Chapitre dix : Du soleil, tant qu’il en pleuvait (4/5)

Mis en avant

Quatrième épisode

la mauvaise tête

L’entretien s’acheva faute de dialogue. Toutes les tentatives de Dejazet et de Zafrani se heurtèrent au refus obstiné de Dubois. Il ne pouvait en être question, point final. Les deux hommes se retirèrent, le laissant seul. Quelques minutes plus tard, Joseph déboula en criant que des gendarmes étaient là.

Dubois fut emmené sans ménagement entre deux hommes armés et passa la nuit dans une cellule du palais de la Djénina. Pour y rester ensuite trois jours, au pain et à l’eau. Là plus qu’ailleurs, la chaleur était difficilement supportable. Lorsqu’il fut enfin extrait de sa geôle, il ne pouvait articuler deux mots, tant sa langue était pâteuse.


« Ah, voilà notre jeune rebelle, fit Saint-Maur, décidément, monsieur, vous me donnez bien du souci. Je rentre à l’instant. J’ai appris que vous aviez refusé la proposition qui vous était offerte. Monsieur Dejazet, qui s’est pourtant démené pour votre confort, est bien mal payé de la confiance qu’il vous a accordée dès votre arrivée. Tout cela est fort regrettable. Vraiment, c’est regrettable…
– On m’a mis au cachot…
– Je sais, c’est regrettable. Une malheureuse initiative de l’inspecteur Roche, qui craignait que vous ne prissiez la poudre d’escampette…
– Je ne suis pas maître-queux ! protesta Dubois.
– Il suffit, monsieur Dubois, vous aurez la parole lorsque je vous la donnerai : c’est moi qui parle. Donc, pour résumer la situation, voilà notre affaire. Après avoir été condamné en France pour des activités séditieuses qui eussent pu vous valoir d’être fusillé sans autre forme de procès, vous arrivez ici, à Alger. Sans l’intervention de votre père, vous seriez déjà en route pour l’arrière-pays, confié aux bons soins de l’armée et occupé à des tâches harassantes… Et donc, jeune homme, la République, pleine de mansuétude, vous offre une seconde chance et vous, vous la refusez. Vous m’excuserez d’y voir une marque d’ingratitude ou de sottise. Ne seriez-vous pas un entêté, par hasard ? Qu’en penserait votre père ?
– Je ne vois pas ce que mon père a à voir dans cette affaire…
– J’y viens, jeune homme, j’y viens. Eh bien figurez-vous que j’ai ici une lettre de son excellence le garde des Sceaux. Votre père a obtenu votre grâce, sur base de votre bonne conduite lorsque vous êtes arrivé ici. Tout le monde ici s’est démené pour obtenir votre pardon et voici la reconnaissance que nous en avons obtenu ! Mais ce n’est pas mon propos : moi, ce qui m’intéresse, c’est la bonne marche de la colonie. Alors voici l’alternative qui s’offre à moi. Soit j’ai reçu la notification officielle de votre amnistie, vous êtes libre, engagé à titre de maître-queux, responsable de l’organisation du banquet de la Société Coloniale, vous toucherez dix francs par jour, ce qui est une somme… Une fois le banquet donné, un autre cuisinier sera arrivé et vous rentrerez en France. Soit cette lettre arrive en retard… Vous à ce moment, vous êtes déjà au bled. Vous avez disparu. La colonie est grande, les communications difficiles, vous avez disparu. Peut-être même êtes-vous mort, ou transporté en Guyane. Nul ne sait, malgré tous les efforts, on ne vous retrouve pas. Dommage, n’est-ce-pas ? »


Dubois fixa Saint-Maur dans le blanc des yeux. Celui-ci, assis derrière ses piles de dossiers, se cala dans le fond de son siège. « Gendarme, donnez-lui à boire, monsieur Dubois a sans doute soif ».

Saint-Maur attendit quelques secondes pendant que Dubois glougloutait à son cruchon, il posa sa plume et alla se poster devant la fenêtre. Il semblait contempler les gens qui déambulaient sur la place du Gouvernement. « Ah, maudit pays, et cette chaleur ! Tant de choses encore à faire… C’est bien trop pour un seul homme » (en tapotant du doigt sur la vitre). D’un pas lourd, il alla se rasseoir à son bureau et entreprit de trier des papiers. Ayant constaté que son encrier était vide, il agita une grosse sonnette. Un domestique arriva, incontinent tancé pour le fait. Ah, que les grands hommes sont infortunés de n’avoir comme valetaille que de sots, ignorants et paresseux laquais ! Que de temps perdu ! que d’énergie gaspillée ! que de projets avortés ! « Et que puis-je faire, si mon encrier est vide, signer avec mon sang ? Je n’en fais sans doute pas encore suffisamment ? » dit monsieur le Procureur-général au coupable domestique.

