Chapitre dix : Du soleil, tant qu’il en pleuvait (4/5)

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Quatrième épisode

la mauvaise tête

L’entretien s’acheva faute de dialogue. Toutes les tentatives de Dejazet et de Zafrani se heurtèrent au refus obstiné de Dubois. Il ne pouvait en être question, point final. Les deux hommes se retirèrent, le laissant seul. Quelques minutes plus tard, Joseph déboula en criant que des gendarmes étaient là.

Dubois fut emmené sans ménagement entre deux hommes armés et passa la nuit dans une cellule du palais de la Djénina. Pour y rester ensuite trois jours, au pain et à l’eau. Là plus qu’ailleurs, la chaleur était difficilement supportable. Lorsqu’il fut enfin extrait de sa geôle, il ne pouvait articuler deux mots, tant sa langue était pâteuse.


« Ah, voilà notre jeune rebelle, fit Saint-Maur, décidément, monsieur, vous me donnez bien du souci. Je rentre à l’instant. J’ai appris que vous aviez refusé la proposition qui vous était offerte. Monsieur Dejazet, qui s’est pourtant démené pour votre confort, est bien mal payé de la confiance qu’il vous a accordée dès votre arrivée. Tout cela est fort regrettable. Vraiment, c’est regrettable…
– On m’a mis au cachot…
– Je sais, c’est regrettable. Une malheureuse initiative de l’inspecteur Roche, qui craignait que vous ne prissiez la poudre d’escampette…
– Je ne suis pas maître-queux ! protesta Dubois.
– Il suffit, monsieur Dubois, vous aurez la parole lorsque je vous la donnerai : c’est moi qui parle. Donc, pour résumer la situation, voilà notre affaire. Après avoir été condamné en France pour des activités séditieuses qui eussent pu vous valoir d’être fusillé sans autre forme de procès, vous arrivez ici, à Alger. Sans l’intervention de votre père, vous seriez déjà en route pour l’arrière-pays, confié aux bons soins de l’armée et occupé à des tâches harassantes… Et donc, jeune homme, la République, pleine de mansuétude, vous offre une seconde chance et vous, vous la refusez. Vous m’excuserez d’y voir une marque d’ingratitude ou de sottise. Ne seriez-vous pas un entêté, par hasard ? Qu’en penserait votre père ?
– Je ne vois pas ce que mon père a à voir dans cette affaire…
– J’y viens, jeune homme, j’y viens. Eh bien figurez-vous que j’ai ici une lettre de son excellence le garde des Sceaux. Votre père a obtenu votre grâce, sur base de votre bonne conduite lorsque vous êtes arrivé ici. Tout le monde ici s’est démené pour obtenir votre pardon et voici la reconnaissance que nous en avons obtenu ! Mais ce n’est pas mon propos : moi, ce qui m’intéresse, c’est la bonne marche de la colonie. Alors voici l’alternative qui s’offre à moi. Soit j’ai reçu la notification officielle de votre amnistie, vous êtes libre, engagé à titre de maître-queux, responsable de l’organisation du banquet de la Société Coloniale, vous toucherez dix francs par jour, ce qui est une somme… Une fois le banquet donné, un autre cuisinier sera arrivé et vous rentrerez en France. Soit cette lettre arrive en retard… Vous à ce moment, vous êtes déjà au bled. Vous avez disparu. La colonie est grande, les communications difficiles, vous avez disparu. Peut-être même êtes-vous mort, ou transporté en Guyane. Nul ne sait, malgré tous les efforts, on ne vous retrouve pas. Dommage, n’est-ce-pas ? »


Dubois fixa Saint-Maur dans le blanc des yeux. Celui-ci, assis derrière ses piles de dossiers, se cala dans le fond de son siège. « Gendarme, donnez-lui à boire, monsieur Dubois a sans doute soif ».

Saint-Maur attendit quelques secondes pendant que Dubois glougloutait à son cruchon, il posa sa plume et alla se poster devant la fenêtre. Il semblait contempler les gens qui déambulaient sur la place du Gouvernement. « Ah, maudit pays, et cette chaleur ! Tant de choses encore à faire… C’est bien trop pour un seul homme » (en tapotant du doigt sur la vitre). D’un pas lourd, il alla se rasseoir à son bureau et entreprit de trier des papiers. Ayant constaté que son encrier était vide, il agita une grosse sonnette. Un domestique arriva, incontinent tancé pour le fait. Ah, que les grands hommes sont infortunés de n’avoir comme valetaille que de sots, ignorants et paresseux laquais ! Que de temps perdu ! que d’énergie gaspillée ! que de projets avortés ! « Et que puis-je faire, si mon encrier est vide, signer avec mon sang ? Je n’en fais sans doute pas encore suffisamment ? » dit monsieur le Procureur-général au coupable domestique.

Celui-ci, un grand type avec une perruque de travers et la culotte tachée, gardait les yeux baissés. Sans un mot, l’olympien couleur indigo se dirigea vers une petite armoire qui se trouvait derrière le bureau, en ouvrit un vantail, se saisit d’une petite bouteille à bouchon rouge, revint à Saint-Maur la déboucha et remplit l’encrier. « Faites attention, sacrebleu : vous allez en mettre à côté, comme la dernière fois ! » gesticula Saint-Maur. Le grand type évita le coup de coude, ne dit rien, fit deux pas en arrière et attendit, les mains croisés sur son bas-ventre. « Ça va, ça suffit, disparais de ma vue, tu en as déjà assez fait. Ou plutôt si, apporte-moi une bouteille, j’ai soif et je viens d’entendre qu’on avait sonné les onze heures. Allez file ! ».


Lorsque le domestique fut sorti, Saint-Maur posa les yeux sur Dubois. « Vous voyez, ah, c’est quelque chose ! Et nous leur donnâmes la liberté ! maudits nègres ! Ils sont incorrigibles. J’opine que c’est une race pire encore que les Maures. On ne peut pas leur faire confiance. C’est bien simple, si on ne les houspille pas… Ah, dame, ça ! Il faut savoir se faire obéir… Mais bon, ce n’est pas le propos. Vous avez changé d’avis ? (un coup d’œil sur Dubois, racrapoté, qui baisse la tête, vaincu). Parfait. Je vais vous dire : ce Roche est une brute. Quant à monsieur Dejazet, il a cru bien faire. Mais il manque de tact. Pour cela, il faut connaître les hommes… Je dois cette maîtrise à mon sacerdoce. Pensez, près de quarante ans déjà que je rends la justice, que je traque les coupables et que je fais régner l’ordre. Ah, j’en ai vu… »

On frappa à la porte, Saint-Maur arrêta son soliloque. « Entrez ». La porte s’entrouvre pour livrer le passage au valet et à la bouteille. « Ah, Onésime, bien, eh bien posez ça sur la table. Non, je m’en occuperai personnellement : je n’ai pas envie d’en perdre. Avec votre maladresse coutumière, vous en verseriez la moitié à côté… »


À la porte, Onésime-le-nègre-incapable ; encore dedans debout Martin-le-pandore-impassible et Hippolyte-le-couillon-résigné assis. Dans sa splendeur, Monsieur le Procureur Bretesche de Saint-Maur s’est relevé et s’est posté à côté de la table. Il tourne le goulot de la bouteille entre les doigts. En mode carrousel, l’étiquette passe repasse paraît disparaît avec le petit bruit que font les cannelures qui frottent le bois : rrrrrra, rrrrrra, rrrrrra. Quand on se rend compte du manège, on commence à compter : une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept. Arrêt brusque.

Subitement, Saint-Maur lève les yeux vers Dubois et le gendarme. « Hmm, c’est bon; messieurs, tout est dit, vous pouvez disposer ».

Le gendarme pose une main sur l’épaule de Dubois, crispe un peu le bout des doigts. Accoutumé à ce signal par des mois de prison, de cachot, de geôle, de transfèrement, de déportation et d’avilissements multiples, Dubois est un paquet qui se lève en heurtant à moitié le gendarme. Les deux hommes sortent.


Aussitôt Saint-Maur a étranglé le flacon. Ce n’est pas l’heure des chichis : il arrache le muselet, fiche la bouteille entre ses jambes et d’une main tremblante fait sauter le bouchon. Ceci provoque une éjaculation effervescente.

Saint-Maur l’arrête en plaçant la paume, fait un petit bond jusqu’à la table – flûte il a oublié un verre – et sort de son empêtration en tétant directement au goulot. Il repose la bouteille assagie, frotte sur la table les maculations pétillantes du revers de la manche. Il souffle enfin, tiré d’affaire. Va à son bureau, extrait un verre d’un tiroir, revient à la bouteille et le remplit. Il le vide d’un trait. « Ah, dit-il dans un râle de satisfaction, le cheval est à présent débourré ».

Ses yeux se posent sur le petit bouchon, gisant sur le parquet ciré, au milieu des flaquettes de roteuse, il le dégage d’un léger choutte qui envoie la petite tête en liège à deux mètres, mussée dans un repli de la tenture à galons.

Saint-Maur va passer une heure et la bouteille à tenter de le retrouver. Mais non, tant pis, elle s’est envolée. On demandera à Onésime. Saloperie, va.

La suite demain, dans un nouvel épisode

Chapitre dix : du soleil, tant qu’il en pleuvait (3/5)

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Troisième épisode

Une solution toute trouvée

À proprement parler, ce coup ne fut une surprise pour personne. À part Dejazet, tout le monde avait constaté que Flanchet n’en menait pas large, qu’il n’investissait pas les nouvelles installations et que le menu du banquet, qu’il avait promis mille fois, n’en était qu’à l’état d’ébauche ; comme si Flanchet avait renoncé avant même d’avoir commencé ou comme s’il n’était qu’un filou, évidemment. Cependant personne n’avait véritablement anticipé les conséquences de la défection pressentie.

Tout d’abord se posait le problème de la main d’œuvre. Le cuisinier envolé, c’est toute sa brigade qui partait avec lui – ou plutôt, pour écrire exactement – qui ne viendrait pas. Adieu les laquais, les commis sauciers, les rôtisseurs, les pâtissiers, tout le personnel invisible et costumé nécessaire à la mascarade.

Ensuite se posait l’épineux problème du menu. En effet, si élaborer une suite de plats semblait facile, il fallait compter avec un approvisionnement défaillant. Par exemple où trouver les turbots, les bécasses, les truffes, le foie gras, le gibier, les asperges, les vins fins ? Il fallait quasiment tout faire venir de la métropole et l’on savait que les produits arrivaient souvent gâtés par la traversée. Dejazet avait compté sur Flunchet pour pallier le problème en remplaçant une partie des mets nécessaires par de la production locale.

Pour finir, et ce n’était pas le moindre pour Dejazet, la défection de Flunchet risquait de ruiner sa réputation.

« En somme, finit-il par concéder à Dubois, je suis foutu.» 

Dubois n’avait rien répondu. Les deux hommes étaient restés silencieux quelques instants puis Dejazet s’était éclipsé.


Le soir-même, au moment où l’accablante chaleur desserrait son étreinte, Dubois avait vu revenir Dejazet, accompagné par un grand type habillé à l’européenne mais qui semblait algérois de souche.

« Bonjour monsieur Dubois, dit Dejazet, je vous présente monsieur Benjamin Zafrani, qui est natif d’Alger mais qui connaît notre culture, j’ai pensé qu’il était bon qu’il se joignît à notre conversation…
– Bonjour monsieur, répondit Dubois, en quoi puis-je vous être utile ? »

Zafrani rendit son bonjour à Dubois mais resta ensuite silencieux. « Bon, dit Dejazet, maintenant que vous avez fait connaissance, eh bien j’imagine que c’est à moi de poursuivre… Donc, comme vous le savez, monsieur Flunchet nous a fait faux bond. Il apparaît maintenant que nous avons été joué et qu’il n’était qu’un imposteur. Monsieur de Saint-Maur, que j’ai vu tout à l’heure, m’a promis que tout serait mis en œuvre pour le punir de son forfait mais même dans ce cas, il est impossible d’imaginer qu’il reprenne son poste. C’est donc monsieur Dubois qui a été désigné, sur ordre de monsieur de Saint-Maur, d’organiser le banquet. Monsieur Zafrani s’est proposé de vous aider dans cette tâche, il connaît bien les marchands locaux et pourra vous aider à nouer les contacts nécessaires. Qu’en pensez-vous, monsieur Dubois ? »

Dubois resta figé, comme frappé par la foudre. Son regard allait de Dejazet à Zafrani, qui le regardait avec un sourire indéfinissable.

« Il n’en est pas question, finit-il par dire d’une voix mal assurée, il n’en est pas question. On me m’a rien demandé… Je n’ai rien à voir avec la Société Coloniale, avec le Grand Hôtel ou quoi que ce soit d’autre. On m’a amené ici, contraint et forcé, et contre la promesse d’un pardon rapide et d’un retour en France, j’ai accepté. Je fais maintenant à manger pour tous les ouvriers. Mais les termes du contrat étaient clairs. Et dès la construction de l’hôtel achevée, je retourne en France ! Et puis d’abord, je ne suis pas maître-queux.
– Monsieur Dubois, dit alors Dejazet, sur un ton plaintif, monsieur Dubois, réfléchissez cinq minutes. À toute chose, malheur est bon…
– Mes malheurs ne sont pas les vôtres, rétorqua Dubois, et mes problèmes non plus. Il ne peut en être question ».

Chapitre dix : Du soleil, tant qu’il en pleuvait (2/5)

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deuxième épisode

l’annonce faite À Dubois

« La Norine elle dit que t’es de la graine de brigands, un semeur de chenlit. Ça veut quoi dire ? »

Dubois s’arrêta de pétrir et pointa les yeux vers Joseph. « Mais t’arrêtes jamais de causer, ma parole, tu vois pas que je suis occupé ?
– Des fois tu parles quand t’es occupé. Même tout seul tu parles, alors… Et puis, ça veut dire quoi semer de chenlit ?
– Mais c’est pas ça ! D’abord, c’est chienlit, pas chenlit. Chie-en-lit : je crois que c’est une mauvaise herbe. Comme le pissenlit.
– Sauf que de pisser, on chie, c’est ça ?
– C’est ça.
– Et pourquoi que tu en sèmes, alors ?
– Mais je ne sème rien du tout ! c’est une expression. Cela veut dire que…
– Que quoi ?
– Oh mais d’abord, t’es sûr d’avoir bien entendu ?
– Pardi, ça c’est pour sûr. La Norine, elle discutait avec monsieur Flunchet. Ils se voient en cachette, pis y le font comme aux remparts.
– Mais de quoi tu parles ?
– Eh ben je dis que la Norine, elle vatenvoir monsieur Flunchet derrière, que Flunchet, il lui remonte les jupes et puis qu’ils le font debout yallah yallah comme aux remparts, à Bab-Azoun. Et après, ils discutent et Flunchet, il lui donne des choses à manger et du flouze.
– Du quoi ?
– Du flouze, des pièces. Comme tu donnes pour acheter. De l’argent, du flouze…
– Ah oui, évidemment…
– Et donc ?
– Et donc ?
– Pourquoi qu’elle dit la Norine que tu sèmes de chienlit ?
– Joseph, on dit semer du chienlit. Mais de toutes façons, je sème rien du tout.
– T’es quand même venu avec les brigands…
– D’abord, ce n’était pas des brigands, c’était des gens comme tout le monde. Coincés au mauvais endroit dans une mauvaise pièce, voilà tout. Et puis je n’ai pas envie d’en parler, c’est loin tout ça.
– Tu vas repartir ?
– Repartir ?
– En France, tu vas repartir ?
– Mais je ne sais pas, enfin, j’espère. J’attends des nouvelles. Oh, et puis tu m’agaces ! Ce que je peux affirmer, c’est que j’ai du pain à faire. Je n’ai pas de réponse à toutes tes questions, on verra, c’est tout. Tiens, tu sais, tu vas être gentil, tu vas courir où tu veux et tu me ramènes deux livres de farine. Et tu demandes à M. Dejazet de te donner l’argent. Le flouze, comme tu dis.
– J’y yalle, j’y yalle. »


Le gamin salua comiquement, fit demi-tour sur lui même et courut jusqu’à la porte. Il n’eut pas le temps de l’ouvrir : Dejazet l’avait fait avant lui.

Le pied-bot avait l’air catastrophé. Il attendait Saint-Maur. Qu’allait-il lui dire ? Comment lui expliquer ? Ô pécaïre !

Dejazet répétait répétait répétait (il s’en arrachait les cheveux, presque). Sur un bateau pour Naples ! Et il ne s’était pas méfié. Et il lui avait payé ses gages, avec trois mois d’avance et la somme de la commande ! Son patron… Sa carrière était brisée ! Et Saint-Maur ! Il en ferait une attaque ! Enfin, enfin, enfin ! C’était une catastrophe ! Et Dejazet de demander : « Et toi, tu ne t’es pas rendu compte qu’il avait foutu le camp, sans doute ? »

Chapitre dix : Du soleil, tant qu’il en pleuvait (1/5)

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Premier épisode

L’absence

L’eau se faisait rare : plus d’un mois qu’il n’était tombé de pluie.

Au début de la sécheresse, entêté comme en amour, on ne s’était pas figuré les conséquences de cette disparition. On ne s’était pas inquiété. Au détour d’un hasard, on pouvait encore humer l’odeur fraîche de l’eau. On pouvait donc s’imaginer son retour, se dire qu’on pourrait l’attraper à la bonne occasion, la retenir par la manche, lui faire entendre raison.

C’est qu’on la savait cachée dans les nuages, la boudeuse. Était-ce de notre faute ? On avait sans doute un reste de mauvaise conscience car durant les mois d’hiver, on s’était allé quelque fois à espérer sa disparition, à la maudire, à lui préférer le soleil ou, plus naturellement, à ne pas y faire attention. On ne pouvait s’empêcher de penser que c’était peut-être dans cette étourderie d’amant comblé qu’il fallait chercher la cause de la bouderie. On y pensait même avec le sourire : quand même, quel sale caractère ! est-ce qu’elle n’exagérait pas un peu la punition ? On lui promettait la lune, des attentions constantes, on avait des projets de jardinier à Babylone. Fière au balcon et sourde aux mandolines, la pluie ne répondait pas.

En juin, on repérait déjà plus difficilement ta présence, face à l’aube immense ou en début de soirée. On se souvenait de ton passage au tracé des petits torrents qui entaillaient jadis le flanc des collines mais chaque jour, la chantante cicatrice que tu avais déposée dans le creux des ravins s’estompait.

L’herbe brunissait et cédait la place à des épis brûlés, cassants. Abasourdis par l’absence violente, les oiseaux ne volaient plus que dans l’ombre. Les chiens, les chats, les petits rongeurs, toute cette foule animale rasait les murs poussiéreux, rongés par le vent d’Égypte ou celui du désert, qui léchait la ville de ses flammes brûlantes et accentuait la morsure du soleil.

On commençait de contempler le rien, ce qui lassait très vite. Mais se lever ? déambuler ? philosopher sous les portiques ? Macache bono : chaque effort était douloureux. Oh, ce n’était pas tant qu’on suait – il faisait beaucoup trop chaud pour cela -, c’était qu’on était essoufflé en permanence, à chaque changement de rythme. Et le soleil partout vous écrasait de son poids lumineux. Regarde, disait-il, je suis le maître de la lumière et de l’ombre (il fallait sécher le linge bien à plat pour éviter la zébrure des tissus), rien dans ce monde n’échappe à mon empire.

Hébété, il avait rapidement abdiqué et s’était soumis à ce pouvoir sans limite. Les premiers jours, aux terrasses ombragées, elles évoquaient encore les rivières paresseuses, les prairies grasses et perlées, les cerises luisantes – toutes les illustrations d’un printanier songe métropolitain. La réalité nous détrompait au réveil. Vous passiez dans les rues, leviez les yeux au ciel et aperceviez, en haut des pignons, l’hématome éclatant que le poing du soleil causait aux murs de chaux. Baisse les yeux, presse le pas ; dès que tu quittes l’ombre, tu se sens frappé d’abord, englué ensuite et ne fuis qu’à grandes difficultés. Je rattrapai mon souffle, ébloui, et voyais toujours danser mille soleils sous les paupières mi-closes.


