Chapitre neuf : Comme un premier printemps (1/5)

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Premier épisode

On se tutoie ?

Dubois tendit la lettre qu’il venait de rédiger et – peut-être pour s’éviter d’avoir à entendre une question indiscrète, peut-être aussi car il se sentait déjà redevable – marmonna à Dejazet que c’était pour sa sœur. Celui-ci prit la missive d’un air indifférent et y posa son cachet de cire. Ensuite, il la confia à un domestique arabe. « La poste, tu portes cela à la poste, c’est compris ?
– Si, si, sidi, la poste. C’est comme tu veux.
– Bien, merci Ali, je compte sur toi. ».

Puis Dejazet se retourna vers Dubois et lui dit : « ici, tout le monde se tutoie, les mauresques ne connaissent pas le vouvoiement, c’est comme cela, ce sont les usages… De sorte que les valets tutoient les maîtres… On s’y fait vite. Bon, nous y allons, maintenant ? À bon pas, nous serons à La Marine dans quelques minutes : c’est l’heure où les pêcheurs reviennent avec leurs prises du matin. Si vous voulez du poisson frais…
– Vous ne me tutoyez pas, moi ? répondit Dubois sur un ton amusé.
– Euh, pardon, je ne savais pas. Je suis votre patron, tout de même. Les gens vont penser… Pas entre Français… Pas en public en tout cas…
– Je comprends, bien entendu.
– Bon, on y va, enfin, je veux dire, tu viens ?
– Allons-y dit Dubois, je te suis. Je vous suis, patron ! »

Dejazet se dirigea vers la patère, y décrocha un chapeau haut-de-forme, saisit une canne et, comme s’il se parlait à lui-même, dit encore : « bon, mettons notre déguisement… ».


Dans le futur vestibule, ils croisèrent les ouvriers occupés à poser le carrelage, qui était un damier noir et blanc, en dalles de marbre. Dans un coin, là où la chape était encore apparente, des hommes s’affairaient à mettre les carreaux en place sur un lit de ciment frais, tapotant délicatement pour les ajuster les uns aux autres, avec un délicatesse infinie ; plus loin, de l’autre côté, on s’occupait de les polir. Dejazet, qui donnait du monsieur à chacun d’entre eux, expliqua à Dubois que c’étaient des ouvriers qui avaient travaillé à Versailles, et qu’on les avait fait venir pour cette raison expresse. Ils ne resteraient pas une fois l’installation finie et rentreraient en France pour s’occuper d’autres ouvrages prestigieux. « En attendant, il faut bien les nourrir, conclut Dejazet, enfin, je vous l’ai déjà dit… »

Les deux hommes sortirent. Huit heures venaient de sonner à l’horloge de la Djenina. Il s’y donnait comme chaque matin un grand trafic. Des grappes d’hommes en burnous blanc surgissaient des proches rues de la Casbah, certains finissaient déjà d’installer leurs marchandises à même le sol ; d’autres, habillés à l’européenne, pieds nus pour la plupart, s’asseyaient au pied de la statue et y posaient leurs outils, en attente d’une embauche. Partout des silhouettes affairées allaient, se croisaient, se hélaient, passaient d’un point à l’autre au milieu des mulets, des petits ânes et des soldats. Il y avait quelque chose d’incongru dans cette foule bigarrée, où chacun semblait mener sa course sans se faire une idée de l’autre : on se frôlait, on se touchait du coude et des épaules mais on ne se regardait pas.


« C’est à La Marine, c’est cela ?, dit Dubois après quelques instants de contemplation.
– Oui, c’est le quartier du port qui s’étend en pointe de la jetée au bas de la ville. C’est là que monsieur Dorion faisait ses commissions pour les hommes. Je ne l’aimais pas mais il faut reconnaître qu’il connaissait son affaire…
– Mon prédécesseur ?
– En quelque sorte…
– Vous allez me dire, aujourd’hui ?
– Il ne faisait pas la cuisine, il s’occupait de l’embauche, et de fournir les victuailles. Les ouvriers cuisinaient à la cloche de bois ce qu’il leur livrait…
– Et comment se fait-il que…
– Oh, c’est une lamentable histoire. Monsieur Dorion avait des fréquentations étranges. On l’a retrouvé mort au pied des fortifications, assassiné. C’est de l’autre côté de la ville… Il paraît que c’est un muletier arabe qui a fait le coup. Il a été arrêté juste après le crime et maintenant, il attend son exécution. En tout cas, cela m’a causé bien des problèmes mais maintenant, je ne le regrette plus ! Allez, regardez, c’est par là ! », dit Dejazet, en pointant un échancrure à gauche de la mosquée.