Celui-ci, un grand type avec une perruque de travers et la culotte tachée, gardait les yeux baissés. Sans un mot, l’olympien couleur indigo se dirigea vers une petite armoire qui se trouvait derrière le bureau, en ouvrit un vantail, se saisit d’une petite bouteille à bouchon rouge, revint à Saint-Maur la déboucha et remplit l’encrier. « Faites attention, sacrebleu : vous allez en mettre à côté, comme la dernière fois ! » gesticula Saint-Maur. Le grand type évita le coup de coude, ne dit rien, fit deux pas en arrière et attendit, les mains croisés sur son bas-ventre. « Ça va, ça suffit, disparais de ma vue, tu en as déjà assez fait. Ou plutôt si, apporte-moi une bouteille, j’ai soif et je viens d’entendre qu’on avait sonné les onze heures. Allez file ! ».


Lorsque le domestique fut sorti, Saint-Maur posa les yeux sur Dubois. « Vous voyez, ah, c’est quelque chose ! Et nous leur donnâmes la liberté ! maudits nègres ! Ils sont incorrigibles. J’opine que c’est une race pire encore que les Maures. On ne peut pas leur faire confiance. C’est bien simple, si on ne les houspille pas… Ah, dame, ça ! Il faut savoir se faire obéir… Mais bon, ce n’est pas le propos. Vous avez changé d’avis ? (un coup d’œil sur Dubois, racrapoté, qui baisse la tête, vaincu). Parfait. Je vais vous dire : ce Roche est une brute. Quant à monsieur Dejazet, il a cru bien faire. Mais il manque de tact. Pour cela, il faut connaître les hommes… Je dois cette maîtrise à mon sacerdoce. Pensez, près de quarante ans déjà que je rends la justice, que je traque les coupables et que je fais régner l’ordre. Ah, j’en ai vu… »

On frappa à la porte, Saint-Maur arrêta son soliloque. « Entrez ». La porte s’entrouvre pour livrer le passage au valet et à la bouteille. « Ah, Onésime, bien, eh bien posez ça sur la table. Non, je m’en occuperai personnellement : je n’ai pas envie d’en perdre. Avec votre maladresse coutumière, vous en verseriez la moitié à côté… »


À la porte, Onésime-le-nègre-incapable ; encore dedans debout Martin-le-pandore-impassible et Hippolyte-le-couillon-résigné assis. Dans sa splendeur, Monsieur le Procureur Bretesche de Saint-Maur s’est relevé et s’est posté à côté de la table. Il tourne le goulot de la bouteille entre les doigts. En mode carrousel, l’étiquette passe repasse paraît disparaît avec le petit bruit que font les cannelures qui frottent le bois : rrrrrra, rrrrrra, rrrrrra. Quand on se rend compte du manège, on commence à compter : une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept. Arrêt brusque.

Subitement, Saint-Maur lève les yeux vers Dubois et le gendarme. « Hmm, c’est bon; messieurs, tout est dit, vous pouvez disposer ».

Le gendarme pose une main sur l’épaule de Dubois, crispe un peu le bout des doigts. Accoutumé à ce signal par des mois de prison, de cachot, de geôle, de transfèrement, de déportation et d’avilissements multiples, Dubois est un paquet qui se lève en heurtant à moitié le gendarme. Les deux hommes sortent.


Aussitôt Saint-Maur a étranglé le flacon. Ce n’est pas l’heure des chichis : il arrache le muselet, fiche la bouteille entre ses jambes et d’une main tremblante fait sauter le bouchon. Ceci provoque une éjaculation effervescente.

Saint-Maur l’arrête en plaçant la paume, fait un petit bond jusqu’à la table – flûte il a oublié un verre – et sort de son empêtration en tétant directement au goulot. Il repose la bouteille assagie, frotte sur la table les maculations pétillantes du revers de la manche. Il souffle enfin, tiré d’affaire. Va à son bureau, extrait un verre d’un tiroir, revient à la bouteille et le remplit. Il le vide d’un trait. « Ah, dit-il dans un râle de satisfaction, le cheval est à présent débourré ».