Dans ces conditions, le service au fourneau était une torture de chaque instant. Dubois travaillait torse nu. Il n’avait trouvé d’autre moyen de se rafraîchir que de se plonger la tête et le torse à intervalles réguliers dans un grand baquet d’eau de mer, que le jeune Joseph allait chercher au port à dos d’âne. Toutefois, Dubois dut bientôt abandonner cet expédient, qui lui laissait la peau craquelée.

« C’est pour ça, alors ? C’est pas pourquoi je t’ai dit que l’Eugénie elle a dit à La Norine qu’elle t’avait vu et qu’elle a dit que tu étais bien fait ?
– T’es vraiment un fripon, toi, et tu traînes partout. Allez, fiche le camp, je vais faire le pain.
– Je peux rester, dis, je peux rester ? Allez…
– Bon. Mais tu te mets là, d’accord ? Et tu ne fourres pas tes pattes partout ! »

La suite demain, dans un nouvel épisode. 

Chapitre dix : Du soleil, tant qu’il en pleuvait (0/5)

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D’Hippolyte Dubois à sa sœur, depuis Alger

Alger, le 17 juin 1849,

Ma chère sœur,

Hier, j’ai reçu deux lettres de toi écrites à une semaine d’intervalle, ce qui m’a fait un grand plaisir.

Je vais bien et ma situation ne cesse de s’améliorer. Mes rapports avec M. Dejazet sont de plus en plus cordiaux et les ouvriers semblent m’avoir adopté. Alger est une ville magnifique et le séjour me pèse de moins en moins. Tu m’indiques que notre père se démène pour obtenir la levée de mon bannissement, je commence à penser que j’aurais un petit pincement au cœur s’il y parvient, en dehors du plaisir que j’aurais à vous retrouver, bien entendu !

Après un printemps agréable, le temps s’est définitivement fixé au grand beau. Il est rare d’apercevoir un nuage dans le ciel et la chaleur se fait sentir tous les jours un peu plus fort. Il paraît qu’une sorte de chape de chaleur s’abat chaque année sur la ville, qui ne s’achèvera qu’en septembre, où des pluies diluviennes sont à attendre. Tout le monde semble craindre l’été, qui ralentit les activités comme l’hiver le fait chez nous : durant les trois ou quatre mois de grosses chaleurs, plus rien ne poussera, l’herbe deviendra poussiéreuse et les plantes fourragères entreront en sommeil.

La sortie de l’été devrait coïncider avec l’inauguration complète du Grand Hôtel. Toutefois les travaux du rez sont maintenant achevés. Le bâtiment est orné de colonnades et légèrement surélevé. Le style est très moderne, très sobre, avec un fronton qui s’avance dans la place. On y accède par un escalier de cinq marches en travertin. C’est là que se tient dorénavant la musique militaire qui se réunit au moins une fois par semaine.

L’entrée du bâtiment est un vaste vestibule. Dans le fond se trouve le grand escalier qui mènera aux étages. Quatre portes donnent sur cette pièce. Les portes qui se trouvent le plus près de l’entrée donnent accès d’un côté sur la salle de café, de l’autre sur la salle de restaurant, elles sont entièrement vitrées et laissent apercevoir deux salles de grande dimension, avec des banquettes incluses dans les boiseries, de grands miroirs et des décorations en stuc. On vient d’installer un comptoir dans le grand café. Cet ensemble est très beau et ne déparerait pas le plus prestigieux établissement de la capitale. J’oublie de te dire que M. Dejazet a reçu six énormes lustres avec des pendeloques de cristal, qui rehaussent encore le prestige du lieu.

Une fête s’est donnée ici à l’occasion de l’ouverture du grand café et a fait l’événement. Le tout Alger s’y est pressé. Il faut dire que la ville ne disposait pas encore d’un tel établissement. À cette occasion, j’ai aperçu tout ce que la ville compte de notables, messieurs le préfet et le Procureur-général qui représentaient les autorités civiles, et un grand nombre de militaire de l’État-major. Le bal aux lampions a duré jusqu’à trois heures du matin. On promet une fête encore plus fastueuse pour l’inauguration générale (…)

Chapitre neuf : Comme un premier printemps (5/5)

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Cinquième épisode

Le jeune Joseph

En l’espace de deux semaines, Hippolyte fut définitivement adopté par les ouvriers, qui lui manifestèrent leur respect et leur reconnaissance de la manière subtile et presque muette dont use le petit peuple : on lui ramenait son assiette avec un hochement de tête et un sourire ; on retirait de son passage tout ce qui l’entravait ; on l’appelait le cuistot ; on lui mettait la main sur l’épaule. Hippolyte; raide, souriait d’un air un peu gêné – seul un œil attentif aurait pu déceler dans sa lèvre le tremblement de l’extrême émotion.

Hippolyte avait fait le compte de ses ouvriers : il y avait les marbriers – ceux-là venaient du Nord, ils étaient accoutumés à la viande en sauce, aux repas salés et la bière ; il y avait les maçons et les charpentiers – ceux-là venaient du Centre, qui mouillaient leur soupe avec un trait de vin ; enfin les méridionaux, Camarguais, Provençaux et Niçois mêlés, qui consommaient volontiers des légumes crus et des poissons. Il veilla scrupuleusement à établir une sorte de menu tournant, susceptible de satisfaire tout le monde.

À dire vrai, il faut d’ailleurs concéder que seule une partie des ouvriers s’intéressait à ce qu’elle avait dans son assiette – la plupart grognaient devant la platée et eussent indifféremment avalé du plâtre ou du caviar, ne voyant dans l’acte de manger que la résolution d’un besoin physiologique. Mais ce n’était pas cette majorité silencieuse qui faisait l’opinion. En effet, il existe dans le monde ouvrier des hiérarchies tacites qui trouvent leur origine dans la fierté du tour de main, le goût du travail bien fait, le respect de l’artisanat, l’expérience accumulée, l’effacement de l’individuel dans le collectif. Aucune de ces vertus ne pouvant être feinte ou imposée, ce sont ceux qui en sont naturellement dotés qu’on écoute, qu’on respecte et qu’on suit, sans aucune contrainte ni obéissance. Ceux-là sont les seigneurs qui fascinent depuis toujours les révolutionnaires petit-bourgeois, ceux-ci qui s’imaginent qu’on peut produire ce genre de pépites à la chaîne, dans un système totalitaire, où tout serait pensé et mis en place au soi-disant service des vertus civiques (et où l’on finit toujours, un jour ou l’autre, par compter les morts et les prisonniers, sacrifiés sur l’autel du grand œuvre).

La provende d’Hippolyte semblait sans limites, Dejazet, obsédé par ses délais, ne rechignait pas à la dépense et lui avait donné un confortable budget. Bientôt, cela se sut dans Alger et, dès l’aube, des marchands de toutes origines venaient proposer directement leur marchandise à l’hôtel. Quand il les croisait, Flunchet les refoulait sans ménagement, les ayant en horreur.

Pour se faire comprendre, Hippolyte embaucha à son service, un jeune garçon d’une dizaine d’année que tout le monde connaissait car il traînait dans les rues d’Alger depuis sa naissance. Le gamin s’appelait Joseph. Il était né des amours tarifés d’une émigrée mahonnaise, morte quand il avait eu ses huit ans, et d’un type, on avait même jamais su qui c’était – mais ça devait être un Suisse ou un Allemand, un gars du Nord en tout cas, car Joseph était roux comme un automne chez les érables. L’arsouille fut engagé comme garçon de courses et ne tarda pas à devenir une sorte de mascotte pour tous ceux qui travaillaient au Grand Hôtel (Flunchet excepté, bien entendu).

La suite lundi, dans un nouvel épisode.

Chapitre neuf : Comme un premier printemps (4/5)

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Quatrième épisode

PREMIER bain de mer

Après le déjeuner, Dubois s’attaqua à arranger son espace de travail.

De quoi disposait-il ? Nous avons fait le compte de son matériel (à vrai dire peu de choses, quelques vieux ustensiles sans doute concédés du bout des doigts par Flunchet), voyons maintenant l’espace qu’il occupait.

Qu’on se figure que le rez de chaussée du futur hôtel, auquel on accédait par une volée de marches qui débouchait sur une galerie à arcades, était séparé en trois parties : à gauche le café et l’arrière-boutique, au centre le vestibule et les réserves, à droite la salle de restaurant et la cuisine ; un mur stuqué percé de portes délimitait dans chaque partie l’espace accessible au public. Comme c’était la mode, le vestibule avait été conçu dans l’esprit des galeries. Donc, lorsque le quidam se trouvait dans l’entrée de l’hôtel, il avait à sa gauche l’entrée du café, devant lui le majestueux escalier et à sa droite l’entrée du restaurant. Luxe des luxes, il pouvait même y voir ce qui s’y passait car les cloisons qui séparaient ces différents espaces étaient vitrées (au détail ? cette cloison était, jusqu’à un gros mètre de hauteur, une magnifique pièce d’ébénisterie de poirier et de chêne mêlés, dans laquelle venaient s’enchâsser des panneaux de verres biseautés, « Nous les recevons pièce par pièce de la manufacture d’Alès, dans des caisses paillées et je les fais placer au fur et à mesure… Regardez ce travail – c’est une spécialité de mon pays… mais dans le fond, vous provenez d’où, vous, monsieur Dubois ?

Les environs de Troyes ? Magnifique !
Enfin, c’est ce qu’on m’a dit, je n’y suis jamais allé.
Entrez, c’est par ici. À gauche, vous voyez que le café est déjà ouvert. Si vous voulez une consommation. Enfin, allez, allez, suivez-moi, je vous prie. Voici votre royaume. Bien sûr, c’est sommaire. Mais à la vérité, vous pouvez déjà vous faire une idée de ce que sera le restaurant. Enfin donc là c’est la cheminée. Vous voyez que j’y ai fait mettre un fourneau. Enfin là c’est la porte des cuisines. Mais enfin (à voix nettement plus basse), c’est le royaume de monsieur Flunchet, notre maître-queux… À la vérité, il n’est pas – comment dire ? – enchanté de votre arrivée (Dejazet se racla la gorge). J’ai fait installer votre couche là-bas. Regardez ici, votre matériel. Vous pouvez évidemment disposer à votre agrément. Je suis en face en cas de besoin. Je vous laisse. »)

Le jeune cuisinier avait presque achevé d’organiser son espace de manière pratique lorsque Dejazet apparut, accompagné du Procureur-général. Celui-ci attaqua de suite « Ah, voici notre nouvel Antonin Carême ! Et alors, jeune homme, comment vous sentez-vous ? Vous avez parait-il fait des merveilles, si j’en crois les commentaires dithyrambiques de cet excellent monsieur Dejazet. Ah, ce bon Dejazet ! il en faut des hommes de cette trempe pour mener ici notre grand projet ! Et doter Alger d’un hôtel à la mesure du rôle que va prendre la cité dans le développement de l’Afrique française ! »

Dubois s’essuya maladroitement les mains sur son tablier et rajusta son bonnet de coton. Il bredouilla « Euh, c’est-à-dire « , chercha le soutien de Dejazet et, alors qu’il ouvrait la bouche pour ponctuer le propos de Saint-Maur, fut pris de vitesse. « Allons, allons, je vous sens intimidé. Il est vrai que que vous arrivez presque et que vous voilà ici investi, et libre ». Saint-Maur prit sa respiration, tourna sur lui-même, tira une montre de son gousset et continua, comme s’il adressait la parole à sa toquante : »écoutez, j’ai peu de temps. Je voulais vous voir installé, je constate que c’est en bonne voie. Quant à ce que monsieur Dejazet m’a demandé, je vous l’accorde bien volontiers. Vous êtes bon d’aller et venir où bon vous semble, bien entendu. Cependant, quelques jours seront nécessaires pour régulariser votre situation, aussi, je vous demande dans l’intervalle de ne pas quitter l’enceinte remparée, d’autant que les environs d’Alger ne sont pas encore tout à fait sécurisés, avec ces Arabes chattemites, toujours prêts à vous égorger… Ha, ha ! C’est qu’on ne me le pardonnerait pas, vous comprenez… » Puis, sur ces mots, il pivota sur sa canne et quitta la pièce. Dejazet, juste après avoir jeté un regard ébahi à Dubois, lui emboîta le pas en à moitié jappant : « monsieur le Procureur, monsieur le Procureur ! »

Dubois vit les deux hommes s’engouffrer dans le café. Sans attendre, il délaça son tablier et dit « bon, eh bien, allons donc au port, puisque nous en connaissons désormais le chemin ». Le jeune homme se dirigea vers la table et des deux mains saisit la jarre. Il en souleva le couvercle, enfonça un doigt retenu et referma prestement. « Je vais au port » (d’une voix forte, à un des carreleurs de l’entrée) puis il se tourna vers le café. Derrière la vitre, Dejazet l’aperçut. En articulant bien tous les mots qu’il ne prononçait pas, Dubois, la jarre sous le bras, lui épela qu’il allait au port, avec la jarre, comme c’était prévu. « Oui, je sais, mais c’est un vœu » concéda-t-il à la silhouette de Dejazet.

Sorti du Grand Hôtel, Dubois traversa la place, fit un crochet pour éviter un Maure qui pionçait à l’ombre du mur de la mosquée et descendit vers la zone de travaux. « Tu as de la chance, toi, dit-il, j’ai fait le chemin à l’envers. Hé, tu m’écoutes ? ». Il souleva le couvercle. « J’ai dit, tu m’écoutes ? Ben non, évidemment, tu ne m’écoutes pas. C’est pas grave, t’as de la chance quand même. « 

Arrivé pile-poile à l’endroit où son bateau-chiourme avait accosté quelques jours plus tôt, il s’agenouilla et posa la jarre. L’eau était à quinze centimètres du haut du quai. Le jeune homme y mit la main. Puis il se releva, ôta sa chemise et son pantalon, ne gardant quen son sous-vêtement. Ensuite, il pivota sur lui-même et s’immergea à la force de ses bras. Il n’avait pas lâché le bord du quai.

Le jeune homme tendit le bras et rapprocha la jarre. Délicatement sortit la bête du pot. La pieuvre vivait encore et enroula ses tentacules autour de son poignet. « Allez, laisse-toi faire, c’est ton jour de chance, je te dis ».

Homo sapiens fit le mouvement qu’il fallait.

Sentir l’étreinte se relâcher ; la panique lâcher prise.

On achète bien des oiseaux pour le plaisir de les libérer.
! Que quelque cruel sicaire se charge du sale !
Puisqu’au bout du processus dégueulasse, on redevient l’enfant tout-puissant. « Toi, tu vas mourir, toi, je te rends la liberté ». Tries tant que tu veux, petit primate sans cœur et sans cervelle, ce n’est pas ce que fait Dubois (mais nous ne dirons jamais rien de très juste sur la bonté).

La pieuvre disparut immédiatement. Dubois se lança à son tour dans les eaux bleues du port, au milieu des barques de pêcheurs. Il resta une quinzaine de minutes dans l’eau et lorsque le froid fit sentir sa première morsure, en sortit pour se faire sécher au soleil, assis sur le quai, les pieds pendant. La profondeur de l’eau ne devait pas excéder deux ou trois mètres et on pouvait voir le fond. Il regardait de longs poissons noirs et gris ondoyer à quelque distance de ses pieds, en rêvassant.

Tout-à-coup, une forme étrange passa dans son champ de vision. Dubois scruta avec plus d’attention. Le jeune homme était tellement absorbé par son observation qu’il ne vit pas qu’une femme s’approchait de lui et s’asseyait à ses côtés. « Vous l’avez vu, lui dit-elle, je vois que vous l’avez vue. C’est une pieuvre.
– Bonjour, répondit Dubois.
– Le bonjour, Hippolyte, vous avez vu la pieuvre ? Cette chose que vous cherchez, c’est une pieuvre. »

La femme aux yeux violets continua de parler, expliquant qu’il y avait un grand nombre de pieuvres qui chassaient dans les environs mais qu’il était difficile de les discerner, vu leurs capacités de camouflage.

« Vous demeurez à l’hôtel, alors ?
– Oui, fit Dubois, je suis le cuisinier des ouvriers…
– Ah, mais c’est intéressant. Si vous êtes cuisinier, je passerai vous voir, vous aurez sûrement quelque chose à partager avec une vieille femme affamée, non ?
– Oui, oui » fit Dubois.

La suite demain, dans un nouvel épisode.

Chapitre neuf : Comme un premier printemps (3/5)

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Troisième épisode

Premier repas

Les deux hommes revinrent à l’hôtel en flânant un peu, en longeant le front de mer. Dejazet semblait prendre plaisir à guider Dubois, lequel n’arrêtait pas de le relancer, lui proposant toujours la direction opposée à celle du Grand Hôtel « Je ne t’agace pas alors avec toutes mes histoires ? » lui dit Dejazet. Dubois répondit « Cela fait tellement longtemps que je n’ai pu marcher librement, je profite ». Dejazet rajusta son chapeau : »à la vérité, il faut y aller maintenant, enfin, les hommes doivent manger. Mais maintenant que tu connais le chemin, enfin, on te laissera peut-être aller et venir à ta guise. Enfin, si c’est pour t’approvisionner. Je vais en parler à qui de droit… Je ne garantis rien, hein, bien sûr, mais bon… »

Puis, sur ces mots, Dejazet prit à sa gauche et obliqua vers une ruelle; qui déboucha sur une large artère, aux maisons neuves. « C’est la rue Bab-el-Oued, elle va nous mener tout droit sur la Place Royale. Pressons maintenant ». Et il accéléra encore, malgré sa démarche bizarre (il faisait deux petits pas du gauche et ramenait le droit d’une seule enjambée, appuyé sur sa canne, comme s’il traînait ce pied en permanence).

Revenus à l’hôtel, Dejazet annonça aux ouvriers carreleurs qu’ils avaient été faire les courses et que Dubois allait leur préparer un festin. Les gars ne bronchèrent pas, penchés sur leur ouvrage. « Bon, enfin, je vous laisse, nous avons du travail » dit Dejazet à Dubois. Il lui montra la porte de la grande salle où celui-ci devait préparer le déjeuner. Dubois s’y dirigea.

Dubois fit le détail de son matériel. Il n’avait à sa disposition qu’un fourneau en fonte, repiqué dans le conduit de la future cheminée d’apparat, une grande planche, un grand et un petit couteau, une cuillère en bois, une écumoire, une louche, un chaudron de cuivre et un autre en fonte. Le tout était disposé en vrac sur une longue table de chêne, sur laquelle les ouvriers prendraient le déjeuner.

Dubois noua le tablier que Dejazet lui avait donné quelques minutes auparavant. Il en lissa les plis et se dit, parlant à voix haute : « bon, bon, bon, mon p’tit Polyte, qu’avons-nous céans ? ».

: un trépied portatif auquel pend une crémaillère, une grande planche, un grand et un petit couteau, une cuillère en bois, une écumoire, une louche, un chaudron de cuivre et un autre en fonte. (Le tout jeté en vrac sur une longue table de chêne, sur laquelle les ouvriers prendraient le déjeuner).

Le jeune homme fit le tour de la table, jaugea les ustensiles en les soupesant. Puis il les aligna sur la table, en rangées arrangées, comme on dispose des couteaux dans une boîte.

La marchandise avait été livrée et attendait dans deux paniers d’osier. Il la posa sur la table, de l’autre côté. Reprit les deux couteaux, les examina, en vérifia le tranchant avec la pulpe du pouce.

Exercice : Prendre oignon, équeuter d’un seul coup. Mais la lame émoussée déchira l’enveloppe du légume. Poser couteau table… Fiou, fiouuu ! siffla Dubois.

