Chapitre deux : Sucer des cailloux (5/5)

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Cinquième épisode

Les gages sont doublés

« Écoutez monsieur Dorion, cela n’est plus possible. À ce rythme-là, il va nous falloir quinze années pour construire l’hôtel ! Comment se fait-il ? Où est la main d’œuvre ?
Ben là : c’est mes zigues, la main d’œuvre. Vous croyez quoi ? On peut tout avoir icitte, grâce à Louisse, sauf des gens. Les Français, c’est l’armée, c’est tout. Sinon, y a mézière, les marcandiers, les rouffiers et maintenant vouzailles. Les autres, y débarquent au port mais y restent pas. Y vont dans le bled. C’est tout. À part ça, y a pas de Français icitte.
Monsieur Dorion, reprit Urbain avec un agacement à peine retenu, vous êtes payé pour une besogne, celle-ci n’avance pas ; je vous demande des explications, et je ne comprends pas ce que vous dites. Auriez-vous l’obligeance de parler de manière claire et compréhensible ?
Oh là là. Ben c’est pourtant clair. Ici, il n’y a pas de Français, à part les soldats, quelques marchands et maintenant vous. La seule main d’œuvre, c’est des Espagnols et des Italiens. Ici ce sont des Espagnols. Et celui qui m’aide à me faire comprendre, c’est Louis. Mais on dit Louisse parce que le coquin provient de Catalogne.
– Mais… et les habitants ? N’y-a-t-il pas quelque main d’œuvre locale qu’on pourrait embaucher ? Moi-même, je viens de faire transporter mes bagages.
– Je vois, dit La Gouse, vous avez eu affaire aux Mozabites. Ils sont rapides, ces bestiaux-là. Vous avez eu de la chance, notez bien mais moi, c’est nenni, hein ! Je travaille pas avec les biques. C’est encore pis que les Espagnols. C’est des bêtes qui passent leur vie à pioncer et à mentir. Il n’y a rien à en tirer, vraiment. Et puis, à part dans la Casbah, les locaux, faut dire ce qui est, il n’y en a plus guère. On en a beaucoup détruit, vous savez, des bicoques. Ça s’entassait par dizaines là-dedans, ça grouillait comme des rats. Maintenant, y z’ont déguerpi, on sait pas où. C’est pas un mal, notez, ça fait de la place pour les civilisés. Il finira bien par en arriver, d’autant que là, j’ai eu de mauvaises nouvelles pour la cargaison…
– La cargaison ?
– Ben vous savez, les nègres. Il devait m’en arriver par une caravane du Sahara mais la source est définitivement tarie. C’est bien malheureux : notre installation nous a privé d’une bonne source de main d’œuvre. À condition de les flatter comme il faut, c’est que ça trimait, ces animaux-là. Enfin bon, il paraît qu’on va vers une abolition définitive, dans toutes les colonies. En plus, paraît qu’c’est pour ça qu’on z’est venus icitte, alors, les petits trafics, ça gênait les autorités. Et donc c’est interdit. Ah, ça, pour sûr, ça va pas arranger les affaires. »

Estomaqué, Dejazet prit une grande respiration.