Ses yeux se posent sur le petit bouchon, gisant sur le parquet ciré, au milieu des flaquettes de roteuse, il le dégage d’un léger choutte qui envoie la petite tête en liège à deux mètres, mussée dans un repli de la tenture à galons.

Saint-Maur va passer une heure et la bouteille à tenter de le retrouver. Mais non, tant pis, elle s’est envolée. On demandera à Onésime. Saloperie, va.

La suite demain, dans un nouvel épisode

Chapitre dix : du soleil, tant qu’il en pleuvait (3/5)

Mis en avant

Troisième épisode

Une solution toute trouvée

À proprement parler, ce coup ne fut une surprise pour personne. À part Dejazet, tout le monde avait constaté que Flanchet n’en menait pas large, qu’il n’investissait pas les nouvelles installations et que le menu du banquet, qu’il avait promis mille fois, n’en était qu’à l’état d’ébauche ; comme si Flanchet avait renoncé avant même d’avoir commencé ou comme s’il n’était qu’un filou, évidemment. Cependant personne n’avait véritablement anticipé les conséquences de la défection pressentie.

Tout d’abord se posait le problème de la main d’œuvre. Le cuisinier envolé, c’est toute sa brigade qui partait avec lui – ou plutôt, pour écrire exactement – qui ne viendrait pas. Adieu les laquais, les commis sauciers, les rôtisseurs, les pâtissiers, tout le personnel invisible et costumé nécessaire à la mascarade.

Ensuite se posait l’épineux problème du menu. En effet, si élaborer une suite de plats semblait facile, il fallait compter avec un approvisionnement défaillant. Par exemple où trouver les turbots, les bécasses, les truffes, le foie gras, le gibier, les asperges, les vins fins ? Il fallait quasiment tout faire venir de la métropole et l’on savait que les produits arrivaient souvent gâtés par la traversée. Dejazet avait compté sur Flunchet pour pallier le problème en remplaçant une partie des mets nécessaires par de la production locale.

Pour finir, et ce n’était pas le moindre pour Dejazet, la défection de Flunchet risquait de ruiner sa réputation.

« En somme, finit-il par concéder à Dubois, je suis foutu.» 

Dubois n’avait rien répondu. Les deux hommes étaient restés silencieux quelques instants puis Dejazet s’était éclipsé.


Le soir-même, au moment où l’accablante chaleur desserrait son étreinte, Dubois avait vu revenir Dejazet, accompagné par un grand type habillé à l’européenne mais qui semblait algérois de souche.

« Bonjour monsieur Dubois, dit Dejazet, je vous présente monsieur Benjamin Zafrani, qui est natif d’Alger mais qui connaît notre culture, j’ai pensé qu’il était bon qu’il se joignît à notre conversation…
– Bonjour monsieur, répondit Dubois, en quoi puis-je vous être utile ? »

Zafrani rendit son bonjour à Dubois mais resta ensuite silencieux. « Bon, dit Dejazet, maintenant que vous avez fait connaissance, eh bien j’imagine que c’est à moi de poursuivre… Donc, comme vous le savez, monsieur Flunchet nous a fait faux bond. Il apparaît maintenant que nous avons été joué et qu’il n’était qu’un imposteur. Monsieur de Saint-Maur, que j’ai vu tout à l’heure, m’a promis que tout serait mis en œuvre pour le punir de son forfait mais même dans ce cas, il est impossible d’imaginer qu’il reprenne son poste. C’est donc monsieur Dubois qui a été désigné, sur ordre de monsieur de Saint-Maur, d’organiser le banquet. Monsieur Zafrani s’est proposé de vous aider dans cette tâche, il connaît bien les marchands locaux et pourra vous aider à nouer les contacts nécessaires. Qu’en pensez-vous, monsieur Dubois ? »

Dubois resta figé, comme frappé par la foudre. Son regard allait de Dejazet à Zafrani, qui le regardait avec un sourire indéfinissable.