Il sortit de la salle et se dirigea vers les cuisines du futur restaurant. Monsieur Flunchet lui en interdit l’accès. Toutefois, même s’il le fit en maugréant, il donna une pierre à aiguiser à Dubois. Celui-ci n’insista pas et s’esbigna rapidement, en faisant sauter le petit coticule dans la paume. Il affûta soigneusement son couteau et s’approcha des denrées…

Le jeune homme commença par écailler ses poissons et lever les filets. Il les réserva et entreprit ensuite de relancer le brasier, ce qui se fit sans difficultés. Dès qu’il en sentit la chaleur, il disposa de l’huile dans le fond du chaudron de cuivre et fit revenir les têtes et les parures des poissons avec des carottes, du fenouil, des oignons et un bouquet garni. Penché au-dessus de sa préparation, il humait les odeurs du bouillon. Au bout d’un quart d’heure de cuisson, il retira le tout du feu, filtra le bouillon et le versa dans le chaudron de fonte.

Ensuite, il reprit le premier chaudron, y remit de l’huile d’olive et lorsque celle-ci avait commencé à s’obscurcir, il y fit revenir les légumes qui lui restaient, détaillés en mirepoix. Il goûta. « Cela manque de sel, mon p’tit Polyte, c’est fade ! » dit-il. Il reprit le chemin de la cuisine de Flanchet.

Mais cette nouvelle tentative n’obtint pas plus de succès et provoqua la colère du maitre queux. Dubois s’entendit répondre qu’il n’avait qu’à utiliser de l’eau de mer pour ses cochonneries. Ce qu’il prit au mot : il emprunta le bouteillon d’un soldat et descendit lui-même le remplir au port.

Dejazet l’y rejoignit quelques instants plus tard, tout essoufflé. « Mais monsieur Dubois, vous n’y pensez pas ! On vient de m’informer, mais il vous est interdit de quitter l’hôtel sans autorisation… Vous n’avez même pas prévenu. C’est monsieur Flunchet qui m’a prévenu. Enfin, à la vérité, vous jouez avec le feu. »

Dubois s’expliqua avec Dejazet. Les deux hommes remontèrent bien vite. « Je vais aller dire deux mots à Flunchet » dit Dubois sur le chemin. « Tu ne vas rien faire du tout. Tu vas préparer le repas et tu ne vas te mêler de rien. Je vais faire ce que je peux, comme je l’ai dit. En attendant, enfin, en attendant s’il te plaît, pour l’amour de dieu, tiens-toi tranquille. Et ne demande rien à Flunchet, passe par moi. Vous m’avez compris, monsieur Dubois ? » Dubois acquiesça. « Bon, l’incident est clos, n’en parlons plus, allons, il reste une heure avant déjeuner. »

Retour dans la salle, Dubois dilua une partie de l’eau de mer dans le chaudron et il y ajouta les pommes de terre et des lentilles. Une heure plus tard, le repas était prêt. Pendant cet intervalle, aidé d’un ouvrier, il avait dressé la grande table. Devant chaque place étaient disposés une large écuelle de bois, une cuillère, un quart de pain de seigle et un oignon qu’il avait pris la peine de peler.

Et maintenant, raide derrière son tablier blanc, le cuisinier regardait son petit monde chiquer sec. Les ouvriers s’étaient assis selon le groupe qu’ils formaient au travail, selon les spécialisations et les nationalités ; dans leur gloutonnerie, ils n’échangeaient guère de mots.

Le repas fini, les hommes se levèrent. Un seul, un italien, eut quelques mots pour Dubois. « Beaucoup bon, meilleur, beaucoup bon » avait dit celui-ci. Le cuisinier sifflota tout le reste de la journée.

À la fin de la journée, on vint lui apporter une petite jarre terre cuite, dans lequel il y avait quelque chose qui bougeait encore. L’ouvrier qui la lui donna ne sut exactement dire à Dubois qui avait apporté ce truc (c’était un autre Italien : il parlait avec des za, des ti et des po, projetés avec des explosions de lèvres), alors il désigna une silhouette qui s’en allait sur la place. Ladite se retourna : c’était la vieille avec les yeux bizarres.

La suite demain, dans un nouvel épisode.

Chapitre neuf : Comme un premier printemps (2/5)

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Deuxième épisode

La Marine

On arriva sur les quais. Une foule nombreuse allait et venait auprès des échoppes. Des femmes tranchaient des morceaux de poisson et, sans un regard, les jetaient derrière elles, dans la baie, provoquant l’envol des oiseaux de mer. « Ah, voilà nos pêcheurs, on dirait que la pêche a été bonne » fit Dejazet, pointant à Dubois une grosse barque qui était occupée à s’amarrer et dans laquelle des hommes, les bras croisés, veillaient sur des paniers frétillants.

Les deux hommes attendirent que la marchandise fût débarquée et hissée hors du quai pour s’approcher d’un étal. Il y avait là quatre hommes qui allaient et venaient, disposant les poissons. Dejazet salua d’une main posée sur l’épaule celui qui semblait être le patron et lui dit deux mots en italien. L’homme acquiesça et fit un signe à deux types qui apportèrent des paniers. Ceux-ci débordaient de sardines, de harengs, d’aloses, de rougets aux yeux noirs cerclés d’orange, de bonites – la plupart vivaient encore.

Dubois se rapprocha. Il ne savait aucune de ces espèces. Il ne connaissait de poissons que ceux des rivières et des étangs de son pays natal, naturellement gras et flasques, poisseux et grisâtres, qui, tirés de l’eau, agonisaient presque paisiblement. Ceux d’Alger, fermes et anguleux, certains couverts de picots, semblaient d’un tempérament différent, comme s’ils étaient plus acharnés à vivre. Sous peine de les voir choir de l’étal, il fallait leur asséner un coup de pique derrière l’ouïe, alors le poisson se raidissait et prenait dans la mort la posture figée de l’offrande au client.

Dubois tâta les poissons et fit signe à Dejazet que cela lui convenait. Il montra les bonites au patron. « Je pourrais toujours les accommoder pour parfumer une soupe de lentilles, j’en ai encore un tonnelet entier en cuisine » dit-il. Dejazet se tourna vers le patron pêcheur. S’ensuit alors une longue discussion, à laquelle Dubois ne comprit rien. Enfin, les deux hommes topèrent, après de grands moulinets de mains. « La marchandise sera livrée dans deux heures au Grand Hôtel » indiqua Dejazet. « J’avais compris » répondit Dubois.

On se dirigea alors vers l’échoppe des maraîchers, qui était située non loin de là, au coin d’une petite placette. Les deux hommes y furent bientôt. «Hola » fit Dejazet à une grosse dame dont les cheveux étaient couverts d’un châle noir, «hola » répondit-elle en proposant sa marchandise dans un geste d’ouverture, comme si elle les dévoilait. C’étaient, encore couverts d’une terre poussiéreuse, des oignons rouges et blancs, des poivrons de toutes sortes, des aubergines, des carottes, des courgettes, des navets, de l’ail, des haricots, des choux-fleurs, des fenouils, des tomates. Dubois ébloui n’en revenait pas. Il demanda à Dejazet s’il pouvait se faire plaisir et, ayant reçu son autorisation, commanda quelques pièces de chaque sorte.

« Bon, dit Dejazet, eh bien, avec le pain que vous avez cuit ce matin, on peut dire que vous avez ce qu’il vous faut pour préparer la soupe ?
– Je ne m’attendais pas à une telle profusion, répondit Dubois.
– À la vérité, l’approvisionnement s’améliore de jour en jour, les Napolitains et les Mahonnais font des merveilles, et le reste – surtout le blé – arrive par la mer. Il faut reconnaître que ces vapeurs sont une bénédiction.
– Et les Maures, ils ne fournissent rien ?
– C’est compliqué. Vous savez l’arrière-pays n’est pas sûr. Il y a l’armée, enfin… Et puis, il faut le dire, c’est comme si les Maures… Enfin, à la vérité, euh, je connais peu ces problèmes. Vous savez, moi ce que je connais du pays, c’est Alger. Et je peux vous dire que ce sont plutôt les Maures qui se fournissent chez nous que l’inverse. Leur agriculture ne semble pas très développée. Ce sont des gens qui vont et viennent, à la faveur des saisons. Ils se nourrissent de peu : chèvres, poulets, moutons, des pois de toutes sortes, quelques tubercules. Tout ça est mélangé dans la marmite, c’est très – comment dire ? Enfin, à la vérité, ce sont des ragoûts, ni plus ni moins, qu’on mélange avec du blé préparé je ne sais comment. On m’en a déjà proposé mais je n’ai pas encore osé y goûter. »

La suite demain, dans un nouvel épisode.

Chapitre neuf : Comme un premier printemps (1/5)

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Premier épisode

On se tutoie ?

Dubois tendit la lettre qu’il venait de rédiger et – peut-être pour s’éviter d’avoir à entendre une question indiscrète, peut-être aussi car il se sentait déjà redevable – marmonna à Dejazet que c’était pour sa sœur. Celui-ci prit la missive d’un air indifférent et y posa son cachet de cire. Ensuite, il la confia à un domestique arabe. « La poste, tu portes cela à la poste, c’est compris ?
– Si, si, sidi, la poste. C’est comme tu veux.
– Bien, merci Ali, je compte sur toi. ».

Puis Dejazet se retourna vers Dubois et lui dit : « ici, tout le monde se tutoie, les mauresques ne connaissent pas le vouvoiement, c’est comme cela, ce sont les usages… De sorte que les valets tutoient les maîtres… On s’y fait vite. Bon, nous y allons, maintenant ? À bon pas, nous serons à La Marine dans quelques minutes : c’est l’heure où les pêcheurs reviennent avec leurs prises du matin. Si vous voulez du poisson frais…
– Vous ne me tutoyez pas, moi ? répondit Dubois sur un ton amusé.
– Euh, pardon, je ne savais pas. Je suis votre patron, tout de même. Les gens vont penser… Pas entre Français… Pas en public en tout cas…
– Je comprends, bien entendu.
– Bon, on y va, enfin, je veux dire, tu viens ?
– Allons-y dit Dubois, je te suis. Je vous suis, patron ! »

Dejazet se dirigea vers la patère, y décrocha un chapeau haut-de-forme, saisit une canne et, comme s’il se parlait à lui-même, dit encore : « bon, mettons notre déguisement… ».


Dans le futur vestibule, ils croisèrent les ouvriers occupés à poser le carrelage, qui était un damier noir et blanc, en dalles de marbre. Dans un coin, là où la chape était encore apparente, des hommes s’affairaient à mettre les carreaux en place sur un lit de ciment frais, tapotant délicatement pour les ajuster les uns aux autres, avec un délicatesse infinie ; plus loin, de l’autre côté, on s’occupait de les polir. Dejazet, qui donnait du monsieur à chacun d’entre eux, expliqua à Dubois que c’étaient des ouvriers qui avaient travaillé à Versailles, et qu’on les avait fait venir pour cette raison expresse. Ils ne resteraient pas une fois l’installation finie et rentreraient en France pour s’occuper d’autres ouvrages prestigieux. « En attendant, il faut bien les nourrir, conclut Dejazet, enfin, je vous l’ai déjà dit… »

Les deux hommes sortirent. Huit heures venaient de sonner à l’horloge de la Djenina. Il s’y donnait comme chaque matin un grand trafic. Des grappes d’hommes en burnous blanc surgissaient des proches rues de la Casbah, certains finissaient déjà d’installer leurs marchandises à même le sol ; d’autres, habillés à l’européenne, pieds nus pour la plupart, s’asseyaient au pied de la statue et y posaient leurs outils, en attente d’une embauche. Partout des silhouettes affairées allaient, se croisaient, se hélaient, passaient d’un point à l’autre au milieu des mulets, des petits ânes et des soldats. Il y avait quelque chose d’incongru dans cette foule bigarrée, où chacun semblait mener sa course sans se faire une idée de l’autre : on se frôlait, on se touchait du coude et des épaules mais on ne se regardait pas.


« C’est à La Marine, c’est cela ?, dit Dubois après quelques instants de contemplation.
– Oui, c’est le quartier du port qui s’étend en pointe de la jetée au bas de la ville. C’est là que monsieur Dorion faisait ses commissions pour les hommes. Je ne l’aimais pas mais il faut reconnaître qu’il connaissait son affaire…
– Mon prédécesseur ?
– En quelque sorte…
– Vous allez me dire, aujourd’hui ?
– Il ne faisait pas la cuisine, il s’occupait de l’embauche, et de fournir les victuailles. Les ouvriers cuisinaient à la cloche de bois ce qu’il leur livrait…
– Et comment se fait-il que…
– Oh, c’est une lamentable histoire. Monsieur Dorion avait des fréquentations étranges. On l’a retrouvé mort au pied des fortifications, assassiné. C’est de l’autre côté de la ville… Il paraît que c’est un muletier arabe qui a fait le coup. Il a été arrêté juste après le crime et maintenant, il attend son exécution. En tout cas, cela m’a causé bien des problèmes mais maintenant, je ne le regrette plus ! Allez, regardez, c’est par là ! », dit Dejazet, en pointant un échancrure à gauche de la mosquée.


Les deux hommes empruntèrent la rue qui menait à la Marine, longeant une rangée de maisons à deux étages, aux arcades massives, supportées par de gros piliers carrés. Tout à coup, surgissant d’un de ces piliers, une vieille femme vint se placer devant les deux hommes. « La charité, dit-elle, faites-moi la charité comme doivent le faire les Algérois ! »

Dejazet mit la main à sa bourse et en tira une pièce. « Tiens, lui dit-il, et laisse-nous passer ». La vieille empocha l’argent, lui souhaita tous les bonheurs du monde et décampa sans en demander plus.

Durant tout l’échange, Dubois n’avait pipé mot. Il était un regard rivé dans celui de la vieille (avait la femme les yeux de couleur violette).

La suite demain, dans un nouvel épisode.

Chapitre neuf : Comme un premier printemps (0/5)

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D’Hippolyte Dubois à sa sœur, depuis Alger

Alger, le 3 mars 1849,

Ma chère sœur,

Tu seras sûrement étonnée de recevoir cette lettre par la voie officielle ! Je suis libre. On m’a donné de l’encre, du papier et l’assurance que tout serait mis en œuvre pour que nous puissions établir une correspondance. Il y a ici plusieurs navires qui partent chaque semaine avec le courrier.

Je suis à Alger, comme tu t’en doutes. Pour le peu que j’ai pu en voir, c’est une très belle place, avec une mer d’un bleu profond comme l’est également le ciel. La ville est comme adossée à la montagne et semble s’ébouler dans la mer. C’est une vision saisissante qui me change de la vue que j’avais depuis les cellules dans lesquelles j’ai passé tant de temps.

Personne ici ne semble s’intéresser à mon passé. Lorsque je suis arrivé, on m’a proposé de servir comme communard, ce que j’ai naturellement accepté. J’ai pour tâche de veiller au manger des ouvriers qui travaillent sur le chantier d’un grand hôtel qui doit s’ouvrir sous peu sur la principale place de la ville. Je t’en dirai plus dans quelques jours mais cela ne me semble pas une tâche insurmontable : ce sont des Marseillais et des Italiens de Nice, ils sont contents quand ils ont le ventre plein. Trois de mes compagnons de cellule, charpentiers, sont également du groupe. Cela me réjouit également car nous nous sommes promis le secours mutuel.

Au lieu de la caserne, je couche maintenant seul dans ce qui sera bientôt la salle de restaurant. M. Dejazet, qui est mon patron, a demandé et obtenu cette faveur en raison du fait que je dois préparer le pain des ouvriers. Il m’a fourni un paravent pour garantir mon intimité. Le matin, je suis réveillé à l’aube par l’appel à la prière des musulmans ; ceci se fait ici à la voix humaine plutôt qu’à la cloche, cinq fois par jour. Ce sont des gens très pieux, il paraît que rien n’est plus important pour eux que de respecter les préceptes de leur religion.

Dès mon réveil, je cours de droite à gauche pour tout mettre en place. Je peux déjà aller où bon me semble dans l’hôtel. Dès aujourd’hui, je vais me rendre au port pour me fournir en poissons. Près de cette place, j’escompte trouver quelques légumes. Il y a beaucoup d’Espagnols et d’Italiens ici ; il paraît qu’ils en produisent d’excellents ; même si je suis peux accoutumé aux légumes méridionaux, j’ai tellement hâte de les découvrir que je m’en fais une fête.

Comme tu vois, je vais bien.

J’espère avoir de tes nouvelles rapidement. Tu m’en donneras de père également. Sait-il où je suis ? J’ai bien l’impression qu’il a joué sa partie dans le sort qui m’est échu. Je ne doute pas que tu sauras jouer de l’affection qu’il te porte pour en savoir davantage !

J’attends de tes nouvelles avec impatience. Tu peux m’écrire à l’adresse du : Grand Hôtel de France à Alger. Cela suffira et le courrier me parviendra. Ô petite sœur adorée, la seule chose qui me manque ici ; c’est de pouvoir te serrer dans les bras et de te faire sentir à quel point tu me manques.

Je t’embrasse du fond du cœur. Porte-toi bien et pense à moi comme je le fais.

Fraternellement, ton frère Hippolyte.

Chapitre huit : un frais souffle d’air (5/5)

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Cinquième épisode

le monologue du robin

« Dubois Hippolyte, maître queux, c’est ça ?
– Euh…
– On plaisante… Cuisinier ?
– C’est ça.
– Bon ben toi, tu vas tout de suite par là… Régime de faveur, le colonel t’attend. »

Le scribouillard indiqua de la plume un homme à cheval qui se tenait un peu en retrait. Dubois prit sa direction.
 » Monsieur, lui dit le cavalier, je me nomme Mussé de Lantrac, colonel de l’armée française, j’ai ordre de vous amener à son excellence Monsieur le Procureur-général, qui souhaite s’entretenir avec vous, je vous prierai donc de m’accompagner sans esclandre…
– Et mes menottes ?
– On vous les ôtera plus tard, suivez-moi, nous allons au palais, c’est la grande bâtisse que vous voyez là, avec la grande horloge… Hâtons-nous, monsieur le Procureur-général nous attend. « 

Quelques minutes plus tard, Dubois fut introduit dans le bureau du Procureur-général. Celui-ci l’accueillit avec bonhomie (« Ah, voici notre jeune protégé ! »), s’indigna des chaînes qui entravaient sa marche et les fit enlever. Puis déclara à Dubois que les conditions d’un entretien paisible lui semblaient maintenant réunies.

