Chapitre huit : un frais souffle d’air (5/5)

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Cinquième épisode

le monologue du robin

« Dubois Hippolyte, maître queux, c’est ça ?
– Euh…
– On plaisante… Cuisinier ?
– C’est ça.
– Bon ben toi, tu vas tout de suite par là… Régime de faveur, le colonel t’attend. »

Le scribouillard indiqua de la plume un homme à cheval qui se tenait un peu en retrait. Dubois prit sa direction.
 » Monsieur, lui dit le cavalier, je me nomme Mussé de Lantrac, colonel de l’armée française, j’ai ordre de vous amener à son excellence Monsieur le Procureur-général, qui souhaite s’entretenir avec vous, je vous prierai donc de m’accompagner sans esclandre…
– Et mes menottes ?
– On vous les ôtera plus tard, suivez-moi, nous allons au palais, c’est la grande bâtisse que vous voyez là, avec la grande horloge… Hâtons-nous, monsieur le Procureur-général nous attend. « 

Quelques minutes plus tard, Dubois fut introduit dans le bureau du Procureur-général. Celui-ci l’accueillit avec bonhomie (« Ah, voici notre jeune protégé ! »), s’indigna des chaînes qui entravaient sa marche et les fit enlever. Puis déclara à Dubois que les conditions d’un entretien paisible lui semblaient maintenant réunies.

 »  Voyez-vous, poursuivit-il, vous avez bien de la chance : votre père, qui est aussi un glorieux soldat, a su nous présenter la cause de votre conduite sous un jour favorable, si bien que l’autorité que je représente ici pense qu’il est juste de revoir votre condition, pour autant que vous acceptiez le marché que je vais vous proposer, bien entendu… Vous l’avez entendu, jeune homme, tout est à faire ici et les bras manquent. Et quand je dis que tout est à faire, figurez-vous qu’il manque à Alger certaines infrastructures essentielles. Enfin bref, je vais au but : il y a ici un chantier très important qui s’achève et nous avons pensé, vu votre métier, que vous pourriez accepter d’y participer…
– C’est à dire que…
– Laissez-moi terminer, jeune homme, je répondrai à toutes vos questions par la suite. Mais avant tout, permettez-moi de vous préciser une chose : je ne suis pas homme à me satisfaire d’un refus.
– Monsieur le…
– Il suffit ! Vous devez savoir que votre sort dépend de votre réponse, mais également celui de vos compagnons. Me suis-je fait bien comprendre ? Vous n’avez qu’un mot à dire et vous serez rendus à l’armée. Tous affectés à des travaux de fortifications.. Vous serez bien entendu entravés et, comment dire, eh bien disons que vous aurez tellement faim et soif, vous et vos semblables, qu’une mort rapide vous attend. C’est que voyez-vous, nos ressources sont limitées et nous devons faire des choix dans leur distribution.
– Oui, répondit Dubois.
– Bien, bien, je vois que vous commencez à réfléchir, c’est bien. Je vais faire avertir Monsieur Dejazet que nous disposons à présent d’un futur maître queux. Vous pouvez disposer, jeune homme, je crois que votre père sera satisfait de savoir que vous êtes à présent rendu à la raison… Vous pouvez disposer, vous êtes libre, on viendra vous quérir dans l’antichambre. « 

Dubois demeurait depuis un bon quart d’heure devant le bureau du Procureur-général. On lui avait apporté un siège et proposé de s’asseoir, un soldat était venu lui porter un verre d’eau coupée au café. « Tiens citoyen, tu peux boire par petites gorgées, le premier ennemi, ici, ce n’est pas le régime, c’est la soif. » Dubois lui avait souri. Le soldat avait continué
« Alors, ça a été avec le bavard ?
– Ben, je n’en ai pas placée une.
– Oh ça, c’est normal. Il ne faut surtout pas lui couper la parole… C’est ça que nous autres on l’appelle le bavard.
– Ce n’est pas le seul. Depuis que j’ai été fait aux pinces, je passe devant des gens qui parlent comme s’ils savaient ce que je pense et ce que je vais dire. Ici, ça a été le même. On m’a mis un marché en main… que j’avais pourtant déjà accepté. S’il me l’avait demandé, je le lui aurais dit. Au lieu de ça, il m’a menacé.
– C’est normal, comme tous les robins.
– Ben, c’est malin. Avec ça, je ne sais toujours pas au juste à quoi on me destine. On m’a parlé d’un Dejalet…
– Dejazet ? Ah, lui, je le connais. C’est celui qui s’occupe du chantier du Grand Hôtel. Eh bien, dans un sens, tu as de la chance, car ce Dejazet a bonne réputation mais d’un autre côté, c’est la grande affaire de Saint-Maur. Le bavard va tous les jours sur le chantier. Il faut absolument qu’il soit achevé pour je ne sais pas quand. Et le préfet aussi. Et tous les gros de la place. Enfin bref, tout ce qu’Alger compte de notables a les yeux rivés sur le chantier. Regarde, viens voir à la fenêtre ! Tu vois les échafaudages là-bas, avec les types qui vont et viennent ? Eh bien c’est le chantier, c’est là que tu vois. Et regarde, regarde, tu vois le type qui traverse la place, avec le chapeau ? Eh bien c’est lui, c’est Dejazet, c’est ton patron. »