« Il n’en est pas question, finit-il par dire d’une voix mal assurée, il n’en est pas question. On me m’a rien demandé… Je n’ai rien à voir avec la Société Coloniale, avec le Grand Hôtel ou quoi que ce soit d’autre. On m’a amené ici, contraint et forcé, et contre la promesse d’un pardon rapide et d’un retour en France, j’ai accepté. Je fais maintenant à manger pour tous les ouvriers. Mais les termes du contrat étaient clairs. Et dès la construction de l’hôtel achevée, je retourne en France ! Et puis d’abord, je ne suis pas maître-queux.
– Monsieur Dubois, dit alors Dejazet, sur un ton plaintif, monsieur Dubois, réfléchissez cinq minutes. À toute chose, malheur est bon…
– Mes malheurs ne sont pas les vôtres, rétorqua Dubois, et mes problèmes non plus. Il ne peut en être question ».

Chapitre dix : Du soleil, tant qu’il en pleuvait (2/5)

Mis en avant

deuxième épisode

l’annonce faite À Dubois

« La Norine elle dit que t’es de la graine de brigands, un semeur de chenlit. Ça veut quoi dire ? »

Dubois s’arrêta de pétrir et pointa les yeux vers Joseph. « Mais t’arrêtes jamais de causer, ma parole, tu vois pas que je suis occupé ?
– Des fois tu parles quand t’es occupé. Même tout seul tu parles, alors… Et puis, ça veut dire quoi semer de chenlit ?
– Mais c’est pas ça ! D’abord, c’est chienlit, pas chenlit. Chie-en-lit : je crois que c’est une mauvaise herbe. Comme le pissenlit.
– Sauf que de pisser, on chie, c’est ça ?
– C’est ça.
– Et pourquoi que tu en sèmes, alors ?
– Mais je ne sème rien du tout ! c’est une expression. Cela veut dire que…
– Que quoi ?
– Oh mais d’abord, t’es sûr d’avoir bien entendu ?
– Pardi, ça c’est pour sûr. La Norine, elle discutait avec monsieur Flunchet. Ils se voient en cachette, pis y le font comme aux remparts.
– Mais de quoi tu parles ?
– Eh ben je dis que la Norine, elle vatenvoir monsieur Flunchet derrière, que Flunchet, il lui remonte les jupes et puis qu’ils le font debout yallah yallah comme aux remparts, à Bab-Azoun. Et après, ils discutent et Flunchet, il lui donne des choses à manger et du flouze.
– Du quoi ?
– Du flouze, des pièces. Comme tu donnes pour acheter. De l’argent, du flouze…
– Ah oui, évidemment…
– Et donc ?
– Et donc ?
– Pourquoi qu’elle dit la Norine que tu sèmes de chienlit ?
– Joseph, on dit semer du chienlit. Mais de toutes façons, je sème rien du tout.
– T’es quand même venu avec les brigands…
– D’abord, ce n’était pas des brigands, c’était des gens comme tout le monde. Coincés au mauvais endroit dans une mauvaise pièce, voilà tout. Et puis je n’ai pas envie d’en parler, c’est loin tout ça.
– Tu vas repartir ?
– Repartir ?
– En France, tu vas repartir ?
– Mais je ne sais pas, enfin, j’espère. J’attends des nouvelles. Oh, et puis tu m’agaces ! Ce que je peux affirmer, c’est que j’ai du pain à faire. Je n’ai pas de réponse à toutes tes questions, on verra, c’est tout. Tiens, tu sais, tu vas être gentil, tu vas courir où tu veux et tu me ramènes deux livres de farine. Et tu demandes à M. Dejazet de te donner l’argent. Le flouze, comme tu dis.
– J’y yalle, j’y yalle. »


Le gamin salua comiquement, fit demi-tour sur lui même et courut jusqu’à la porte. Il n’eut pas le temps de l’ouvrir : Dejazet l’avait fait avant lui.

Le pied-bot avait l’air catastrophé. Il attendait Saint-Maur. Qu’allait-il lui dire ? Comment lui expliquer ? Ô pécaïre !

Dejazet répétait répétait répétait (il s’en arrachait les cheveux, presque). Sur un bateau pour Naples ! Et il ne s’était pas méfié. Et il lui avait payé ses gages, avec trois mois d’avance et la somme de la commande ! Son patron… Sa carrière était brisée ! Et Saint-Maur ! Il en ferait une attaque ! Enfin, enfin, enfin ! C’était une catastrophe ! Et Dejazet de demander : « Et toi, tu ne t’es pas rendu compte qu’il avait foutu le camp, sans doute ? »