 »  Voyez-vous, poursuivit-il, vous avez bien de la chance : votre père, qui est aussi un glorieux soldat, a su nous présenter la cause de votre conduite sous un jour favorable, si bien que l’autorité que je représente ici pense qu’il est juste de revoir votre condition, pour autant que vous acceptiez le marché que je vais vous proposer, bien entendu… Vous l’avez entendu, jeune homme, tout est à faire ici et les bras manquent. Et quand je dis que tout est à faire, figurez-vous qu’il manque à Alger certaines infrastructures essentielles. Enfin bref, je vais au but : il y a ici un chantier très important qui s’achève et nous avons pensé, vu votre métier, que vous pourriez accepter d’y participer…
– C’est à dire que…
– Laissez-moi terminer, jeune homme, je répondrai à toutes vos questions par la suite. Mais avant tout, permettez-moi de vous préciser une chose : je ne suis pas homme à me satisfaire d’un refus.
– Monsieur le…
– Il suffit ! Vous devez savoir que votre sort dépend de votre réponse, mais également celui de vos compagnons. Me suis-je fait bien comprendre ? Vous n’avez qu’un mot à dire et vous serez rendus à l’armée. Tous affectés à des travaux de fortifications.. Vous serez bien entendu entravés et, comment dire, eh bien disons que vous aurez tellement faim et soif, vous et vos semblables, qu’une mort rapide vous attend. C’est que voyez-vous, nos ressources sont limitées et nous devons faire des choix dans leur distribution.
– Oui, répondit Dubois.
– Bien, bien, je vois que vous commencez à réfléchir, c’est bien. Je vais faire avertir Monsieur Dejazet que nous disposons à présent d’un futur maître queux. Vous pouvez disposer, jeune homme, je crois que votre père sera satisfait de savoir que vous êtes à présent rendu à la raison… Vous pouvez disposer, vous êtes libre, on viendra vous quérir dans l’antichambre. « 

Dubois demeurait depuis un bon quart d’heure devant le bureau du Procureur-général. On lui avait apporté un siège et proposé de s’asseoir, un soldat était venu lui porter un verre d’eau coupée au café. « Tiens citoyen, tu peux boire par petites gorgées, le premier ennemi, ici, ce n’est pas le régime, c’est la soif. » Dubois lui avait souri. Le soldat avait continué
« Alors, ça a été avec le bavard ?
– Ben, je n’en ai pas placée une.
– Oh ça, c’est normal. Il ne faut surtout pas lui couper la parole… C’est ça que nous autres on l’appelle le bavard.
– Ce n’est pas le seul. Depuis que j’ai été fait aux pinces, je passe devant des gens qui parlent comme s’ils savaient ce que je pense et ce que je vais dire. Ici, ça a été le même. On m’a mis un marché en main… que j’avais pourtant déjà accepté. S’il me l’avait demandé, je le lui aurais dit. Au lieu de ça, il m’a menacé.
– C’est normal, comme tous les robins.
– Ben, c’est malin. Avec ça, je ne sais toujours pas au juste à quoi on me destine. On m’a parlé d’un Dejalet…
– Dejazet ? Ah, lui, je le connais. C’est celui qui s’occupe du chantier du Grand Hôtel. Eh bien, dans un sens, tu as de la chance, car ce Dejazet a bonne réputation mais d’un autre côté, c’est la grande affaire de Saint-Maur. Le bavard va tous les jours sur le chantier. Il faut absolument qu’il soit achevé pour je ne sais pas quand. Et le préfet aussi. Et tous les gros de la place. Enfin bref, tout ce qu’Alger compte de notables a les yeux rivés sur le chantier. Regarde, viens voir à la fenêtre ! Tu vois les échafaudages là-bas, avec les types qui vont et viennent ? Eh bien c’est le chantier, c’est là que tu vois. Et regarde, regarde, tu vois le type qui traverse la place, avec le chapeau ? Eh bien c’est lui, c’est Dejazet, c’est ton patron. »

La suite lundi, dans un nouvel épisode.

Chapitre huit : Un frais souffle d’air (4/5)

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Quatrième épisode

une planche de salut

Dubois pas plus qu’un autre : pas un n’avait fait un pas. Lorsqu’il avait entendu l’appel de son nom, Hippolyte avait regardé à sa droite et à sa gauche. Bien qu’un peu hésitant, il s’était ensuite raidi dans une posture arrogante.

D’une voix grondante; le préfet fit appeler à nouveau. « Il suffit, dit-il, cette mascarade a assez duré. Nous nous sommes mal compris ! Que ceux qui ont leur nom cité sortent du rang ! À défaut, je devrai prendre des mesures. Mais enfin, que croyez-vous ? Je suis votre préfet… Dans sa générosité, la France vous offre une seconde chance, une planche de salut ! Ah, mes amis, les raisons pour lesquelles vous fûtes condamnés ne me regardent pas et ne vous vaudront jamais ma désapprobation. À vrai dire, le passé m’importe peu… La France compte maintenant trois départements de plus. Tout est à y faire : il n’y a rien ou presque : pas d’administration, pas d’infrastructure, pas ou peu d’habitants, encore moins de Français. En quelque sorte, nous apportons les lumières de la civilisation dans une contrée barbare et dépeuplée. Or pour accomplir cette mission sacrée, il est besoin de certaines compétences. C’est cette cause qui m’amène à vous accueillir ici, en ce jour. Seul le futur m’intéresse ! La grande entreprise qui verra la transformation d’un port barbaresque en une grande cité portuaire, dans cette baie qui est le sourire de l’Afrique ! Mes chers compatriotes, voici ce que je vous propose : de participer à ce grand chantier. Donc, monsieur le commissaire ici présent va procéder une fois encore à l’appel de vos noms. Lorsque vous entendez le vôtre, vous vous dirigerez vers la direction qu’on vous signale. Là, on vous indiquera la tâche qui sera vôtre : maçonnerie, charpente, etc. Si l’un d’entre vous n’est pas nommé mais est cependant volontaire, qu’il avance également, de l’ouvrage lui sera proposé. Il va sans dire que nous apprécierons chaque manifestation de bonne volonté et qu’à l’inverse… enfin, nous nous sommes bien compris. J’ajoute que vous serez immédiatement libérés de vos chaînes et qu’une collation vous sera offerte, grâce à la générosité de monseigneur Pavy, le très charitable et dévoué évêque d’Alger. Allons, procédons ! »

« Albert Louis, charrrrr-pentier ! un pas en avant ! ». Silence : Louis Albert ne se manifeste pas.
« Bricolet Marianne, lavandière ! Un pas en avant ! ». Silence : Marianne Bricolet ne se manifeste pas.
Au cinquième nom, enfin, Castel Octave sort du rang. Il y a comme une sorte de murmure qui accompagne le geste. « Bien, dit le héraut, tu vas par là ». Il lui montre un petit groupe de Français, deux, trois gendarmes, des prêtres et des soldats, des ouvriers avec des pinces et des tenailles : « on va te donner ton affectation, un coup à boire et tes chaînes te seront ôtées ». Le gars s’en va dans la direction, passe devant le préfet : « c’est bien, en voilà un qui sait ce que c’est que de réfléchir. Bienvenue à Alger, nous avons du travail pour toi. Au suivant, dépêchons ! »

Et telle la première goutte s’engouffre dans la brèche et emporte la digue, Octave Castel a montré le chemin du renoncement, de la lâcheté ou de la raison. Chacune chacun s’empressent de suivre son exemple. Tout va très vite. Une dizaine de C, autant de D. Voilà le tour de Dubois. Il entend derrière lui. « Avance nom de Dieu, c’est ton tour ». C’est l’activiste du port. Dubois sent qu’on le pousse. « Allez, avance ».

Dubois fit alors le pas attendu.

La suite demain, dans un nouvel épisode.

Chapitre huit : un frais souffle d’air (3/5)

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Troisième épisode

Comme un nouveau départ

Et tout à coup ce coup de vent, cette caresse sur la nuque, ce printemps qui appelle. Dubois Debout Dubois, sur le quai. Tu es vivant toi. Tu vas pas rester là, faut avancer, faut y aller. Il y a l’autre avec le pied dessus, faut y aller. Pa gade frè ou, Polyte, ne regarde pas ton frère, kotala ndeko na yo te, Dubois, en quelle langue te le dire ? ne regarde pas ton frère : la tanzur ‘iilaa ‘akhik . Allez Dubois, allez Polyte, c’est Alger. C’est bien ici, puisqu’il y a aussi le vent, l’air chaud du printemps, la vie. Et c’est peut-être ici que, enfin, les idées se –

D’un coup de sifflet bref, la petite colonne de déportés se mit en marche, en rang par deux, escortée par des gendarmes. Mécanique, elle longea le quai. Une foule épaisse était massée tout le long du parcours, ne s’écartant du passage que sur les ordres des soldats. Des cris s’en échappaient : « allez les gars, vive la révolution » et les prisonniers échangeaient des sourires complices avec leurs partisans. Seuls les Mauresques, dilués dans la foule étaient impassibles. Ils regardaient la scène comme on voit couler un fleuve ; des femmes masquées et voilées, au port hiératique, participaient à cette étrangeté. Au bout du quai, Dubois avait croisé le regard d’une d’elles, qui avait les yeux d’un bleu si profond qu’ils lui semblèrent violets. Zélie aussi avait le même regard unique.

Depuis qu’il allait de l’avant, Dubois n’avait cessé de jeter ses regards vers la ville, en contre-haut. Du fait de la disposition particulière du port, qui semblait un étroit ponton disposé latéralement au pied d’une falaise, il n’en voyait quasiment rien. À deux reprises, il heurta la personne qui se trouvait devant lui, car, regardant ailleurs, il n’avait pas anticipé un des soubresauts du cortège. Il fut ramené à sa triste condition par deux coups de crosse dans le bas des côtes. Un des gars derrière lui, qu’il avait déjà remarqué à Toulon pour son éloquence et son savoir politique, attendit que le gendarme se fût éloigné pour lui murmurer : « cesse de rêvasser et tiens-toi à carreau, nom de Dieu, on va se retrouver au bled avec tes idioties. J’veux sauver ma trogne, moi. »

Bientôt, on arriva au pied d’un étroit escalier qui montait droit vers la ville, comme une tranchée au milieu des décombres. Les prisonniers firent ce qu’ils purent pour l’escalader, entravés par leurs menottes. C’était l’antique artère de la basse casbah, vidée de ses habitants, livrée aux démolisseurs et aux ingénieurs militaires. Il n’y avait plus place pour le public sur ce chantier sale et sans cohérence. Il fallait zigzaguer au milieu des débris et des matériaux de construction qui les remplaceraient, petits monticules pulvérulents de chaux et de gravillons. Le sable des destructions, englué par la transpiration, écorchait la peau et brûlait les chevilles, tant que cela occasionnait grande souffrance.

On passait au milieu de façades lézardées, aux ouvertures rares et enclouées par des planches. Certaines constructions, bâties sur un plan neuf, ne présentaient encore au regard que le hérissement des échafaudages et des échelles de meunier ; d’autres plus anciennes et jugées bonnes pour l’usage qu’on en aurait, semblaient des chicots sur une mandibule, attendant, enserrées par des arcs-boutants dérisoires, l’enduit, le plâtre et le stuc, les balcons et les ouvertures – bref, toutes les dérisoires affèteries qui les feraient passer de l’âge des agglomérats minoens à celui de l’urbanisme suffocant.

Enfin, comme une nappe de brouillard accrochée au versant d’une montagne disparaît soudain au débouché du col et fait place à la clarté, le nuage de poussière dans laquelle le cortège avait évolué s’estompa lorsque le cortège des déportés arriva sur une grande place rectangulaire.

S’y trouvait un civil en bicorne, secondé par un cavalier superbement habillé, lequel était accompagné par une petite escouade de lanciers vêtus à l’orientale, montés sur des petits chevaux blancs. On fit disposer la colonne en demi-cercle autour de l’homme en civil. Sur un geste de celui-ci, deux types s’avancèrent. Le premier tenait un feuillet, le second des baguettes ; celui-ci battit le tambour, celui-là beugla : « à votre nom, un pas en avant », puis il entama sa liste, d’une voix de stentor.

La suite demain, dans un nouvel épisode.

Chapitre huit : un frais souffle d’air (2/5)

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Deuxième épisode

la gloire de partricot

La nuit avait été pénible. Les argousins avaient refoulé les transportés à fond de cale sans le moindre ménagement. Ensuite on était venu les chercher les uns après les autres pour les mettre aux fers.

Un premier prisonnier part en héros. Il revient quelques minutes plus tard, alourdi et cliquetant. Il hurle « Les masques tombent, enfin ! », comme s’il était content du durcissement de son sort. Le même se tourne ensuite vers Hippolyte Dubois. « On nous traite comme des galériens, comme sous l’ancien temps, voilà le vrai visage de ce régime.» Puis il entonne l’Hymne mais personne n’a eu le temps de relayer : un coup de crosse dans le ventre le fait cesser. Lorsque la canaille veut se relever, elle se voit intimer l’ordre de rester à genoux.

(Et cette canaille reste à genoux, la tête à hauteur de bite, comme reste un chien en laisse aux pieds de son gardien. Ô la canaille ! Canaille faible, tête baissée, canaille humiliée, les mains serrées entre les genoux, canaille esseulée – esclave universel, esclave intemporel, esclave asexué, indéterminé, déraciné, déshumanisé – ô canaille, frère et sœur des nègres ! canaille nègre toi-même, canaille bicot, bougnoule, métèque, feignant, manouche, gnaquoué, youpin, péquenot, intouchable, mécréant, apache, cagot ! canaille que l’on bafoue, canaille à qui l’on prend tout, y compris le droit à la majuscule : Humain !)

Les menottes étaient composées d’une chaîne de fer d’un mètre environ, dont les maillons aplatis formaient un profil en croix, qui empêchaient la libre course des bracelets. Dubois considéra le savoir-faire du forçat qui les lui installa – un type maigre et chauve, brûlé par le soleil, qui était affecté au service du navire et dont on ne savait rien. Après l’avoir toisé l’espace d’un instant, ainsi que fait le tailleur expérimenté, le gonze était allé dépendre la chaîne et les entraves qui convenaient à la taille d’Hippolyte (aussi grand que grêle). Puis il avait fait un geste du doigt et le camarade Polyte s’était vu propulsé devant lui.

Le forçat ne l’avait plus regardé. Pourtant, il avait refermé avec beaucoup de délicatesse les deux parties mobiles qui enserraient la cheville, avant d’insérer le dispositif de blocage, de faire passer la chaîne dans la croix et de relier entre elles les deux bouts de la chaîne par un cadenas. C’était tout : le type avait fait un geste et Dubois s’était senti poussé vers l’avant – il avait failli s’étaler de tout son long, avec ses dix kilogrammes aux bout des cannes.

À sa place Dubois – t’asseoir au milieu des autres, avec une démarche de canard ivre. Le bateau tanguait à peine : c’est donc très sûrement à l’odeur nauséabonde qui régnait en fond de cale que Dubois dut d’être malade. Il vomit à côté de lui deux jets jaunâtres, qu’il préféra essuyer du revers de la manche lorsqu’il fallut s’étendre.

Le lendemain, on les fit mettre en rang, deux par deux. Le bastingage était ouvert sur une planche qui reliait le bateau au quai. Trop étroite, elle ne permettait le passage que d’un seul prisonnier à la fois. Arrivé sur le quai, le couple fut reformé.

Mais Dubois ne faisait attention à rien. Il était comme absent, absorbé dans ses pensées. Comme s’il était privé de l’ouïe, du toucher, de l’odorat, du goût. Comme si sa seule activité sensuelle consistait à fixer dans son cerveau l’image terrifiante du gendarme Partricot, chasseur qui posait en triomphe.

À ses pieds le cadavre de l’homme qu’il avait tué la veille.

La suite demain, dans un nouvel épisode.

Chapitre huit : Un frais souffle d’air (1/5)

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Premier épisode

L’incident de la veille

Hippolyte Dubois ne reprit réellement ses esprits que lorsqu’il posa le pied sur le quai : il sentit alors un courant d’air frais lui parcourir la nuque. Il était au quatrième échelon du rang, si fait qu’il ne voyait pas grand-chose de ce qu’il se passait devant lui. Tout à coup, le cortège s’arrêta. Le jeune homme ajusta sa casquette du plat de la main et se redressa.

La veille, on était arrivé au crépuscule. Il n’avait vu de la ville qu’une tâche blanchâtre qui s’estompait dans l’obscurité – et encore pas longtemps : un homme, qui se tenait dès qu’il le pouvait à l’écart du groupe, avait profité du relâchement de la discipline pour sauter du bord. Hippolyte ne s’était pas soucié de ce bruit d’ancre à l’eau, jusqu’à ce qu’un des gendarmes ameute en gueulant. Cinq fusils et bicornes avaient cavalé jusqu’à la poupe en jouant de la crosse dans la foule bousculée.

On avait regardé un gars dans la flotte – un maçon de la Creuse apprendrait-on plus tard – qui s’éloignait du bateau en nageant le plus possible sous l’eau, sourd aux sommations. « On dirait un phoque » avait dit un marin, il l’expliqua aux autres : parce seule la tête apparaissait de temps à autre ; Hippolyte, lui, avait plutôt pensé à une taupe (il n’avait jamais vu de phoque).

Vas-y pandore ! On les avait vus, les coudes sur le bastingage, tirer comme à la foire et se donner du commentaire badin. Quatre charges chacun, qui feraient seize éclairs argentés dans la nuit qui tombait.

Au spectacle comme les autres, Hippolyte se demandait s’ils allaient avoir la cible. Sur la mer étale flaque d’argent sous la lune, cette tête d’homme, comme une incongruité, faisait son travail de petit point noir, surgissant de ci de là, toujours plus loin.

Partricot, une des quatre crapules (aux trois autres ):

Je l’ai eu, je vous dis, je l’ai eu ! Il a pas plongé comme les autres fois.

Le même, triomphant (au galonné) :

Je l’ai eu, je suis sûr que je l’ai eu ! Je peux mettre une barque à l’eau pour aller le rechercher, je peux ?

Le maréchal des logis (ne cédant pas à l’excitation générale):

À cette distance, c’est inutile. Bast, les crabes feront le nécessaire… si nous ne trouvons pas son corps sur la plage, demain matin… Il faut surtout éviter que cela se reproduise… Allez, foutez-moi toute cette canaille en cale. Et mettez-y leur les entraves, ce sera de la besogne en moins pour demain.

Le chœur des quatre crapules :

À vos ordres, maréchal des logis !

Le maréchal des logis (posant la main sur l’épaule à Partricot) :

Joli tir, Partricot, joli tir ! Je pense aussi que vous l’avez eu…

Partricot (sourire de faux modeste) :

Merci monsieur le maré…

Le maréchal des logis (lui coupant brusquement la parole) :

Allez Partricot, foutez-moi ça en cale. Moi, je vais faire mon rapport. Demain nous accostons, je ne suis pas fâché d’être débarrassé de ces canailles. 

La suite demain, dans un nouvel épisode.

Chapitre huit : Un frais souffle d’air (0/5)

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L’attribut alt de cette image est vide, son nom de fichier est Faience-Alger.jpg.

Toulon, le 23 février 1849

Ma chère sœur,

Je griffonne ces quelques lignes à la hâte. Si cette missive te parvient, donne je te prie quelques sous à qui te l’apporte car je n’ai pu le faire pour m’assurer qu’elle te trouvera, m’étant délesté des dernières pièces que notre père m’avait laissées. Le pauvre, s’il savait à quoi ou plutôt à qui elles ont servi, il en crèverait de rage ! Peut-être ensuite, revenu comme toujours de sa colère, il s’inquiéterait de me savoir sans le sou. Tu le connais, ce serait alors la manifestation de sa prodigalité paternelle : il me ferait parvenir une aumône… mais celle-ci ne m’arriverait pas.

À quoi servirait-elle, d’ailleurs? Nous partons demain. La nouvelle a aujourd’hui fait le tour de notre misérable assemblée : nous partons pour l’Algérie. Il est impossible d’en savoir plus sur notre destination précise et la durée de notre séjour en Afrique.

Ce matin, le gardien en chef nous a prévenu de préparer notre paquetage. Nous avons chacun droit à un baluchon. Je te laisse deviner comment cette nouvelle fut accueillie, et comment j’ai pu observer, non seulement dans les transports mais encore dans la multiplicité des préparatifs qu’elle a suscités, à quel point notre société est hétéroclite. Certains n’ont pas esquissé d’autres gestes que ceux de se lever sans un mot, de fourrer leurs frusques dans un morceau d’étoffe et d’aller se rasseoir ensuite, attendant avec la résignation des bêtes leur destin imposé ; d’autres ont protesté de leur innocence, imploré une audience avec je ne sais quelle autorité, négocié un bagage supplémentaire ; d’autres encore, brisés du coup, sont restés inertes, comme indifférents à la nouvelle ; enfin, la plupart (dont j’étais) se sont levés spontanément pour entonner La Marseillaise. Ce chant sacré est la dernière chose qui nous porte. À moins de nous couper la langue, personne ne peut nous empêcher de le chanter !

Donc nous partons demain. Le navire est paraît-il déjà à quai. Je ne sais comment te l’expliquer mais c’est pour moi une libération. Je ne supporte plus l’enfermement et il parait que là-bas, les transportés sont libres d’aller et venir où bon leur semble, pour autant qu’ils rejoignent les baraquements à la nuit tombante ; nous verrons bien, rien ne serait pire que de croupir un jour de plus dans les cachots dans lesquels nous sommes reclus depuis des mois.