La suite lundi, dans un nouvel épisode.

Chapitre huit : Un frais souffle d’air (4/5)

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Quatrième épisode

une planche de salut

Dubois pas plus qu’un autre : pas un n’avait fait un pas. Lorsqu’il avait entendu l’appel de son nom, Hippolyte avait regardé à sa droite et à sa gauche. Bien qu’un peu hésitant, il s’était ensuite raidi dans une posture arrogante.

D’une voix grondante; le préfet fit appeler à nouveau. « Il suffit, dit-il, cette mascarade a assez duré. Nous nous sommes mal compris ! Que ceux qui ont leur nom cité sortent du rang ! À défaut, je devrai prendre des mesures. Mais enfin, que croyez-vous ? Je suis votre préfet… Dans sa générosité, la France vous offre une seconde chance, une planche de salut ! Ah, mes amis, les raisons pour lesquelles vous fûtes condamnés ne me regardent pas et ne vous vaudront jamais ma désapprobation. À vrai dire, le passé m’importe peu… La France compte maintenant trois départements de plus. Tout est à y faire : il n’y a rien ou presque : pas d’administration, pas d’infrastructure, pas ou peu d’habitants, encore moins de Français. En quelque sorte, nous apportons les lumières de la civilisation dans une contrée barbare et dépeuplée. Or pour accomplir cette mission sacrée, il est besoin de certaines compétences. C’est cette cause qui m’amène à vous accueillir ici, en ce jour. Seul le futur m’intéresse ! La grande entreprise qui verra la transformation d’un port barbaresque en une grande cité portuaire, dans cette baie qui est le sourire de l’Afrique ! Mes chers compatriotes, voici ce que je vous propose : de participer à ce grand chantier. Donc, monsieur le commissaire ici présent va procéder une fois encore à l’appel de vos noms. Lorsque vous entendez le vôtre, vous vous dirigerez vers la direction qu’on vous signale. Là, on vous indiquera la tâche qui sera vôtre : maçonnerie, charpente, etc. Si l’un d’entre vous n’est pas nommé mais est cependant volontaire, qu’il avance également, de l’ouvrage lui sera proposé. Il va sans dire que nous apprécierons chaque manifestation de bonne volonté et qu’à l’inverse… enfin, nous nous sommes bien compris. J’ajoute que vous serez immédiatement libérés de vos chaînes et qu’une collation vous sera offerte, grâce à la générosité de monseigneur Pavy, le très charitable et dévoué évêque d’Alger. Allons, procédons ! »

« Albert Louis, charrrrr-pentier ! un pas en avant ! ». Silence : Louis Albert ne se manifeste pas.
« Bricolet Marianne, lavandière ! Un pas en avant ! ». Silence : Marianne Bricolet ne se manifeste pas.
Au cinquième nom, enfin, Castel Octave sort du rang. Il y a comme une sorte de murmure qui accompagne le geste. « Bien, dit le héraut, tu vas par là ». Il lui montre un petit groupe de Français, deux, trois gendarmes, des prêtres et des soldats, des ouvriers avec des pinces et des tenailles : « on va te donner ton affectation, un coup à boire et tes chaînes te seront ôtées ». Le gars s’en va dans la direction, passe devant le préfet : « c’est bien, en voilà un qui sait ce que c’est que de réfléchir. Bienvenue à Alger, nous avons du travail pour toi. Au suivant, dépêchons ! »

Et telle la première goutte s’engouffre dans la brèche et emporte la digue, Octave Castel a montré le chemin du renoncement, de la lâcheté ou de la raison. Chacune chacun s’empressent de suivre son exemple. Tout va très vite. Une dizaine de C, autant de D. Voilà le tour de Dubois. Il entend derrière lui. « Avance nom de Dieu, c’est ton tour ». C’est l’activiste du port. Dubois sent qu’on le pousse. « Allez, avance ».

Dubois fit alors le pas attendu.

La suite demain, dans un nouvel épisode.