Les deux hommes empruntèrent la rue qui menait à la Marine, longeant une rangée de maisons à deux étages, aux arcades massives, supportées par de gros piliers carrés. Tout à coup, surgissant d’un de ces piliers, une vieille femme vint se placer devant les deux hommes. « La charité, dit-elle, faites-moi la charité comme doivent le faire les Algérois ! »

Dejazet mit la main à sa bourse et en tira une pièce. « Tiens, lui dit-il, et laisse-nous passer ». La vieille empocha l’argent, lui souhaita tous les bonheurs du monde et décampa sans en demander plus.

Durant tout l’échange, Dubois n’avait pipé mot. Il était un regard rivé dans celui de la vieille (avait la femme les yeux de couleur violette).

La suite demain, dans un nouvel épisode.

Chapitre neuf : Comme un premier printemps (0/5)

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D’Hippolyte Dubois à sa sœur, depuis Alger

Alger, le 3 mars 1849,

Ma chère sœur,

Tu seras sûrement étonnée de recevoir cette lettre par la voie officielle ! Je suis libre. On m’a donné de l’encre, du papier et l’assurance que tout serait mis en œuvre pour que nous puissions établir une correspondance. Il y a ici plusieurs navires qui partent chaque semaine avec le courrier.

Je suis à Alger, comme tu t’en doutes. Pour le peu que j’ai pu en voir, c’est une très belle place, avec une mer d’un bleu profond comme l’est également le ciel. La ville est comme adossée à la montagne et semble s’ébouler dans la mer. C’est une vision saisissante qui me change de la vue que j’avais depuis les cellules dans lesquelles j’ai passé tant de temps.

Personne ici ne semble s’intéresser à mon passé. Lorsque je suis arrivé, on m’a proposé de servir comme communard, ce que j’ai naturellement accepté. J’ai pour tâche de veiller au manger des ouvriers qui travaillent sur le chantier d’un grand hôtel qui doit s’ouvrir sous peu sur la principale place de la ville. Je t’en dirai plus dans quelques jours mais cela ne me semble pas une tâche insurmontable : ce sont des Marseillais et des Italiens de Nice, ils sont contents quand ils ont le ventre plein. Trois de mes compagnons de cellule, charpentiers, sont également du groupe. Cela me réjouit également car nous nous sommes promis le secours mutuel.

Au lieu de la caserne, je couche maintenant seul dans ce qui sera bientôt la salle de restaurant. M. Dejazet, qui est mon patron, a demandé et obtenu cette faveur en raison du fait que je dois préparer le pain des ouvriers. Il m’a fourni un paravent pour garantir mon intimité. Le matin, je suis réveillé à l’aube par l’appel à la prière des musulmans ; ceci se fait ici à la voix humaine plutôt qu’à la cloche, cinq fois par jour. Ce sont des gens très pieux, il paraît que rien n’est plus important pour eux que de respecter les préceptes de leur religion.

Dès mon réveil, je cours de droite à gauche pour tout mettre en place. Je peux déjà aller où bon me semble dans l’hôtel. Dès aujourd’hui, je vais me rendre au port pour me fournir en poissons. Près de cette place, j’escompte trouver quelques légumes. Il y a beaucoup d’Espagnols et d’Italiens ici ; il paraît qu’ils en produisent d’excellents ; même si je suis peux accoutumé aux légumes méridionaux, j’ai tellement hâte de les découvrir que je m’en fais une fête.

Comme tu vois, je vais bien.

J’espère avoir de tes nouvelles rapidement. Tu m’en donneras de père également. Sait-il où je suis ? J’ai bien l’impression qu’il a joué sa partie dans le sort qui m’est échu. Je ne doute pas que tu sauras jouer de l’affection qu’il te porte pour en savoir davantage !

J’attends de tes nouvelles avec impatience. Tu peux m’écrire à l’adresse du : Grand Hôtel de France à Alger. Cela suffira et le courrier me parviendra. Ô petite sœur adorée, la seule chose qui me manque ici ; c’est de pouvoir te serrer dans les bras et de te faire sentir à quel point tu me manques.

Je t’embrasse du fond du cœur. Porte-toi bien et pense à moi comme je le fais.

Fraternellement, ton frère Hippolyte.