Je ne finis pas cette missive sans te donner des nouvelles de ma personne (je te connais : tu ne me le pardonnerais pas). Je t’assure que je vais aussi bien que possible. Malgré la dureté de ma détention, ma santé est excellente et mon moral affermi. Ma période d’abattement est maintenant loin et je brûle à nouveau d’un feu ardent. J’aide mes camarades comme je le peux. Oh, ma chère sœur, je ne puis te cacher que l’angoisse m’étreint également, cependant celle-ci n’est plus une torture. Que du contraire, je suis porté par ce tourment car je sais qu’elle est le prix de ma satisfaction future ! D’ici quelques mois, lorsque le tumulte sera retombé, les passions s’apaiseront et je pourrais envisager mon retour ; notre père me l’a affirmé lors de sa dernière visite.

J’ai eu l’impression qu’il n’était pas mécontent de mon éloignement forcé. Comment pourrait-il comprendre le sens de mon engagement ? Je suis bien sûr qu’il n’a vu dans celui-ci que la manifestation de mon étourderie, qu’il me reproche si souvent. Dans sa position, je suis plus une gêne pour lui qu’un motif de satisfaction. Ce qu’il appelle ma « foucade révolutionnaire » nuit à son commerce. Lorsque je lui ai rappelé son parcours, il s’est mis en colère. Il fallait le voir, empourpré, hoquetant, faire les cent pas dans notre petit parloir ! En ce qui me concerne, je voyais poindre derrière le bourgeois respectable le soldat qu’il fut autrefois, exalté dans la bataille, à l’époque glorieuse où notre drapeau était celui de la liberté et des idées nouvelles. J’eus à ce moment l’envie de l’inviter à chanter quelques uns des hymnes qu’il nous a appris, mais je savais que cela serait en vain et je ne l’ai pas fait. Lorsque je me suis mis à évoquer nos morts, il a pris congé dépité. Il ne faut plus lui parler de barricades !

J’ai su par une indiscrétion qu’il était allé trouver le directeur de la prison après notre entrevue. Le lendemain, l’on m’a fait mander aux cuisines. Là se trouvaient une collection de mets fins, de poissons frais et de ces légumes méridionaux, obèses et succulents, qui n’appellent pas l’épice. Je n’ai eu le cœur de les préparer qu’à la seule fin d’atténuer la faim de mes camarades mais je n’ai pu me résoudre à en avaler une seule bouchée. Je suis comme lassé de la gastronomie. La débauche d’aliments, au milieu de la misère dans laquelle le peuple est plongé, me fait honte. Je me contente volontiers de notre ordinaire. Une platée de haricots et d’oignons baignant dans un potage épais, une tranche de pain grossier, un cruchon d’eau coupée au vinaigre : cela me suffit.

Je finis ici mon courrier. Dans quelques instants, j’entendrai le cliquetis du trousseau du gardien. Nous partirons ! Lorsque tu recevras cette lettre, tu pourras te figurer que je suis sur la rive opposée, aux portes du désert, semblable à celui qu’il nous faudra traverser pour le triomphe de notre cause !

Je reviens bientôt. D’ici à mon retour, veille comme tu le fais si bien à la tenue de la maison et à la santé de notre père. Je t’embrasse de tout mon cœur.

Fraternellement,

Hippolyte.

P.S. : Sitôt arrivé en Maurétanie, je te fais parvenir mon adresse.

Premier interlude : le dit du lion

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Vivre à genoux ! Attendre une mort que je ne verrais pas venir comme un monarque le devrait : voilà mon sort. On m’a crevé les yeux et dans la main, je mange. Toujours apercevant la dune, mes défunts yeux sont cloués sur l’infortune. Lorsque tapi dans l’ombre, le dieu Râ m’en débusque, je baille tel qu’au Darha où paressait naguère ma tribu. J’en suis l’ultime : après moi qui aura le regret de ce qu’il est advenu ?

Moi, crinière noire sur un pelage d’or, j’allais partout du pas du souverain et j’arpentais ce territoire désormais soumis, libre, d’apparence serein. Tant les chacals que les hyènes brunes, farouches, m’abandonnaient la dune et se courbaient comme des scélérats. J’étais le roi des bords du Mekarra ! Grandeur ! Prestige ! Que suis-je devenu ? A-t-on encore, parfois, à Mascara, le regret de ce qu’il est advenu ?

Je suis le plus dangereux des trésors. Qui est aveugle, geôlier inhumain, pour lequel convivre est un effort sans cesse et toujours remis à demain ? Il tient son pouvoir d’inopportunes tueries : sait-il que nous fîmes sur la dune le serment de venger ceux du Darha ? Et que bientôt le sort s’inversera ? A-t-il visité ce temple inconnu ? C’est peut-être qu’enfin lui paraîtra le regret de ce qu’il est advenu.

Écoute un peu, facétieux sans remords, écoute ! Entends la voix des félins affalés dessous les sycomores ! En respire-t-il les cruels parfums ? La mer, le vent, la montagne et la dune, il en sera privé et ainsi qu’un crapaud séché dans l’oued au Sahara, le souffle du désert le balayera : il repartira d’où il est venu. Et tu n’auras pas quand il s’en ira le regret de ce qu’il est advenu !

Je suis lion, suis-je beau, suis-je fort ? Je cours après ma queue dans le jardin du maître. Sombre et fier matamore, je le hais sans rugir, espérant qu’un beau jour, quand sera libre la dune, c’en sera fini de notre infortune. Et c’est seulement ce jour qui sera le jour de la revanche pour Darha ! Je meurs avant ce bonheur survenu mais ce jour-là, enfin, il concevra le regret de ce qu’il est advenu.

Mektoub, qui fais le maigre et le gras, pour tes fidèles si tu n’es pas ingrat, accomplis l’œuvre du destin cornu. Moi je suis mort : rien ne supplantera le regret de ce qu’il est advenu.

Chapitre sept : L’étrange crime du faubourg Bab-Azoun (5/5)

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Cinquième épisode

Fin de partie pour Delétang

À son timbre de voix, Delétang avait compris l’agacement de son supérieur mais il ne voulait pas lâcher le morceau. Il y avait quelque chose qui clochait dans toute cette histoire. Assis au café français, qui était situé juste à côté du palais de la Djenina où ils avaient leurs bureaux, les deux hommes discutaient déjà depuis plus d’une heure, face à une limonade.

« Donc vous êtes d’accord, monsieur l’inspecteur, que le crime n’a pas pu être commis à l’endroit où le corps a été trouvé ?
– C’est une possibilité, en effet, mais cela ne prouve rien. Ce n’est pas parce que ce Maure nie qu’il dit la vérité. Ces gens-là ont le mensonge chevillé au corps. Je les connais, voyez-vous, je suis ici depuis presque quinze ans…
– Bon, bon, supposons donc qu’il soit notre coupable. Il a donc dû perpétrer son crime pour une raison particulière, puisque ce n’est pas un crime de rôdeur…
– La raison n’est pas compliquée à trouver ! Cette maudite race nous déteste. Vous savez combien les Arabes égorgent de Français sur une seule année ? Vous en avez une idée ? Dites le plus grand chiffre qui vous passe par la tête, multipliez-le par trois et vous serez encore loin de la réalité !
– Ce n’est pas cela que je voulais dire, monsieur l’inspecteur. Mettons que notre homme a été égorgé par haine des Français, eh bien il manque quelque chose à la présentation, alors…
– Il manque quelque chose ?
– Mais vous savez, enfin, euh… (Delétang faisait des gestes en direction de son bas-ventre). D’ordinaire ils coupent aussi le euh… enfin, le sguègue comme ils disent.
– Le sguègue ?
– Oui, vous voyez, le membre et les parties… C’est de l’arabe dialectal. Et ils fourrent ça dans la bouche ou la blessure, enfin…
– Cela suffit Delétang, votre obstination vous perd !
– C’est que je ne vous ai pas tout dit, monsieur l’Inspecteur…
– Vous ne m’avez pas tout dit, allons bon, quoi d’autre encore ? »

Et Delétang de révéler à Roche l’existence des marionnettes. Et de lui expliquer qu’il s’agissait du Garagouz et de ses acolytes, des personnages satiriques dont les indigènes étaient friands. Et Le gars devait être allé déterrer les marionnettes pour faire un spectacle. Et comme c’était rigoureusement interdit, il n’avait pas voulu…

« Cela suffit, dit Roche, je suis excédé. Écoutez Delétang, je vais faire un marché avec vous : nous allons sur place, si vos gargouilles ou je ne sais quoi se trouvent bien à l’endroit que vous m’indiquez, j’accepterai de reprendre l’enquête. Dans le cas contraire, vous me foutez définitivement la paix avec cette histoire dont je ne veux plus entendre parler, c’est bien d’accord ?
– C’est d’accord, monsieur l’Inspecteur, allons-y. »

Les deux hommes payèrent leurs consommations et se mirent en route. Mais au grand dépit de Delétang, ils ne trouvèrent plus rien.

« Mais vous voyez bien, monsieur l’Inspecteur, il y avait bien quelque chose d’enterré ici ! hoqueta-t-il.
– Il suffit ! Une parole est une parole, monsieur Delétang. L’affaire est close. Je vous prierai de ne plus m’importuner à ce sujet. Si vous avez encore quelque chose à dire, référez-en directement à monsieur le Procureur-général. Il sera certainement très intéressé par vos histoires bouffonnes, et vous prendrez le premier vapeur pour Toulon. Ou alors on vous enverra au bled, il y a des tas d’affaires d’égorgement à élucider là-bas… »

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE

La suite lundi, dans un nouvel épisode.

Chapitre sept : L’étrange crime du faubourg Bab-Azoun (4/5)

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Quatrième épisode

Un crime de rôdeur

Les deux porteurs posèrent le cadavre dans le drap, à la manière d’un hamac et emportèrent l’homme jusqu’au poste de garde, à quelques centaines de mètres, escortés par les deux soldats. Roche et Delétang les suivaient, quelques pas en arrière. « Cela me semble très clair, dit Roche, Dorion se trouvait là pour une raison inconnue et a été surpris par un rôdeur, qui l’a égorgé sur place…
– Sauf votre respect, cela ne me semble pas possible, monsieur l’inspecteur, vous n’avez pas remarqué un détail ?
– Allons bon, vous allez recommencer ? Et quel détail aurais-je dû remarquer ?
– Il n’y a pas de sang, monsieur l’inspecteur, pas de sang ! Pas de sang non plus sur les vêtements Or le corps humain contient, pour un individu de cette corpulence, une quantité équivalente à cinq litres. Et quand on sait que la tête est la partie du corps dans laquelle la pression artér…
– Ça suffit, Delétang, arrêtez tout de suite, je n’ai pas besoin de leçon. On lui a fait son affaire et on l’a amené là, voilà tout !
– Mais cela devrait suffire à exclure le crime d’un rôdeur. Vous comprenez, monsieur l’Inspecteur, qu’avec l’état de rigidité cadavérique, il est compliqué pour un homme seul de manipuler un cadavre…
-Je vous fais aimablement remarquer, monsieur Delétang, que notre homme n’était pas raide.
– C’est ce que je veux dire, monsieur l’Inspecteur. Quand on sait que cette manifestation de la morbidité disparaît dans un laps de temps compris entre 36 et 48 heures et que notre homme ne sentait pas la charogne ni qu’il était attaqué par les vers, j’en conclus qu’il a été tué, vidé de son sang, placé au frais durant quelque temps et seulement disposé à cet endroit durant cette nuit. Cela exclut définitivement l’hypothèse d’un crime de rôdeur.
– Écoutez monsieur Delétang, j’en ai soupé de vos supputations, cela ne repose sur rien de précis. Gardez-les donc pour vous. Nous arrivons. Nous allons interroger le suspect, je gage que nous tenons là notre assassin. Il ne nous reste plus qu’à trouver le mobile du crime. »

Les deux policiers pénétrèrent dans le poste de garde. Un lieutenant était occupé à discuter avec un homme vêtu à l’occidentale mais d’apparence indigène, un juif probablement.

« Je vous présente Monsieur Zafrani, dit le capitaine, il a été prévenu de l’arrestation du suspect et il s’est spontanément proposé pour nous aider à effectuer l’interrogatoire. Il semble que notre homme ne baragouine que quelques mots de français. Suivez-moi, nous l’avons mis dans la cellule. »

Les quatre hommes entrèrent à la queue-leu-leu dans la petite pièce. L’Arabe était accroupi sur le bat-flanc, une jambe relevée, dans la posture caractéristique que les indigènes adoptaient quand ils sont au café. Il faisait tourner son chapelet d’une main distraite et semblait totalement décontracté. Zafrani se toucha le cœur et entama le dialogue. L’Arabe ne répondait pas ou peu, par des petits hochements de tête fatalistes et de brefs sons gutturaux. Roche dit « ce n’est pas le moment de faire des salamalecs » ce qui fit soupirer Zafrani. L’homme se mit alors à parler très vite, sur un ton qui trahissait l’impatience et la colère.

« Ce n’est pas votre homme, dit-il, il jure sur le Coran. Je le connais, c’est un honnête homme, respecté de tous. Il dit qu’il a vu le corps et qu’il nous a prévenu, car il avait vu des soldats et qu’il ne voulait pas être accusé. Il dit que s’il avait su, il aurait continué son chemin.
– Demandez-lui ce qu’il faisait là, alors »

La discussion reprit.

« Il dit qu’il ne peut pas le dire, qu’il a fait une promesse sur son honneur. Il ne dira rien, monsieur l’inspecteur, mais il jure sur le Coran que ce n’est pas lui. Je crois qu’on peut lui faire confiance, c’est un honnête homme, je le connais.
– C’est un peu facile, conclut Roche. On refuse de parler et on est innocent… Bon, on va l’emmener à la Djenina. Quelques heures dans une vraie cellule vont peut-être lui délier la langue… »

La suite demain, dans un nouvel épisode.

Chapitre sept : L’étrange crime du faubourg Bab-Azoun (3/5)

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troisième épisode

Dans le fossé de Bab-Azoun

L’homme était resté dans la position dans laquelle il avait été trouvé, étendu face contre terre. Visiblement, l’assassin n’avait pas cherché à dissimuler sa victime, elle gisait dans le fossé situé juste en dessous des anciennes fortifications ottomanes, un espace maintenant envahi d’herbes folles et d’ordures de toute sorte. L’inspecteur en second Philibert Delétang commença par faire précautionneusement le tour du corps avant d’inspecter les environs avec autant de minutie. Il cherchait des indices mais ne trouva rien jusqu’à ce que son attention fut attirée par un trou bizarre dans la végétation, à cinq mètres environs du corps. Delétang s’approcha. La terre avait été fraîchement remuée, comme si l’on avait enterré quelque chose. Le policier gratta un peu et exhuma, en dessous d’une pièce de bois carrée, trois gros draps de toile d’une cinquantaine de centimètres, roulés à la manière d’un tapis et tenus serrés par un lacet de cuir.

Delétang prit un de ces rouleaux, défit le nœud et déroula le drap. Celui-ci contenait en son centre trois petites poupées faites en cuir, d’une hauteur avoisinant les trente centimètres. À en croire les baguettes qui permettait de l’animer, c’était des marionnettes. Les deux autres rouleaux contenaient également trois poupées. Cela faisait neuf poupées en tout, chacune habillée différemment : il y avait là un musicien, un rabbin, une femme juive reconnaissable à son hénin pointu et conique, un nain bossu, un imam, un soldat français coiffé d’un shako à pompon et trois autres personnages que Delétang ne put identifier.

Il remit les choses en place et ré-enterra sa trouvaille : Roche risquait d’arriver à tout moment. Ensuite, il revint près du cadavre. Il remarqua deux petites lignes bleues à la naissance des poignets mais résista à la tentation d’y toucher.

L’homme était chaussé d’énormes brodequins de facture grossière, à semelles cloutées, d’un pantalon et d’un veston taillés dans le même velours bleu délavé, en dessous était une chemise blanche sans col. Delétang fouilla dans les poches du veston. Dans l’une il trouva une pipe de terre cuite et une blague à tabac, les deux de facture très commune, et dans l’autre, il trouva une casquette de gros tissu et un mouchoir avec les initiales J.D.

« Il ne porte ni le costume mahonnais ni celui des Italiens, notre homme est français. Ce n’est pas un ouvrier car il ne porte pas de blouse. Mais pour ce qui est de la casquette, on dirait tout de même celle d’un parisien. Quant au mouchoir brodé, c’est étrange, ce n’est pas donné à tout le monde, ce n’est pas le mouchoir blanc à carreaux rouges habituel…  »

Sur ces entrefaites, Roche arriva accompagné de deux soldats et deux porteurs arabes. « Ah dit-il, vous êtes là, eh bien voyons un peu si nous pouvons identifier cet homme. Vous n’y avez pas touché, j’espère… » Delétang fit non de la tête et fit deux pas en arrière. Les soldats posèrent leurs fusils et retournèrent le cadavre.

« Il a bien été égorgé » constata Roche « saigné comme un goret. Et j’ai déjà vu cette tête quelque part… »

Comme d’habitude plus rapide que son supérieur, Delétang avait déjà reconnu la victime, dont il avait établi la fiche : il s’agissait de l’ancien chef des travaux du Grand Hôtel, un nommé Jules Dorion, mais qui se faisait appeler La Gouse.

La suite demain, dans un nouvel épisode.

Chapitre sept : L’étrange crime du faubourg Bab-Azoun (2/5)

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deuxième épisode

Il faut que l’ordre règne

« Et c’est à Bab-Azoun, donc ? dit Roche à Saint-Maur
-C’est toujours à Bab-Azoun ! Toujours ! Ce repaire de criminels, cette fange abjecte ! Ah, si je le pouvais, je leur ferai subir le sort des Sbéhas, à cette maudite canaille ! Je te chaufferai tout ça, tiens, on en serait débarrassé une bonne fois pour toutes, et la colonie s’en porterait mieux ! Vous vous rendez compte, Roche, on en serait débarrassé !
– Je suis bien d’accord avec vous, Monsieur le Procureur général. De surcroît, il faut tenir compte du fait que c’est un nid de révolutionnaires, avec tous ces ouvriers enivrés, du matin au soir ! Sans parler des catins qui propagent des maladies vénériennes, nos braves soldats en souffrent…»

Théophraste Bretesche de Saint-Maur se calma brutalement. Il posa sa plume dans l’encrier et se leva de son siège. L’homme faisait maintenant les cent pas dans la pièce, les mains derrière le dos, passant et repassant devant la petite fenêtre qui donnait sur la place d’armes.

« Bon, écoutez Roche, dit-il sur un ton beaucoup plus calme, on a retrouvé l’individu à l’aube. C’est un Arabe qui l’a trouvé. Je ne sais pas ce qu’il faisait là mais il est passé avec son âne et il l’a trouvé, voilà. Et c’est un européen, aucun doute là-dessus, les premières informations sont formelles… Et il aurait été égorgé… C’est comment dire, gênant. Vous comprenez, Roche, c’est le troisième mort en un mois. On croirait une épidémie. Bon, tant que les Arabes s’entre-tuent entre eux dans la Casbah, ce n’est pas notre affaire mais là, c’est le troisième européen. D’abord cette rixe idiote au café du Perroquet, ensuite, ensuite…
– L’étranglé de la Marine, monsieur le Procureur-géné…
– C’est ça, l’étranglé de la Marine, coupa sèchement Saint-Maur, et maintenant celui-ci. Cela fait trois. Vous vous rendez compte ? Au moment précis où l’on me commande un rapport sur la criminalité ! Mais que va-t-on penser à Paris ? Ah, c’est un monde, c’est à croire que tout se ligue ! Écoutez Roche, on parle de créer un département, vous entendez, un département ? Comme en France. Alors ce n’est pas le moment d’attirer l’attention. Vous m’avez compris ? Vous tenez votre langue ! Je fais mon affaire des journalistes et vous, je compte sur vous pour me régler cette affaire au plus vite. Je veux le coupable endéans les vingt-quatre heures, il faut que l’ordre règne !
– Oui monsieur le Procureur-général. Je ferai tout mon possible pour élucider cette affaire dans les plus brefs délais. Il y a des témoins ?
– Je vous dis que c’est un muletier arabe qui l’a trouvé. Alors, comme chaque fois avec les Arabes, il n’y a pas de témoin, rien ! Évidemment, chaque fois qu’il y a moyen de se débiner, les Arabes sont là ! C’est déjà un miracle que le type nous ait informé.
– Et il est où, cet Arabe ?
– Aux fers. On l’a coffré en l’attente d’interrogatoire. Il est est dans les bâtiments de la porte Bab-Azoun.

