement invisible sous le mât principal, et s’en alla coucher sur le pont, au milieu des émigrants. Pour la première fois depuis longtemps, Pujols dormit du sommeil du juste. Libéré de ses attaches, il dérivait au gré de courants oniriques. Dans sa cabine, ce n’était pas le grincement des gréements qui accompagnaient ses rêves paisibles, mais bien le crépitement du brasier qu’il avait laissé derrière lui, au pays de son enfance.

Après une journée et une nuit en mer, le matin du deuxième jour, une ligne verte vint barrer l’horizon bleu, on se passa le mot qu’il s’agissait des montagnes d’Algérie ; l’heure était à l’espérance. Certains des passagers s’agenouillèrent et, ayant joint les mains, s’abîmèrent dans de longues et silencieuses prières. Rien n’énervait plus Pujols que ce genre de simagrées, qui lui rappelaient sa mère.

La suite demain, dans le prochain épisode