« Écoutez, monsieur Dorion, que les choses soient claires : il n’est pas possible de continuer de la sorte. Vous m’indiquez que vous vous apprêtiez à utiliser de la main d’œuvre servile, il n’en est pas question. À part ça, j’ai reçu des instructions précises de Monsieur Tasson-Lavergne et je compte bien les faire exécuter. Or nous avons pris du retard, beaucoup de retard. Alors voilà, faites ce que vous voulez, doublez les gages si nécessaire mais embauchez du monde et faites avancer ce chantier ! Il faut que tout soit dégagé au plus vite. Nous attendons des matériaux de la métropole, l’hôtel doit être construit pour l’année prochaine.
– Cela risque de coûter fort cher et de donner de mauvaises idées à ces fichus Mahonnais…
– Doublez les gages, monsieur Dorion !
– Oh moi, vous pouvez m’appelez La Gouse…
– Doublez les gages, monsieur La Gouse mais demain, là où il y en a trois, je veux vingt ouvriers, vous m’entendez ?
– Oui, oui, j’entends. Eh bien il ne reste plus qu’à s’arranger avec Louisse alors, mais je vous aurai prévenu !
– Très bien, et où le trouve-t-on, votre monsieur Louisse ?
– Oh, il vit avec son régiment de cul-terreux du côté de la porte Bab-Azoun, juste derrière le rempart. C’est le faubourg des Mahonnais.
– Des Mahonnais, quel est ce peuple, je ne comprends pas, ils ne sont pas Espagnols ?
Si, mais c’est pas vraiment des Espagnols, en fait, ce sont des Catalans. La plus grosse partie de ces gens, ils viennent de Port-Mahon, dans les Baléares, précisément de l’île de Minorque. Voyez-vous, c’est de là que le corps expéditionnaire est parti avec la flotte. Ils nous ont accompagné, en quelque sorte. Ces gens sont pour la plupart pêcheurs et maraîchers. C’est bien simple, sans leurs trafics, nous aurions manqué de tout. Car il faut bien dire que jusqu’ici, nous n’avons guère bénéficié du soutien de la mère patrie. Les Français français, comme j’vous ai dit, eh ben ils sont plutôt rares.
– Je vais faire ce que je peux pour informer Monsieur Tasson-Lavergne de ce problème. Une solution sera trouvée. Il ne devra pas être difficile de faire venir jusqu’ici des ouvriers français si c’est nécessaire pour faire exécuter les plans. Mais en attendant, pour manier la brouette et dégager l’espace pour la fondation, vos Mahonnais suffiront, à condition qu’ils soient assez nombreux. Doublez les gages, je vous dis, doublez les gages.
– Bon, bon, j’ai compris. Mais ça va coûter cher !
– C’est moi qui paye, monsieur La Gouse, c’est moi qui paye… Doublez les gages ! Que croyez-vous ? Pensez-vous que les gens vont venir sur ce chantier pour le plaisir de sucer des cailloux ? Doublez les gages !

 La suite dès lundi, dans le prochain chapitre du Grand Hôtel de France à Alger. 

Chapitre trois : Ce que l’on peut avec ce que l’on a (0/5)

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du commandant Alphonse Mussé de Lantrac à son frère François, à Pourru-au-Bois (Ardennes)

(…) Il y a partout un pied de neige, hommes et chevaux, tout est couvert d’un manteau de frimas ; l’aspect du bivouac a quelque chose de sinistre. On n’entend que le bêlement des moutons et les cris des quelques malheureux enfants que nous avons pris ; et qui meurent de froid dans les bras de leurs mères. La nuit est close ; les pâles rayons de la lune essayent de se faire jour à travers l’épais voile de neige, qui s’est interposé entre cette planète et la terre et laissent entrevoir quelques scènes déchirantes. Autour d’une grande tente d’ambulance sont groupés nos prisonniers ; une masse de femmes entassées les unes contre les autres, et qui n’ont pu trouver asile sous la tente, sont exposées aux intempéries de cette nuit horrible ; elles pressent sur leurs seins leurs enfants que le froid a déjà engourdis ; leurs gémissements se mêlent aux cris plaintifs de ces pauvres petites créatures ; on essaye en vain d’allumer un peu le feu autour d’elles ; le vent et la neige s’y opposent ; on leur donne toutes les couvertures dont l’ambulance peut disposer. Mais le froid est trop intense et toutes ces précautions sont inutiles… À dix heures du matin, nous levons notre triste camp et nous nous dirigeons vers l’emplacement où, la veille, nous avions fait cette fameuse razzia et où nous avons laissé plus de six mille têtes de bétail. Le terrain que nous parcourons est jonché de cadavres de chèvres, de moutons, morts de froid ; quelques hommes, femmes, enfants gisent dans les broussailles, morts ou mourants. Le général Lamoricière me charge, à la tête de ma colonne, de faire rechercher les bestiaux que nous avions laissé en chemin la veille. Nous rencontrons dans toutes les directions des cadavres d’hommes, de femmes et d’enfants. Ces malheureux, après avoir épuisé toutes leurs facultés physiques, étaient tombés anéantis. (…)

Cette expédition, par un froid horrible, a eu des conséquences immenses pour l’accomplissement de notre œuvre : toutes les fractions de tribus, et surtout la grande portion de Hachem, se sont rendues immédiatement… Il ne nous reste plus maintenant qu’à organiser ces nombreuses populations et à polir enfin l’œuvre immense que nous venons de terminer dans l’espace de quatre mois d’hiver. L’ennemi est partout en déroute, les hommes sont morts ou pris, le bétail capturé, l’insurrection brisée. Il n’y a plus un fusil pour nous faire obstacle. (…)

Cette campagne peut être considérée comme la cause la plus efficace de la conquête ; elle comptera dans les plus belles pages des annales de l’armée française. (…)

Chapitre trois : Ce que l’on peut avec ce que l’on a (1/5)

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Premier épisode

le bienfaiteur de bab azoun

Louis Pujols ne daigna réapparaître à Alger que vers la mi-juillet 1847, au grand soulagement d’Urbain Dejazet.