La suite demain, dans un nouvel épisode.

Chapitre sept : L’étrange crime du faubourg Bab-Azoun (1/5)

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Premier épisode

Du triangle au rectangle

Pour se figurer Alger telle qu’elle était au temps de la conquête, il faut dessiner un triangle dont la pointe au-dessus semble fichée dans une masse rocheuse s’avançant dans la mer – ce triangle, c’est la Casbah, conglomérat de petites maisons blanches et carrées, hérissé de minarets. Une forte déclivité oblige la ville à se former en amphithéâtre sur les pentes, surplombées par la citadelle de Barberousse. C’est une cité repliée sur elle-même, grouillante de vie, dont chaque maison supporte sa voisine et où il est paraît-il possible de descendre de la citadelle à la mer en empruntant les terrasses qui sont posées sur les toits. Les rues y sont tellement étroites que deux ânes ne s’y tiennent pas côte à côte. La population avoisine les 30.000 personnes, parmi lesquels il n’y a que très peu d’européens.

Mais à l’époque où cette histoire nous ramène, Alger avait déjà beaucoup changé. La ville, bien gardée dans ses remparts ottomans et repliée sur elle-même, avait été éventrée : trois grandes zébrures successives, parallèles au front de mer, avaient donné à la basse Casbah un air européen. La plus grande de ces zébrures formait les rues Bab-Azoun et Bab-el-Oued, qui se rejoignaient sur la place d’Armes et qui permettaient d’aller en voiture d’un côté à l’autre de l’ancienne enceinte ; la seconde était la rue de Chartres ; enfin, la troisième, parfaitement rectiligne, était la rue de la Lyre. Ces percements avaient sonné le glas des activités artisanales qui y prospéraient autrefois : les Européens s’y étaient installés, avec leurs immeubles à arcades et galeries, leurs cafés, leurs magasins et leurs entrepôts. Les indigènes, du moins ceux qui étaient restés dans la ville après la conquête, n’étaient pas les bienvenus dans les nouvelles rues, on ne les tolérait que dans la haute Casbah, où on ne leur concédait que l’obligation d’entretenir leurs bicoques. Plus d’une s’étaient écroulées, l’air y était vicié – bref, c’était un chancre dont on s’occupait peu ; on n’y allait que pour s’encanailler. Quant à la population indigène, elle ne dépassait plus les 10.000 habitants, soit moins du quart de la population totale, maintenant majoritairement européenne

La vraie ville nouvelle s’étendait à l’est de l’ancien rempart, dans le quartier d’Isly et à l’ouest, dans l’ancien faubourg de Bab-el-Oued. Ces nouveaux quartiers étaient protégés par une nouvelle enceinte, construite dès 1840 ; c’est là que les immigrants se logeaient préférentiellement. Les immeubles y poussaient comme des champignons, provoquant la ruine des uns et la richesse des autres dans un bouillonnement permanent.

De sorte que la nouvelle ville était maintenant si vaste qu’elle avait vu sa superficie passer du simple au double et que, de la forme d’un triangle, Alger présentait maintenant celle d’un rectangle, dont le grand côté eût été les installations du port. Le port et le quartier de la Marine étaient le poumon économique de la ville, avec ses industries et ses entrepôts, la place d’Armes le point social de convergence, les nouveaux quartiers les espaces résidentiels. À rester dans ces espaces, on pouvait très facilement se convaincre qu’Alger était une ville européenne, sorte de pendant de Marseille pour la beauté du lieu et la variété des cultures qui s’y retrouvaient.

Cette variété était le cauchemar des hommes chargés de faire respecter la loi, tant la fourmilière était immense. L’inspecteur Roche, qui voyait de la canaille rouge partout, se laissait parfois aller au découragement. « Encore un, dit-il, c’est le troisième du mois », lorsque Philibert Delétang lui annonça que le cadavre d’un homme assassiné avait été trouvé à proximité des anciens remparts ottomans, dans une zone dévolue aux activités de maraîchage et à l’exercice de la prostitution.

« Il y a un planton qui est venu vous chercher, monsieur l’Inspecteur, le proc’ vous réclame.
– Entendu, j’y vais. Je vous rejoins là-bas. Vous ne touchez à rien, Delétang, vous m’entendez ? à rien. Et vous m’épargnerez cette fois-ci vos théories scientifiques, je suis fatigué !
-Ce sera comme vous voulez, monsieur l’inspecteur. En vous remerciant de la confiance que vous m’accordez, monsieur l’inspecteur !
-Et arrêtez d’essayer de lire mes dossiers, pour l’amour de Dieu ! »

Un éclair de haine passa dans les yeux de Delétang. Vieille carne, va !

La suite demain, dans un nouvel épisode.

Chapitre sept : L’étrange crime du faubourg Bab-Azoun (0/5)

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De Philibert Delétang au docteur Gabriel Tourdes, professeur, Faculté de médecine de l’Université de Strasbourg.

Alger, le 23 mars 1845,

Cher maître,

Permettez-moi tout d’abord de m’enquérir de votre santé laquelle est – je l’espère – aussi bonne que la mienne. Je suis arrivé à Alger il y a maintenant presque un mois. C’est une ville magnifique autant qu’un chantier permanent. L’homme épris de nouveauté y trouve un terrain à sa mesure et je sais que j’y trouverai ma place.

Sitôt arrivé, j’ai été placé sous les ordres de l’inspecteur Roche. C’est un policier de l’ancien siècle, plus préoccupé du maintien de l’ordre public que de la résolution des affaires criminelles. J’en fus d’abord dépité avant de me dire que c’était sans doute là l’occasion de l’initier aux pratiques nouvelles. Ah, cher maître, je sais ce que ma décision a provoqué de désillusion dans votre chef mais je ne vous serai jamais assez reconnaissant d’avoir surmonté ce dépit et de m’avoir fait profiter de vos relations à la préfecture ! Je garderai de vos leçons un souvenir ébloui, tant votre éloquence et le souci de précision qui vous caractérisent produisait un effet prodigieux sur le jeune étudiant que j’étais mais je suis bien certain que je n’avais pas les qualités du bon Esculape et que ma meilleure place est celle que j’occupe à présent à la traque du crime.

Alger est une ville fascinante, où toutes les races se rencontrent, chacune apportant à l’ensemble les caractères qui lui sont propres. Le Français débrouillard, le fier et ombrageux Espagnol, l’Allemand porté sur la bouteille, l’Italien roublard, le Juif fourbe et obséquieux, toujours enclin à la combine, l’Arabe paresseux, le Nègre frugal et gai, l’Anglais convaincu de sa supériorité, tous se rencontrent ici et forment le microcosme le plus hétéroclite qui soit. Faut-il vous préciser que le crime prospère sur ce terreau fertile et que j’ai trouvé ici le terrain idéal pour mes recherches sur la pathologie criminelle ?

Las, je dois me résoudre à la patience et me consacrer à des tâches fastidieuses, puisqu’on m’a confié le soin de vérifier la qualité et la quantité des marchandises arrivant au port, comme un vulgaire douanier ; mais je ne désespère pas et je m’astreins à une discipline de tous les instants afin de me préparer à saisir l’occasion qui se présentera un jour ou l’autre (j’ai déjà rédigé une centaine de fiches !)

À l’opposé de mon supérieur Roche qui habite dans les nouveaux quartiers, j’ai donc pensé plus opportun de loger à la limite de la partie arabe de la ville, que l’on nomme la Casbah. C’est un dédale de ruelles obscures et puantes, où chaque coin d’ombre peut voir luire le couteau du dégénéré. Il règne ici une misère à peine croyable, dont personne ne semble vouloir sortir, nourrie par l’atavisme et la fatalité. Dès que j’en ai l’occasion, j’en arpente les ruelles et je m’imprègne de cette ambiance délétère. Je tente également de me familiariser avec les coutumes et l’idiome local, que l’on appelle le sabir, un curieux mélange de tous les vocables que l’on utilise dans les ports de Méditerranée.

Je vous en dirai plus dans une prochaine lettre. Dans l’attente, cher maître, celui qui restera à tout jamais votre disciple dévoué vous salue,

Philibert Delétang, inspecteur en second

Chapitre six : Conquis par sa conquête (5/5)

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Cinquième épisode

Le grand seigneur

L’affaire des enfumades fit grand bruit dans les pays civilisés. Les Anglais s’indignèrent (ce qui ne les empêcha pas, quelques temps plus tard, de faire subir un sort non moins cruel aux cipayes révoltés), la moitié du pays cria au scandale, le fils du maréchal Ney pérora à la tribune. Penaud, le Maréchal Soult se fendit d’une remontrance officielle à son subordonné. Pourquoi ne s’était-il pas contenté de faire bloquer les issues ? À force, la tribu se serait rendue. « Nous compterions une tribu soumise de plus, une tribu anéantie de moins » (on notera que ce dernier mot sous-entend que cela n’était pas la seule…). Bref, on fut un peu embêté et ce fut tout, Pelissier fut nommé général de brigade et trouva toutes les raisons de justifier les atrocités – heureusement d’ailleurs, car elles n’étaient pas terminées.

Mais pour Lantrac, c’en était bel et bien fini. Ce n’était pas qu’il éprouvait des remords mais faire ça à de si beaux guerriers, cela lui avait fait de la peine. C’étaient des méthodes de chasseur, pas de soldat – lui, comme les Arabes, c’était un soldat.

Lantrac prit son commandement à Médéa quelques mois plus tard. Médéa était une charmante cité aux portes de la plaine de la Médéa, qu’elle surplombait. Ses coteaux étaient couverts d’orangers, d’amandiers et de cyprès. À la différence d’Alger et d’Oran, les maisons brunes avaient le toit incliné, couvert de tuiles, cela donnait à la cité un air ottoman qui flattait ses goûts orientaux.

Le plus souvent, Lantrac était à cheval au milieu de sa garde indigène, Chemsedinne l’accompagnait partout. « Plus tard, il t’incombera de me remplacer, comme un fils succède à son père » disait-il. Chemsedinne acquiesçait de la tête  – pas un son n’était sorti de la bouche du jeune homme depuis l’affaire de la grotte.

Moitié spahi, moitié officier français, Lantrac affectait des manières orientales, buvait le thé brûlant dans des verres à facettes, fumait la chicha, dormait sur un sofa. Infatigable et tout puissant, il parcourait au grand galop les étendues de sa circonscription en une sorte de fantasia permanente. Les gens le regardaient arriver avec une crainte déférente – « enfin, le temps des combats était tout de même fini ! » Il acceptait la prodigieuse hospitalité algérienne et prenait dès qu’il le pouvait la défense de ses administrés contre la rapacité des colons français. Ceux-là, il ne pouvait les souffrir, ils n’étaient pas de ce pays. Il veillait à la construction des routes, des dispensaires, des écoles, rendait la justice avec un air affecté, demandant toujours leur avis à ses compagnons indigènes.

Enfin, quand il en avait fini de ses cavalcades, de ses invitations à honorer et de ses spectacles à présider, Lantrac allait rendre ses compte au grand quartier général à Alger. Ensuite, il prenait quelques jours de congé, qu’il passait dans la villa qu’il avait acquise grâce à son ami Benjamin Zafrani. C’était également chez ce dernier que se trouvait Zoraïna. Cet homme avait promis de veiller du mieux qu’il le pouvait à la jeune fille. Il s’agissait de lui apprendre le français et lui donner un peu d’éducation, qu’elle puisse plus tard épouser un bon parti. Mais pas plus que Chemsedinne, Zoraïna ne répondait à ses gentillesses. « Vous êtes issus d’une race fière, tu es une bonne petite ». Elle portait un voile qui lui couvrait les cheveux, il le lui avait offert. C’était un foulard de soie précieuse, avec des perles et des fils d’or. « C’est parce que c’est comme si tu étais ma fille, disait-il, je dois t’aimer et te protéger ».

Singulier personnage à la vérité, qui n’aimait somme toute que ses victimes.

La suite lundi, dans un nouvel épisode.

Chapitre six : Conquis par sa conquête (4/5)

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quatrième épisode

Zoraïna et Chemsedinne

Johannot Tony (1803-1852). Paris, musée de l’Armée. 16226; Fd 636; 620 DEP.

Les troupes chargées de mettre au pas la tribu indocile se mirent au milieu du mois de mai 1845, en direction de Mostaganem, sous la conduite du lieutenant-colonel Pélissier, qui n’avait d’aimable que le prénom. Une photo de 1855 de Pélissier-le-Sinistre nous dévoile le sabreur affalé sur un siège pliant : des cheveux blancs comme la neige, un visage massif d’hercule de foire, une moustache à la Foch, un regard louche, un corps trapu, de petites mains comme des pinces, l’une tenant la cravache, l’autre le bicorne à crête blanche, il arbore fièrement les décorations – la plus belle de ses breloques ? il va l’obtenir après l’affaire qui nous occupe ici.

Qu’on ne compte pas sur Pélissier pour se creuser les méninges, il a le caractère de son apparence, petit bouledogue qui bouscule tout ce qui se met en travers de son chemin, et gare ! Les gars en face ne sont pas des tendres ? Lui non plus. Le bas du front est un type sans aucun scrupule mais il sait lire… Le père Bugeaud a rédigé un billet dur à ses subordonnées : « si ces gredins se retirent dans leurs cavernes, imitez Cavaignac aux Sbéhas ! Enfumez-les à outrance comme des renards ». Bonne idée, tiens, cela va nous éviter d’avoir à réfléchir. On arrive près d’une grotte, dans le massif montagneux du Darha. Les berbères y sont dans une caverne, planqués comme des frelons dans leur nid. Des frelons ? Pas que : c’est tout une tribu qui s’est réfugié là, des hommes, bien sûr, mais aussi des femmes et des enfants, et tout le bétail ; ça ne veut pas se rendre, comme de bien entendu.

Alors on fait venir des fagots, des bûches, de la paille, des broussailles, tout ce qui brûle et fait de la fumée. C’est Mussé de Lantrac qui s’occupe de l’opération, qui prend quelques heures. Au soir, on allume le tout.

Et durant toute la nuée, comme une horde de démons dans un tableau de Jérôme Bosch, les petits soldats noirs sur fond rouge s’affairent à entretenir le brasier. C’est une tâche pénible car il fait une chaleur de fournaise et puis, à peine couverts par les crépitements du brasier, on entend des bruits bizarres, des hurlements, des gémissements, des grondements d’animaux affolés dans la caverne. Chacun jette vite son fagot et s’esbigne, certains un peu honteux, d’autres très content de jouer un bon tour aux arbicos.

Au matin, il n’y a plus qu’à entrer dans la grotte. Lantrac demande cet honneur et l’obtient. Il dit à ses hommes de garder les yeux bien ouverts, rapport à la fumée qui pique et qui fait plisser les paupières. Le cœur serré, la main crispée sur le yatagan, il avance au milieu de ses hommes. Mais les précautions ne sont pas nécessaires : ceux qui ne sont pas morts ne valent guère mieux et ne sont plus en état de combattre. La fumée pique les yeux, c’est pour ça qu’on pleure, on met des mouchoirs devant le nez, on avance. Puis on revient à l’entrée prendre une bouffée d’oxygène, on attend. Rien ne bouge, on y retourne. Sous un tas de cadavres, on retrouve deux enfants qui respirent encore faiblement.

Pris de pitié, Lantrac les fait évacuer au plus vite. Il donne l’ordre de les soigner et de les installer dans sa tente. Puis, plus loin, c’est encore deux femmes et un homme qui n’ont pas encore tout à fait cessé de vivre. « Vous avez de la chance, leur dit-il sans rire en les évacuant. Ouais, bon, on peut dire ça comme ça dans le feu de l’action : plus de famille, plus de bétail, plus d’avenir, on peut parler d’une sacrée chance.

Mais oui la chance existe ! La preuve : Lantrac décide de prendre sous son aile les deux enfants rescapés. Ils ne disent rien, ils le regardent, terrorisés. Ils ne parlent pas français, bien sûr, et ne savent pas donner leurs prénoms. « Toi, dit Lantrac à la petite fille, tu t’appelleras Zoraïna, et toi, au petit garçon, ce sera Chemsedinne. »

La suite demain, dans un nouvel épisode.

Chapitre six : Conquis par sa conquête (3/5)

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Troisième épisode

Pour un siège au bureau arabe

Depuis son arrivée sur la terre d’Afrique, l’armée française n’avait cessé de bricoler des solutions pour pallier le manque de troupes. Dans le domaine, elle avait fait preuve d’une grande créativité : intégration des anciennes troupes du dey dans le corps des zouaves et des tirailleurs algériens, fondation de la légion étrangère, enfin création d’une garde nationale composée des citoyens français d’Alger, de Bône et d’Oran. Généralement bien commandées et rapidement animées d’un bel esprit de corps, ces unités formaient maintenant l’armée d’Afrique et étaient parfaitement à même de faire face à des forces ennemies organisées, la débandade d’Abdel-Kader en était l’éclatante preuve.

Cependant, disposer d’une armée aguerrie ne suffisait plus… Bien sûr, rien ne pouvait résister aux colonnes françaises mais le problème de l’occupation en profondeur restait épineux. Sitôt que les Français quittaient une position pour une autre, les colons, les marchands et les tribus alliées étaient livrés à eux-même. L’insurrection était comme un feu de tourbe. Un odeur acre régnait partout, seules quelques fumerolles étaient visibles mais on sentait bien que le sol était brûlant et, puisque le pays était plongé dans les ténèbres de la guerre, on voyait apparaître des feus follets un peu partout dans la nuit obscure. Hanté par les embuscades, le commandement envoyait bien vite un détachement, mais c’était vouloir écraser une mouche avec le tir d’une batterie entière : cela coûtait fort cher et on arrivait le plus souvent trop tard, pour constater les dégâts et la disparition de l’ennemi.

C’est à l’initiative de Lamoricière que revient la création des bureaux arabes. Idée géniale, puisque la création des dits bureaux permettaient dans un premier temps de collecter des renseignements et de faire rentrer les contributions forcées ; dans un second temps de rendre la justice et de forcer les nomades à se sédentariser, par la persuasion ou le cantonnement obligatoire ; le tout permettant d’assurer la permanence de la tutelle française dans les zones conquises. Le principe était simple : dans chaque circonscription soumise à l’autorité de l’armée, soit la totalité du territoire à l’exception des trois grandes villes, Alger, Oran et Bône, un militaire chef de bureau exerçait son autorité toute puissante, entouré d’interprètes, de secrétaires, d’un médecin et d’une garde personnelle de spahis, de fiers cavaliers indigènes.

En parallèle, l’armée conventionnelle pouvait se spécialiser en petites unités mobiles et le gros des troupes se consacrer à des tâches telles que la construction de routes, de dispensaires ou l’établissement de colonies agricoles.

Tout naturellement, puisqu’il parlait maintenant l’arabe et le berbère, qu’il louchait franchement vers une conversion à l’islam et qu’il était tout dévoué à la cause de la colonisation, Lantrac s’attendait à une nomination dans un de ces bureaux arabes. Il eut même l’audace de réclamer celui de Médéa, belle cité aux portes de la Mitidja ; on lui promit tout ce qu’il désirait mais avant, il lui restait une mission délicate à accomplir. On cherchait des hommes sûrs pour accompagner Pélissier dans le châtiment qu’on prévoyait d’infliger aux Ouled-Riah ; l’opération devait servir d’exemple à tous ceux qui doutaient encore que le temps de l’insurrection était définitivement passé. Il fallait montrer aux barbares de quel bois on se chauffait.

La suite demain, dans un nouvel épisode.