Chapitre huit : un frais souffle d’air (3/5)

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Troisième épisode

Comme un nouveau départ

Et tout à coup ce coup de vent, cette caresse sur la nuque, ce printemps qui appelle. Dubois Debout Dubois, sur le quai. Tu es vivant toi. Tu vas pas rester là, faut avancer, faut y aller. Il y a l’autre avec le pied dessus, faut y aller. Pa gade frè ou, Polyte, ne regarde pas ton frère, kotala ndeko na yo te, Dubois, en quelle langue te le dire ? ne regarde pas ton frère : la tanzur ‘iilaa ‘akhik . Allez Dubois, allez Polyte, c’est Alger. C’est bien ici, puisqu’il y a aussi le vent, l’air chaud du printemps, la vie. Et c’est peut-être ici que, enfin, les idées se –

D’un coup de sifflet bref, la petite colonne de déportés se mit en marche, en rang par deux, escortée par des gendarmes. Mécanique, elle longea le quai. Une foule épaisse était massée tout le long du parcours, ne s’écartant du passage que sur les ordres des soldats. Des cris s’en échappaient : « allez les gars, vive la révolution » et les prisonniers échangeaient des sourires complices avec leurs partisans. Seuls les Mauresques, dilués dans la foule étaient impassibles. Ils regardaient la scène comme on voit couler un fleuve ; des femmes masquées et voilées, au port hiératique, participaient à cette étrangeté. Au bout du quai, Dubois avait croisé le regard d’une d’elles, qui avait les yeux d’un bleu si profond qu’ils lui semblèrent violets. Zélie aussi avait le même regard unique.

Depuis qu’il allait de l’avant, Dubois n’avait cessé de jeter ses regards vers la ville, en contre-haut. Du fait de la disposition particulière du port, qui semblait un étroit ponton disposé latéralement au pied d’une falaise, il n’en voyait quasiment rien. À deux reprises, il heurta la personne qui se trouvait devant lui, car, regardant ailleurs, il n’avait pas anticipé un des soubresauts du cortège. Il fut ramené à sa triste condition par deux coups de crosse dans le bas des côtes. Un des gars derrière lui, qu’il avait déjà remarqué à Toulon pour son éloquence et son savoir politique, attendit que le gendarme se fût éloigné pour lui murmurer : « cesse de rêvasser et tiens-toi à carreau, nom de Dieu, on va se retrouver au bled avec tes idioties. J’veux sauver ma trogne, moi. »

Bientôt, on arriva au pied d’un étroit escalier qui montait droit vers la ville, comme une tranchée au milieu des décombres. Les prisonniers firent ce qu’ils purent pour l’escalader, entravés par leurs menottes. C’était l’antique artère de la basse casbah, vidée de ses habitants, livrée aux démolisseurs et aux ingénieurs militaires. Il n’y avait plus place pour le public sur ce chantier sale et sans cohérence. Il fallait zigzaguer au milieu des débris et des matériaux de construction qui les remplaceraient, petits monticules pulvérulents de chaux et de gravillons. Le sable des destructions, englué par la transpiration, écorchait la peau et brûlait les chevilles, tant que cela occasionnait grande souffrance.

On passait au milieu de façades lézardées, aux ouvertures rares et enclouées par des planches. Certaines constructions, bâties sur un plan neuf, ne présentaient encore au regard que le hérissement des échafaudages et des échelles de meunier ; d’autres plus anciennes et jugées bonnes pour l’usage qu’on en aurait, semblaient des chicots sur une mandibule, attendant, enserrées par des arcs-boutants dérisoires, l’enduit, le plâtre et le stuc, les balcons et les ouvertures – bref, toutes les dérisoires affèteries qui les feraient passer de l’âge des agglomérats minoens à celui de l’urbanisme suffocant.

Enfin, comme une nappe de brouillard accrochée au versant d’une montagne disparaît soudain au débouché du col et fait place à la clarté, le nuage de poussière dans laquelle le cortège avait évolué s’estompa lorsque le cortège des déportés arriva sur une grande place rectangulaire.

S’y trouvait un civil en bicorne, secondé par un cavalier superbement habillé, lequel était accompagné par une petite escouade de lanciers vêtus à l’orientale, montés sur des petits chevaux blancs. On fit disposer la colonne en demi-cercle autour de l’homme en civil. Sur un geste de celui-ci, deux types s’avancèrent. Le premier tenait un feuillet, le second des baguettes ; celui-ci battit le tambour, celui-là beugla : « à votre nom, un pas en avant », puis il entama sa liste, d’une voix de stentor.

La suite demain, dans un nouvel épisode.