Dès qu’il avait appris l’arrivée de ce dernier, Pujols avait sauté dans une grosse barque de pêche et cinglé vers Port-Mahon sans demander son reste. Là, dans un coin discret de la taverne où il avait ses habitudes, il avait assisté à la prestation de son bonimenteur. Le dos calé sur la banquette, il avait adoré l’entendre vanter les mérites de l’émigration, à grand coups d’exagération et de descriptions pompeuses. À le croire, il coulait des fontaines de lait dans les rues d’Alger et il n’était que de se baisser pour ramasser des pleines poignées de pièces d’or…

C’était une affaire bien rodée, où chacun avait sa place. Le bonimenteur bonimentait, exagérant jusqu’à l’absurde les avantages du départ définitif et la philanthropie du Senyor Pujols, comme il l’appelait respectueusement. Qui était-il, ce mystérieux bienfaiteur qui était prêt, pour une bouchée de pain, à mener les aventuriers vers ce pays d’abondance ? La péroraison s’achevait sur la révélation de sa présence. Alors, Senyor Pujols se redressait un peu, saluait d’une humble paume. On venait vers lui, intimidé. Lui ne bougeait d’abord pas, il souriait avec retenue et puis, d’un ample geste de la main, invitait le péquenot à prendre place à table. Lorsque ledit péquenot était accompagné de sa femme, c’était d’abord elle qui avait la grâce de son attention. Il la faisait asseoir et d’un claquement de doigts, faisait apparaître une autre chaise, pour monsieur. On avait à causer sérieusement.

Le Senyor Pujols savait y faire ! Et les choses ne trainaient jamais avec lui. Tout s’arrangeait toujours ! Ainsi, si d’aventure l’argent nécessaire à la traversée manquait, Senyor Pujols en avançait le prix, négociant d’avance la retenue qu’il ferait sur le salaire de monsieur. Car le travail était promis ! Assis à sa table, Senyor Pujols concédait volontiers (« madame/monsieur a l’esprit vif ! c’est très bien ») – qu’il y avait une part d’exagération dans le discours de son domestique mais une chose était sûre, garantie, certaine : il y avait à Alger de la place et du travail pour qui était vaillant et courageux. Les Français ? Ils étaient là pour rester mais il n’en venait pas en assez grand nombre, source de l’aubaine. Les Turcs ? Envolés, dispersés comme une nuée de moineaux. Les Arabes ? Disparus avec leurs tribus, leurs chameaux et leurs domestiques nègres, quelque part dans un désert inconnu. Les Mauresques ? Pour le peu qu’il en restait, des gens affables, très respectueux, tous tournés vers leur exigeante religion, vivant à l’écart des coutumes européennes ; c’était bien simple, pour faire affaire avec eux, il fallait passer par l’intermédiaire des Juifs, une race presque aussi peu nombreuse ; autant vous dire qu’il était possible de ne voir jamais un seul représentant de ces peuples maudits, en voie de submersion. D’ailleurs – et le Senyor Pujols le faisait constater avec lui – aucun des Mahonnais parti pour l’aventure n’avait jugé bon de revenir au pays, n’était-ce pas une preuve éclatante de leur réussite ?

Et c’était tout. On réglait certains détails. Il fallait faire vite, les places étaient comptées. On donnait des nouvelles d’un cousin parti plus tôt (« ah, si j’avais su, mais il fallait me le dire plus vite, bien sûr que je le connais ! Il est maintenant charpentier à La Marine, le quartier du port. Sacré Jordi, ah, mais c’est un travailleur, à ce rythme, dans cinq ans, sa fortune est faite »). On se fixait rendez-vous cinq jours plus tard, sur le port. Louis Pujols regardait ses futurs clients sortir de l’auberge. S’ils se retournaient une dernière fois, il suffisait de tenir leurs regards et c’était gagné.

La suite demain, dans le prochain épisode