Chapitre six : Conquis par sa conquête (2/5)

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Deuxième épisode

Sous le ciel étoilé d’Afrique

Lantrac a tort de s’inquiéter de son sort. La chance veille sur lui et il est versé dans le corps des zouaves, avec un avancement en grade : le voilà maintenant chef de bataillon.

On lui présente ses zouaves : c’est un assemblage hétéroclite d’anciens soldats de la Régence, de membres de la communauté juive d’Alger et de ce que la France a produit de plus douteux en termes militaires, des tièdes patriotes attirés dans la Régence par l’appât du gain et qui n’ont pu trouver d’autre moyen de survivre que de s’engager dans l’armée ; Lantrac se demande bien ce qu’il peut demander à un tel ramassis de bras cassés, qui ne vaut guère mieux que la légion étrangère.

Il ne tarde pas à le découvrir, car ses hommes servent à tous les coups de main. Au début, il est vrai qu’on se cantonne à des missions sans gloire mais, petit à petit, on s’aventure hors les murailles et, façon gangrène, on s’étend dans l’arrière-pays. C’est une contrée montagneuse envoûtante par sa rudesse, où l’ombre est précieuse et dont les rares arbres ne vont pas sans lui rappeler les formes tourmentées de ses pommiers ardennais, chétifs et tortueux. Mussé de Lantrac les décrit à son frère resté à Pourru-au-Bois, avec lequel il entretient le seul lien qui l’attache encore au pays.

C’est qu’il écrit, le fringant militaire. Il noircit des pages et des pages d’une écriture fine et serrée, délicatement ornée de déliés qui ressemblent à des arabesques. Pour tromper son ennui et se rendre compte sans doute, au fil des pages de sa correspondance, qu’il tombe sous le charme de ce pays à la fois austère et envoûtant, aux crépuscules brefs et aux forts parfums, où la violence règne en maître. Biberonné au lait de l’honneur et du respect à la parole donnée, Lantrac apprécie de plus en plus la compagnie de ses soldats musulmans, qui semblent ne faire qu’un avec le ciel étoilé des montagnes d’Algérie. Il abandonne le confort (tout relatif) de sa tente réglementaire, couche dans un gourbi et, par coquetterie autant que par goût de la nouveauté, troque le sabre droit pour un yatagan courbé pris à un cavalier ennemi. À la fin de l’année 1839, il participe avec ses hommes à la provocation des Portes de Fer. L’armée, s’appuyant sur des complicités locales, trahit ses engagements et franchit la frontière. L’émir Abdel-Kader n’a d’autre choix que de reprendre la guerre. Il a eu le temps de moderniser son armée et de semer les graines d’un état moderne sur le territoire qu’il contrôle, mais face à la force française, il ne peut faire que bonne figure – surtout que l’ennemi ne fait pas de quartiers. On passe sur le déroulé des opérations, pourtant entamées par un soulèvement général et quelques succès tactiques, pour constater l’échec de l’émir, dont la smalah – qui n’est rien de moins que sa capitale itinérante – est prise au terme d’une reconnaissance heureuse à laquelle Lantrac prend une glorieuse part, le 16 mai 1843.

Apprenant que l’armée renonce à la mixité en cours dans le corps des zouaves, il demande le commandement d’une unité de tirailleurs algériens, que l’on n’appelle pas encore turcos. Cela lui est refusé et Lantrac est appelé à Alger en mai 1844. Une mission l’y attend, mais il ne sait pas laquelle.

La suite demain, dans un nouvel épisode.

Chapitre six : Conquis par sa conquête (1/5)

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Premier épisode

Une escarmouche coûteuse

C’est au hasard de deux tempêtes qu’Alphonse Mussé de Lantrac devait son premier contact avec Alger. À Toulon, le jeune lieutenant avait embarqué à la tête de sa compagnie sur la Diane, transport de troupes qui devait le conduire à Bône.

Grand, d’une vigueur peu commune, d’un courage exemplaire, courant la gueuse et le coup de main, Mussé de Lantrac incarnait à merveille ce qu’on attendait d’un officier français de cette époque, en ce compris sabrer tout ce qu’on lui commandait sans aucun état d’âme. Guerrier impavide, c’était un homme qui allait de l’avant, aussi n’avait-il confié à personne qu’il avait une peur panique de l’eau.

Il monta sur le pont à la tête de ses hommes, le pas assuré. Les pioupious à sa suite n’avaient pas sa pudeur et transpiraient blêmes sous le shako. Ils n’en revenaient pas de la nécessité de poser le pied sur un plancher mouvant. Puant la sueur et l’oignon cru, c’étaient des provinciaux des Ardennes et de la Meuse, qui parlaient patois entre eux et ne connaissaient de la mer que la promesse que les claires rivières en faisaient, là-haut, au pays des eaux courantes.

La petite flottille dont la Diane faisait partie avait été rapidement éparpillée par un premier coup de grain, essuyé au large de l’archipel des Sanguinaires. Rendu au lieu de rendez-vous, le capitaine du navire attendit durant deux jours le restant de la flotte mais celle-ci ne l’avait visiblement pas attendu : la Diane était seule.

Ce n’était rien de grave sinon que le bateau plein comme un œuf ne pourrait compter que sur ses propres ressources pour le restant de la traversée. Le capitaine de la Diane décida en conséquence de mettre le cap sur Port-Mahon. Lantrac, s’étant rendu compte de la manœuvre s’en inquiéta. Le capitaine eut beau lui expliquer que le bateau allait contraire aux vents dominants et qu’il était sage de s’aller ravitailler à Port-Mahon, Lantrac s’en offusqua. Cette initiative était contradictoire aux ordres reçus ! Pauvre capitaine, maître à bord certes, mais proposer la prudence à Lantrac, c’était faire aveu de couardise ! Mal à l’eau, le bouillant lieutenant brûlait d’apercevoir les côtes africaines et lui fit savoir qu’il voulait conserver la trajectoire initiale. Après quelques tergiversations, le capitaine céda et remit le cap sur l’Afrique.

Le vingt-deux juillet 1837, après dix jours de traversée (soit quatre jours de retard sur la marche prévue), on aperçut enfin les côtes de l’Afrique. Il était temps car la mer semblait se gâter et que les vivres commençaient à manquer. Impatient, Lantrac faisait les cent pas sur le pont.

La tempête leur tomba dessus comme la misère sur le monde et poussa le vieux navire vers le cap Matifoux, où il manqua d’être disloqué sur la côte et perdit son gouvernail. Désemparée, la Diane avait perdu toute manœuvrabilité.

S’ensuivirent quinze jours terribles, quinze jours de misère, de faim, de maladie et de mort, avant d’apercevoir enfin le beau triangle blanc que faisait la ville d’Alger dans son écrin de collines vertes. La diarrhée régnant à bord, on ne put débarquer tout de suite – quatre hommes périrent encore dans l’intervalle, ce qui porta le nombre des pertes de la compagnie à vingt-deux hommes sur un nombre initial de cent quarante-deux. « Cette escarmouche est coûteuse » pensait le lieutenant.

Il n’était cependant pas à bout de son sinistre décompte car ce qui restait de la compagnie ne quitta le pont du navire que pour se voir intimé l’ordre de se rendre à l’hôpital militaire, d’où cent et trois soldats ne ressortirent jamais. C’est ainsi que la compagnie fut anéantie et que Lantrac se retrouva sans commandement.

La suite demain, dans un nouvel épisode.

Chapitre six : Conquis par sa conquête (0/5)

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Courrier confidentiel

Sublime Porte
Ministères des Affaires Étrangères

Le 13 8bre 1846

Monsieur le Permanent,

J’ai l’honneur de porter à votre connaissance que sa Majesté Impériale le Sultan vous recommande de recueillir et de lui faire parvenir tous les renseignements nécessaires au juste entendement des réalités actuelles concernant la nécessité de fournir des grains dans les territoires de l’ancienne Régence.

Quant à votre correspondance, je la lirai toujours avec le plus grand intérêt et le plus vif plaisir. Le placet relatif aux opérations militaires a été transmis au Grand Maréchal du palais pour être mis sous les yeux de sa Majesté Impériale le Sultan.

Agréez, Monsieur le Permanent, l’assurance de ma considération distinguée.

Chapitre cinq : D’un maître l’autre (5/5)

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Cinquième épisode

Ville vieille, lieu de mémoire

Dès le petit matin des funérailles de son père, le cortège funèbre s’était mit en route sous une chaleur accablante, en direction du cimetière du Midrach, qui servait de lieu d’inhumation aux juifs algérois depuis le 13ème siècle. C’était le signe d’un grand honneur, car peu de gens avaient encore le privilège de s’y faire enterrer, vu qu’il était déjà plein à déborder.

Benjamin Zafrani gardait peu de souvenirs de ce jour de 1842, qu’il avait traversé comme on se réveille d’un cauchemar, plein de réminiscences confuses, d’amertume inexplicable, de pressentiment vaseux. Il lui fallut des mois pour trouver le courage de se rendre à nouveau au cimetière ; perdu dans ses souvenirs, il ne faisait alors attention à rien d’autre qu’au but de son expédition, si bien qu’il n’apprit la démolition programmée du vieux cimetière, en raison de l’agrandissement du système des remparts, qu’en constatant que les travaux étaient déjà en cours. Ses contacts dans la communauté européenne s’étonnèrent de son imprévoyance mais l’aidèrent à transférer les tombes familiales dans le cimetière du Midrach, situé un peu plus à l’est.

Hélas pour le digne repos des défunts, le faubourg de Bab-el-Oued grossissait à vue d’œil, ce qui justifia la construction d’une nouvelle route, qui passait précisément en son centre, là où se trouvait les tombes déménagées. De nouveau, Benjamin Zafrani apprit la chose sur le tard mais il ne put cette fois-ci intervenir à temps : les tombes éventrées furent vidées de leurs occupants, ceux-ci dispersés aux quatre vents, les parcelles rendues à la spéculation immobilière. Chose horrible mais fréquente en ces temps de progrès de la chimie, les ossements furent vendus par des entremetteurs pour être réduits en poudre et servir à la fabrication d’engrais. Zafrani conçut un vif dépit de cette double profanation ; il s’entendit dire que ces morts-là avaient connu le sort de bien d’autres – et c’était vrai car depuis l’arrivée des français, un grand nombre de sépultures mahométanes avaient connu le même sort. Quoi qu’il en soit, Zafrani en fut réduit à édifier un cénotaphe dans le nouveau cimetière Saint-Eugène.

Zafrani ne mentionna plus jamais ces cruels incidents mais à partir de ce jour, son attachement à sa ville devint viscéral, comme s’il voyait en chacune des anciennes constructions la marque du souvenir de ses ancêtres. Il abandonna la partie de ses activités immobilières qui tenait à la spéculation et déménagea dans le sens inverse de son premier mouvement. Il fit l’acquisition d’une petite maison en plein centre de la Casbah, en plein milieu du quartier arabe. C’était une construction presque aveugle, organisée autour d’un puits planté au milieu d’un patio de marbre ; la lumière y descendait à la verticale mais la chaleur restait supportable.

Zafrani devint le plus zélé défenseur de l’architecture mauresque et fit valoir ses relations haut placées pour éviter la destruction des rares joyaux qui avaient échappé au saccage. Heureusement pour Alger, il se trouvait de plus en plus de Français pour partager son goût et s’effarer du saccage : le temps des démolitions aveugles était passé.

La suite lundi, dans un nouvel épisode.

Chapitre cinq : D’un maître l’autre (4/5)

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Quatrième épisode

En son nouvel appartement

La brusque disparition de son père avait bouleversé l’existence de Benjamin, n’était son chagrin immense. Tous ses projets d’avenir furent réduits à néant. Il n’était plus question de voyager, encore moins de poursuivre des études de droit en France. Il resta à Alger pour s’occuper des affaires familiales, en premier lieu le négoce des grains, en second l’immobilier, qui fut bientôt son activité principale.

Son père, profitant de l’accès à la propriété (interdit aux juifs sous la Régence) avait en guise de revanche acquis toute une série d’immeubles dans la ville et, hors des nouveaux remparts, de belles villas mauresques sur les hauteurs. Il n’en avait rien fait, louant ses biens à des prix dérisoires – parfois même aux anciens propriétaires. Benjamin fit avantageusement fructifier ce capital, en s’associant avec des hommes d’affaires de la métropole. Si ceux-ci étaient peu scrupuleux sur l’origine des actes de propriété fournis, ils affectaient d’être soucieux de légalité. S’ensuit une période bénie pour les notaires et les entremetteurs, dont Zafrani était un des plus efficaces : en une dizaine d’années, la plupart des immeubles de la ville passèrent dans les mains des Européens ou de leurs affidés. Malin et discret, Zafrani ramassait les miettes du pillage, acquérant pour une bouchée de pain certains immeubles en déshérence. Il fut bientôt le plus riche de sa communauté.

En 1845, gage de sa richesse et de son prestige, Benjamin Zafrani acquit un lot d’appartements situés dans la rue Bab-Azoun. Ceux-ci était partie d’une nouvelle construction, un édifice atteignant trois étages, dont le rez était composé d’élégantes arcades et dédié au commerce. Zafrani et sa femme Myriam résidaient au deuxième étage. Son appartement privé se composait d’un salle à manger, d’un salon et d’une chambre, disposés en enfilade et meublés à l’européenne ; la cuisine et le cabinet d’aisances étaient séparés du reste et on y accédait par le couloir donnant directement sur l’escalier ; ces deux dernières pièces étaient éclairées par des ouvertures pratiquées dans la façade intérieure, car le bloc d’immeubles avait pour ainsi dire avalé une petite ruelle existante, qui reliait la rue Bab Azoun et la rue de Chartres, sa parallèle. Cette petit ruelle, couverte d’une verrière, servait de galerie commerçante et abritait une librairie, deux cafés, un marchand de tabac et des magasins qui changeaient fréquemment de destination en même temps que de propriétaires ; il y passait du monde en permanence.

Cependant, si les changements architecturaux étaient plus de façade que d’inspiration résolument européenne (car les constructeurs avaient été bien obligés de tenir compte des réalités urbanistiques locales), ils induisirent une modification profonde des usages de ses habitants, à laquelle Benjamin Zafrani ne se faisait pas. En effet, c’en était fini de tenir porte ouverte et d’accueillir chez soi la vie sociale : désormais celle-ci se faisait à la mode provençale ou italienne, soit dans la rue, à la vue de tous, à l’occasion de promenades qui menaient vers la place royale. De plus, malgré le prestige de son appartement, Zafrani devait concéder qu’il y faisait plus chaud et étouffant que dans son ancienne demeure, bien plus subtilement construite.

La suite demain, dans un nouvel épisode.

Chapitre cinq : D’un maître l’autre (3/5)

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Troisième épisode

Isaac et Benjamin

À la différence de beaucoup de leurs coreligionnaires, qui avaient fui depuis des centaines d’années les persécutions des souverains catholiques d’Espagne, la famille des Zafrani ne s’enorgueillissait d’aucune origine autre qu’algéroise.

Isaac, le père, était un marchand important de la place. Grand connaisseur de la Kabbale et juge respecté auprès du cadi, il passait au dehors pour l’incarnation de sa communauté. Or, à l’intérieur du cénacle familial, la réalité était toute autre car le notable, qui courbait officiellement le front devant son dieu et les maîtres mahométans, se révélait habité par le doute religieux et fulminait contre les humiliations et injustices imposées à sa communauté.

D’instinct, Binyamin avait compris la méfiance de son père. Il se souvenait que, petit, son père l’avait pris sur les genoux et lui avait parlé de la France, un pays où les hommes avaient renversé les tyrans et conquis la liberté de penser. Liberté était le premier mot français que son père lui avait appris ; un jour, lui avait-il dit, le monde entier serait submergé par cette vague de tolérance et d’intelligence.

Puis les Français étaient arrivés et Bynyamin avait vu son père déconfit, molesté par un soudard ivre. La brute avait déjà levé le fusil en sa direction lorsque un lieutenant s’était interposé pour lui sauver la vie. « Il suffit, soldat ! On ne touche pas à cette maison, sortez !» Durant toute la durée du pillage, la maison des Zafrani avait été la seule à échapper au saccage. « Je me suis trompé, avait dit le père, mais ce sont les nouveaux maîtres ».

Dès l’année suivante, à l’ouverture de la première école française, Bynyamin et sa sœur aînée Ricca y avaient été inscrits. Les progrès du gamin avaient été fulgurants et, en quelques mois, il maîtrisait si bien la langue que c’était à son tour de donner quelques leçons à son père ; désormais, il le suivrait partout et lui servirait d’interprète. « Mon fils Benjamin » disait le père en le désignant à ses interlocuteurs, sur un ton auquel l’adolescent ne se faisait pas. Mais qu’avait-il donc à lui reprocher, ce père exigeant, soucieux de l’avenir de ses enfants, qui ne pouvait que se vanter de sa réussite. « N’oublie jamais d’où tu viens, mon fils, lui disait-il, notre patrie s’appelle Alger. »

Et pourquoi le lui rappeler sans cesse ? Cette insistance le plongeait dans des interrogations profondes, même s’il ne pouvait en tirer aucune conclusion. Étonnante aussi était la nouvelle manie paternelle de ne plus parler qu’arabe ou berbère, de conspuer les destructions opérées dans la ville, de l’obliger à pratiquer la musique arabo-andalouse ou, plus étonnant encore, de s’opposer au début de romance entre sa sœur Ricca et un jeune pensionnaire français, au motif qu’il n’était pas question qu’elle épousât un goy (et c’était bien la première fois qu’il entendait son père utiliser ce terme car auparavant, pour désigner un non-juif, Isaac usait du mot français « gentil »).

En 1842, le décès inopiné d’Isaac Zafrani avait rendu toute mise au point impossible. Le fils avait respecté scrupuleusement les rites de funérailles mais, sur l’acte de décès établi par les autorités françaises, il avait comme de coutume signé Benjamin.

La suite demain, dans un nouvel épisode.

Chapitre cinq : D’un maître l’autre (2/5)

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Deuxième épisode

Le jeu de l’ennemi juré

Bynyamin était loin de se soucier de tout cela. Sa vie avait en réalité très peu changé, car les enfants s’adaptent naturellement à toute situation : la nouveauté leur est naturelle et la révolution permanente. Aussi, même si les nouveaux habits dont il était affublé formaient désormais le costume européen, il n’avait pas d’autre préoccupation que de parcourir la casbah en tous sens, au milieu d’une troupe d’enfants turbulents et hilares, qui connaissaient tous les recoins du labyrinthe par cœur.

Au matin, c’était l’heure de l’ouverture des sept portes et le premier appel à la prière qui réveillaient les enfants. Ils prenaient une petite collation et sortaient de leurs domiciles respectifs pour entamer une longue cavalcade qui les amèneraient, épuisés, jusqu’au bref crépuscule. Tout la journée, les enfants erraient de placettes en placettes, d’escaliers tronqués en impasses obscures, disputant aux chats et aux rats le contrôle du royaume secret. Ils glissaient de pantoufles en pantoufles, d’éclairs blancs aux recoins noirs, évitant les flaques de pisse, les monceaux d’ordures et de gravats, accordant à peine le même salut fugitif à qui les tançaient, les hélaient ou leur promettaient une remontrance parentale. Insaisissables, Ils étaient le vent d’est qui léchait les collines, la nuée de pigeons qui s’égaillait, la cavalcade des guerriers victorieux, le troupeau des djinns, enfin tout ce qui leur prenait la fantaisie d’incarner.

Le jeu préféré de Bynyamin tenait en peu de choses et s’appelait l’ennemi juré. Au début du jeu, les enfants montaient jusqu’à la limite supérieure de la casbah, non loin de la citadelle du dey (maintenant occupée par des soldats français). Là, chacun des participants passait un foulard à sa ceinture et on formait les équipes. On choisissait cinq radjel, les autre enfants étant versés dans les alsyd. On disait que le chef radjel était fait prisonnier des alsyd. La mission des alsyd était de parvenir à convoyer le chef radjel jusqu’à la place d’armes, où il serait exécuté. Les quatre autres radjel devaient s’y opposer et tenter de capturer le chef des alsyd, qui était toujours le plus jeune des participants. Chacun dans sa langue – français, arabe, berbère, italien et espagnol – faisait le serment solennel de ne pas trahir son équipe et de respecter les règles du jeu, très simples : si un alsyd se voyait arracher son foulard, il serait mossafer, ce qui signifiait qu’il devenait à son tour radjel ; à l’inverse, si un radjel était capturé, il serait asir, promis lui aussi à l’exécution. Pour l’attaque et la défense, on ne ne pourrait utiliser aucune pierre ou bâton mais pour le reste, tous les coups seraient permis.