Chapitre huit : un frais souffle d’air (5/5)

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Cinquième épisode

le monologue du robin

« Dubois Hippolyte, maître queux, c’est ça ?
– Euh…
– On plaisante… Cuisinier ?
– C’est ça.
– Bon ben toi, tu vas tout de suite par là… Régime de faveur, le colonel t’attend. »

Le scribouillard indiqua de la plume un homme à cheval qui se tenait un peu en retrait. Dubois prit sa direction.
 » Monsieur, lui dit le cavalier, je me nomme Mussé de Lantrac, colonel de l’armée française, j’ai ordre de vous amener à son excellence Monsieur le Procureur-général, qui souhaite s’entretenir avec vous, je vous prierai donc de m’accompagner sans esclandre…
– Et mes menottes ?
– On vous les ôtera plus tard, suivez-moi, nous allons au palais, c’est la grande bâtisse que vous voyez là, avec la grande horloge… Hâtons-nous, monsieur le Procureur-général nous attend. « 

Quelques minutes plus tard, Dubois fut introduit dans le bureau du Procureur-général. Celui-ci l’accueillit avec bonhomie (« Ah, voici notre jeune protégé ! »), s’indigna des chaînes qui entravaient sa marche et les fit enlever. Puis déclara à Dubois que les conditions d’un entretien paisible lui semblaient maintenant réunies.

 »  Voyez-vous, poursuivit-il, vous avez bien de la chance : votre père, qui est aussi un glorieux soldat, a su nous présenter la cause de votre conduite sous un jour favorable, si bien que l’autorité que je représente ici pense qu’il est juste de revoir votre condition, pour autant que vous acceptiez le marché que je vais vous proposer, bien entendu… Vous l’avez entendu, jeune homme, tout est à faire ici et les bras manquent. Et quand je dis que tout est à faire, figurez-vous qu’il manque à Alger certaines infrastructures essentielles. Enfin bref, je vais au but : il y a ici un chantier très important qui s’achève et nous avons pensé, vu votre métier, que vous pourriez accepter d’y participer…
– C’est à dire que…
– Laissez-moi terminer, jeune homme, je répondrai à toutes vos questions par la suite. Mais avant tout, permettez-moi de vous préciser une chose : je ne suis pas homme à me satisfaire d’un refus.
– Monsieur le…
– Il suffit ! Vous devez savoir que votre sort dépend de votre réponse, mais également celui de vos compagnons. Me suis-je fait bien comprendre ? Vous n’avez qu’un mot à dire et vous serez rendus à l’armée. Tous affectés à des travaux de fortifications.. Vous serez bien entendu entravés et, comment dire, eh bien disons que vous aurez tellement faim et soif, vous et vos semblables, qu’une mort rapide vous attend. C’est que voyez-vous, nos ressources sont limitées et nous devons faire des choix dans leur distribution.
– Oui, répondit Dubois.
– Bien, bien, je vois que vous commencez à réfléchir, c’est bien. Je vais faire avertir Monsieur Dejazet que nous disposons à présent d’un futur maître queux. Vous pouvez disposer, jeune homme, je crois que votre père sera satisfait de savoir que vous êtes à présent rendu à la raison… Vous pouvez disposer, vous êtes libre, on viendra vous quérir dans l’antichambre. « 

Dubois demeurait depuis un bon quart d’heure devant le bureau du Procureur-général. On lui avait apporté un siège et proposé de s’asseoir, un soldat était venu lui porter un verre d’eau coupée au café. « Tiens citoyen, tu peux boire par petites gorgées, le premier ennemi, ici, ce n’est pas le régime, c’est la soif. » Dubois lui avait souri. Le soldat avait continué
« Alors, ça a été avec le bavard ?
– Ben, je n’en ai pas placée une.
– Oh ça, c’est normal. Il ne faut surtout pas lui couper la parole… C’est ça que nous autres on l’appelle le bavard.
– Ce n’est pas le seul. Depuis que j’ai été fait aux pinces, je passe devant des gens qui parlent comme s’ils savaient ce que je pense et ce que je vais dire. Ici, ça a été le même. On m’a mis un marché en main… que j’avais pourtant déjà accepté. S’il me l’avait demandé, je le lui aurais dit. Au lieu de ça, il m’a menacé.
– C’est normal, comme tous les robins.
– Ben, c’est malin. Avec ça, je ne sais toujours pas au juste à quoi on me destine. On m’a parlé d’un Dejalet…
– Dejazet ? Ah, lui, je le connais. C’est celui qui s’occupe du chantier du Grand Hôtel. Eh bien, dans un sens, tu as de la chance, car ce Dejazet a bonne réputation mais d’un autre côté, c’est la grande affaire de Saint-Maur. Le bavard va tous les jours sur le chantier. Il faut absolument qu’il soit achevé pour je ne sais pas quand. Et le préfet aussi. Et tous les gros de la place. Enfin bref, tout ce qu’Alger compte de notables a les yeux rivés sur le chantier. Regarde, viens voir à la fenêtre ! Tu vois les échafaudages là-bas, avec les types qui vont et viennent ? Eh bien c’est le chantier, c’est là que tu vois. Et regarde, regarde, tu vois le type qui traverse la place, avec le chapeau ? Eh bien c’est lui, c’est Dejazet, c’est ton patron. »

La suite lundi, dans un nouvel épisode.