On laissait quelques instants aux quatre radgel pour prendre la fuite et organiser les embuscades. Le cortège des alsyd se mettait alors en route, aux aguets : à tout moment, l’escorte et son prisonnier pouvaient tomber dans un piège, car les radjel pouvaient utiliser tout l’espace de la casbah, c’est-à-dire qu’ils pouvaient passer par les maisons, les terrasses et les passages secrets, tandis que les alsyd ne pouvaient emprunter que les espaces publics. Le jeu finissait toujours en un affrontement confus, jusqu’à ce qu’un adulte vînt y mettre bon ordre et imposât la réconciliation. Mais jamais en tout cas les enfants n’arrivèrent jusqu’à la place d’armes.

La suite demain, dans un nouvel épisode.

Chapitre cinq : D’un maître l’autre (1/5)

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premier ÉPISODE

Fluctuat nec mergitur

En quelques années, Benjamin Zafrani était devenu le membre le plus éminent de la communauté israélite d’Alger, ce dont il tirait une grande fierté.

En 1830, à douze ans, il était comme tout le monde monté sur les remparts de la Casbah pour profiter du spectacle. Au franc soleil de midi, il avait vu la flotte française dans sa majesté. Des centaines de bâtiments de guerre cinglaient droit vers la cité. Les Algérois étaient prêt à en découdre et l’apparition des vaisseaux fut salué par des youyous, des imprécations martiales et des moulinets de yatagan. Ce genre de visites était presque coutumière et servait de représailles aux activités corsaires de l’imprenable cité. Toujours les chrétiens avaient été repoussés.

Ce jour-là, quelques bordées avaient déjà été tirées sans dommage lorsque les navires avaient soudain obliqué vers le couchant avant de disparaître. Les infidèles refusaient-ils le combat ? Non, ils débarquaient les soldats du corps expéditionnaire à quelques encablures, près du petit port de Sidi Ferrouch.

Monsieur Zafrani se souvenait de ces jours d’angoisse et d’exaltation. Il avait vu les soldats du dey, venus de tous les coins de la Régence pour mener la guerre sainte, quitter la ville pour se porter au devant de l’armée française. Il avait entendu le récit de leurs charges héroïques, brisées par la ligne de feu des chrétiens. Les misérables avançaient sans gloire, comme une marée résolue, s’accrochant à chaque pas gagné puis, de là, bondissant vers le rocher suivant. De proche en proche, en trois longues semaines d’agonie, les Français étaient entrés dans la ville.

Ensuite, rien ne s’était passé comme prévu.

Contrairement aux engagements signés, la ville avait été mise à sac. Les soldats ennemis s’étaient rués vers un butin facile, repoussant devant leurs baïonnettes les habitants en fuite. Ce furent quelques jours d’un pillage dont personne ne voulait plus parler. Les Français avaient tout pris, ne laissant en contrepartie que la honte : il fallut bien la ramasser au milieu des débris. Vidée de sa richesse et de sa population, Alger l’imprenable, Alger la bien-gardée, Alger la Joyeuse se prosterna devant ses nouveaux maîtres, honte accrue.

Au sortir du désastre, seuls les Algérois de confession israélite tirèrent leur épingle du jeu. Le statut inférieur que leur imposaient les Français valaient somme tout mieux que le précédent. C’en était fini de leur infamant costume, de la jizya et des tâches subalternes : ils jouaient dorénavant à partie égale avec leurs concitoyens musulmans. C’était presque comme si les catholiques étaient devenus tolérants !

De surcroît, les Algérois musulmans avaient courbé l’échine mais n’avaient pas abandonné tout espoir de voir partir les Français. Ils chargèrent donc les juifs assurer le rôle de courtier, tant le contact avec les soudards infidèles leur répugnait. Isaac Zafrani y avait trouvé le moyen de maintenir la prééminence de sa famille.

La suite demain, dans un nouvel épisode.

Chapitre cinq : D’un maître l’autre (0/5)

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D’Urbain Dejazet à Monsieur Tasson-Lavergne, Compagnie Marseillaise des Colonies et du Levant.

Alger, le 14 novembre 1847,

Monsieur le Directeur,

C’est avec le plus grand plaisir que je prends la plume pour vous donner des nouvelles de l’avancement du chantier. Les travaux du rez sont maintenant presque achevés, grâces soient rendues à l’armée et à ses bataillons disciplinaires ! J’ai interrogé l’architecte selon vos recommandations : d’après lui, il sera bien possible de poser une couverture temporaire faite de bois, de manière à ouvrir le café, le restauration et le cleube-house avant la fin des travaux de l’hôtel ; cette sorte de palissade cacherait en quelque sorte les travaux de l’étage. (Malheureusement, nous manquons encore de bois de construction et de charpentiers, mais j’y reviens dans la suite de cette lettre.)

Les matériaux nécessaires à la décoration de la façade et du restaurant sont arrivés le mois passé et sont conformes à la commande. J’ai pris la liberté de faire parvenir du Carrare pour le pavement du vestibule en alternance avec le marbre noir de Dinant déjà reçu. Je dois cette occasion à Monsieur le Procureur général Bretesche de Saint-Maur, qui supporte admirablement notre entreprise. Depuis qu’il s’intéresse aux travaux, tout semble plus facile et je ne peux que me réjouir de son soutien.

Il faut avancer au plus vite le recrutement de tous les ouvriers que vous pourrez trouver pour la décoration du bâtiment. J’estime les besoin à cinquante ouvriers qualifiés, ce qui est plus que prévu mais le prix à payer pour terminer le chantier de l’hôtel dans un délai raisonnable. Je ne peux qu’attirer votre attention sur le fait que le meilleur choix consiste en ouvriers florentins ou génois, si nombreux à Marseille. Le climat est tant délétère à Alger qu’un homme du nord n’y résiste pas et tombe assez vite dans la fainéantise.

Quant à compter sur la main d’œuvre locale, il faut définitivement y renoncer. J’ai tenté, sur les conseils de Monsieur de de Saint-Maur et par l’entremise de M. Zafrani, marchand local, de recruter des maçons, charpentiers et plâtriers indigènes mais tous ont refusé, pour des raisons obscures – il semble que les pratiques superstitieuses ont encore cours chez les premiers habitants de ce pays et que l’emplacement de notre bâtiment soit visé par une malédiction ! Quoi qu’il en soit, cet échec n’est que tout relatif, étant donné qu’aucun indigène ne maîtrise les techniques modernes de construction et qu’à ma connaissance, aucun d’entre eux ne s’y intéresse – ces gens semblent préférer la répétition d’un geste immémorial à tout apprentissage de la nouveauté, je ne sais s’il faut y voir le signe de la paresse ou une preuve de sagesse.

Et pour ce qui est de faire appel une fois encore aux ouvriers de M. Pujols, je ne m’y résoudrai que contraint et forcé. Ce coquin veut me faire payer le triple de ce que je propose pour la main d’œuvre et les matériaux. C’est une honte que notre administration laisse prospérer de pareils filous, qui s’enrichissent à la faveur de toutes les difficultés qui se dressent dans ce pays devant l’entrepreneur français !

Voilà pourquoi j’insiste encore une fois sur la nécessité d’embaucher au plus vite une escouade entière de charpentiers et de maçons (cfr supra).

Monsieur Flunchet est arrivé par le bateau de la semaine dernière, avec sa batterie complète. Il ne cesse depuis de maugréer contre la cherté des produits mais semble satisfait de leur qualité. Il m’a assuré qu’il procéderait sans tarder à l’établissement de la carte des vins. Je n’ai pas encore eu l’occasion de goûter sa gastronomie mais je puis vous affirmer que le tout-Alger l’espère comme moi au plus vite – ceci fait, je ne manquerai évidemment pas de vous en donner des nouvelles !

Je termine cette lettre en espérant qu’elle vous trouve, ainsi que votre épouse, dans le meilleur état de santé. J’ai eu des nouvelles de votre fille Irénée par monsieur l’architecte qui m’a annoncé qu’elle avait maintenant quitté le couvent. Je pense souvent avec tendresse et émotion aux entretiens que nous avons eus l’an passé lors de ma visite et je vous prie de lui remettre les plus fervents hommages de mon affection.

Dans l’attente de vos nouvelles, je vous prie d’agréer, monsieur le Directeur, l’expression de mes sentiments les plus respectueux.

Votre dévoué,

Urbain Dejazet

Chapitre quatre: La Société Coloniale d’Alger (5/5)

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Épisode cinquième

il en va de l’intérêt de chacun

Il fallut toute l’autorité de Bretesche de Saint-Maur pour dissuader les outragés de régler l’affaire en duel. Il fut convenu qu’une partie des dettes de monsieur de Charette serait apurée par un subside communal extraordinaire, perçue sur les transactions effectuées par les marchands de chameau, d’eau de rose et de laine filée, et que monsieur Hochdörffer céderait la chronique théâtrale à un collaborateur moins exigeant.

En ce qui concerne « Le Colombin d’Angers », le problème n’était point si grave. L’établissement appartenait à un marabout et était de longue date voué à la démolition. Il ne s’agissait en somme que de reloger le père Barbasson, ce qui se réalisa sans trop de problèmes, grâce à l’intervention des autorités militaires, qui disposaient d’une foultitude d’immeubles saisis ou en déshérence. Dans le mois, à deux pas du précédent, « le Colombin d’Angers » rouvrit ses portes et la Société Coloniale d’Alger put à nouveau offrir à ses membres les commodités que des civilisés étaient en mesure d’exiger.

Cependant, ce ne pouvait être qu’une solution provisoire, l’immeuble mis à disposition par l’armée étant lui aussi voué à la démolition en raison des travaux d’extension du port. Où aller donc ? La question fut bientôt au centre de toutes les conversations des sociétaires.

Bretesche de Saint-Maur se souvint alors d’un vieux projet dont il avait quelquefois entendu parler, lequel consistait dans l’érection d’un établissement de prestige sur la place d’Armes. Un commensal lui rafraîchit la mémoire… Quelques mois auparavant, un jeune gandin était arrivé de Marseille pour suivre les travaux. Le dit gandin, du nom de Dejazet, n’avait pas jugé opportun de se faire connaître des membres de la Société, de sorte que personne ne s’était intéressé à ses activités, encore moins de lui apporter le moindre secours. Il avait, dieu seul savait comment, obtenu le concours de quelques indigènes pour poursuivre son projet et était parvenu à faire place nette. « Ah certes, avait dit Bretesche de Saint-Maur, il s’agit de cet espace en face de la statue, certes, certes, j’ai bien constaté que des travaux étaient en train, mais il me semble qu’ils n’avancent guère. Et si nous invitions ce charmant jeune homme à nous les exposer ? »

La suite lundi, dans un nouvel épisode.

Chapitre quatre : La Société Coloniale d’Alger (4/5)

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Quatrième épisode

Titice et Bérénus

Depuis sa fondation, la prestigieuse société tenait ses réunions à l’arrière du café « Le Colombin d’Angers », qui était tenu par M. Barbasson père. Là, à deux pas des éventrations de la ville neuve, légèrement en surplomb de la baie, se réunissait tout ce que la colonie comptait de notables. En dehors des assemblées précisément dédiées au futur de la colonie (qui n’étaient plus d’ailleurs qu’épisodiques et qui se tenaient au palais de la Jenina, sur la Place d’Armes), les membres se réunissaient dans une salle qui leur était dédiée, à l’arrière du bâtiment. On y avait la garantie de l’entre-soi et de la discrétion ; on y fumait le tabac blond de Virginie, on commentait l’actualité, on échangeait ses impressions sur les nouveaux arrivés. Le père Barbasson veillant à l’excellence des liqueurs et au confort des sièges, tout était bien.

Un incident imprévu vint bouleverser ces paisibles habitudes. Il fut, on s’en doute, la cause d’une femme et trouva – on s’en doute également – son origine dans l’amour immodéré que les Algérois portaient à la culture française, en particulier au théâtre.

Monsieur de Charette avait fondé le Théâtre français d’Alger, dont il occupait les fonctions de directeur, de metteur en scène, de décorateur et d’acteur principal. Ses deux prédécesseurs avaient chacun fermé boutique au terme de leur première saison mais lui était parvenu à se maintenir. Il proposait du théâtre comique, des variétés et quelques grandes pièces du répertoire. Malheureusement, pour ce qui concernait le classique, chacun avait toujours son mot à dire et personne n’était jamais content. Un coup, c’était en raison du décor miteux, une autre fois des costumes rapetassés, une autre fois des trous de mémoire des acteurs. Mais dame, qu’allaient s’imaginer les spectateurs, il faut laisser à l’acteur le temps de s’incarner dans son personnage, lui prêter un peu de crédit, et concevoir qu’il n’y a aucune honte à recourir à l’aide du souffleur ! Au lieu de cela, une cohue d’impatients, de mécontents ou de farceurs en goguette, qui se prenaient pour des critiques éclairés. Dans ces conditions, proposer un spectacle de qualité tenait du prodige.

Un jour, Charette mit du Racine à l’affiche. Choix audacieux, puisqu’il s’agissait de Titus et Bérénice, mais qui lui laissait espérer, en cas de succès, d’échapper à ses créanciers.

L’intrigue tient en peu de mots : l’empereur Titus aime la jeune Bérénice, princesse juive ; dans la Rome antique, une telle liaison fait tache et il arrive un moment où la raison impose de choisir entre les problèmes ou les sentiments ; Titus, pénétré de sa fonction, lourde conséquemment la jeune femme, au terme d’alexandrins déchirants.

Raison du cœur contre raison d’état, mariage interethnique, il y avait au moins deux sujets qui eussent pu inspirer la réflexion aux spectateurs. Au lieu de cela des lazzis, des épluchures, la farce grotesque poussée à son extrémité – on dut interrompre la représentation au troisième acte. Le lendemain, les spectateurs, toujours hilares, crurent de bon ton de s’en prendre à nouveau à l’actrice, qu’ils baptisèrent Bérénus, en opposition à l’empereur Titis.

C’en fut trop pour Mademoiselle de Saint-Amand. Certes, à soixante-sept ans, sa Bérénice avait sans doute les dents un peu gâtées mais il ne s’agissait pas de manquer de respect à une artiste qui avait eu l’honneur de se produire devant l’impératrice Joséphine, un soir que cette dernière était passée par Vesoul. Elle décida incontinent de prendre sa retraite des planches et remonta dans le premier vapeur pour Toulon. Ce fut une catastrophe pour monsieur de Charette qui, au pied levé, dut lui-même assurer le rôle de la jeune première dans Les femmes savantes. La représentation fut un désastre qui tourna presque à l’émeute. Monsieur de Charette y ayant gagné la réputation d’être un inverti, il en demanda raison au rédacteur principal de la Gazette d’Alger, nommé Hochdörffer, lequel avait colporté cette infamie et n’avait jamais cessé, depuis l’entrée en fonction de Charette, de critiquer son approche de l’art.

Dans la confusion consécutive à l’annonce du duel, une table se renversa, qui entraîna dans sa chute un luminaire à pétrole… en quelques minutes, le « Colombin d’Angers », lieu de l’incident, partit en fumée. La Société Coloniale d’Alger venait de perdre ses locaux.

La suite demain, dans un nouvel épisode

Chapitre quatre : la Société Coloniale d’Alger (3/5)

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Troisième épisode

Le secret de Théophraste

Fabrice Debrettes venait juste de naître lorsque la Grande Révolution avait rebattu les cartes de son destin. À dater de cet instant béni, son père, qui n’avait été jusqu’alors qu’un obscur avocat provincial, avait, par la grâce des épurations successives et d’un caractère enclin à toutes les souplesses doctrinales, gravi les échelons de la magistrature. À toute promotion, sans oublier d’associer chaque membre de sa famille de poissonnier à cette entreprise de ravalement de bassesse, il avait agrémenté son blase de l’une ou l’autre fioriture : c’est ainsi qu’en date du 13 mai 1807, comme l’indiquait l’arrêt de la Cour d’Appel de Lille, le fils du renégat avait vu son identité fluctuante se figer définitivement en Théophraste Tarquin Bretesche de Saint-Maur.

On avait eu chez les Debrettes l’obsession de l’ascension sociale, on y avait œuvré sans relâche, dans un effort de longue durée. On n’avait épargné en somme la sueur ni la salive, sans jamais dévier du but. On y était arrivé. On portait la montre à gousset, la culotte à boutons de nacre et l’on prisait le meilleur tabac. Dans le vestibule de l’hôtel de maître, il ne manquait que le cortège des ancêtres pour applaudir au passage d’Hercule. Lorsque celui-ci fut nommé Premier président près la Cour d’Appel, on avait donc sans délai pendu des portraits d’une prestigieuse ascendance de fantaisie, histoire de bien marquer le coup.

Souvent, monsieur le Président y demeurait en pied, adossé au miroir, les mains posées sur tablette en marbre. Un jour, il avait appelé son fils.

« Mais quand répondrez-vous lorsque je vous mande ?
– Nous nous efforçons, père, nous nous efforçons.
– Ce n’est pourtant pas compliqué, Théophraste ! Je vais rappeler à votre mère de cesser de vous donner du Fabrice; cette confusion vous embrouille.
– Oui, père.
– Dieu, donnez-moi la force, mon fils est un incapable. »

Car le terrible et infatué Hercule Bretesche de Saint-Maur avait pour fils un parfait crétin. Enfin du moins le pensait-il. Car comment juger d’un tel caractère : mauvais élève, médiocre en tout, allergique au risque ? La pleutrerie du gamin n’avait pas de bornes. Les épaules en dedans, il rasait les murs, comme un obscur cloporte. À vingt-cinq ans, pas même l’ombre d’un petit duel ou d’un madrigal, rien ! Besogneux, l’étriqué Théophraste calligraphiait la charte et potassait son droit latin.

Et ceci nous pousse à croire que le plus crétin des deux était bien le père. Le patriarche n’y comprenait rien. Sa préoccupation avait été l’ascension, celle de son fils était le maintien, il ne pouvait concevoir cette modification de l’entreprise sociale, des préoccupations du parvenu à celles de l’arrivé. D’ailleurs, à sa décharge, son fils ne lui en avait rien dit. Le malentendu était apparu assez tôt. Un jour, le jeune Théophraste était revenu du collège très fâché. Il avait entendu de lui que la caque sentait toujours le hareng et s’en était ouvert à son père. Offusqué, Hercule était entré dans une colère terrifiante. Les impudents avaient été châtiés mais il était resté à Théophraste l’infâmant sobriquet de sauret et la certitude qu’il n’y a pas de meilleur moyen d’être tranquille que de se faire oublier, fût-ce au prix d’une petite humiliation. Faire pitié plutôt qu’envie, être fort avec les faibles et faible avec les forts, travailler dans l’ombre, être discret toujours, transmettre le flambeau : de pareilles résolutions le destinaient tout naturellement à quelque haut poste dans l’Administration.

Par chance pour lui, un Empire obèse régnait alors sur l’Europe. Gonflée comme une baudruche, l’Administration en organisait le pillage, envoyant ses nuées de vautours et de gratte-papiers dans toutes les circonscriptions du grand ensemble. Théophraste avait été un des héros zélés de cette épopée du formulaire. À peine inquiété à la première Restauration, il s’était fort opportunément trouvé aphone lors des Cent Jours. Revenu de son accès de mal de gorge, il avait été remercié de sa neutralité par une charge aux colonies.

Il y avait fait merveille. Depuis lors, le magistrat s’était rapproché de la métropole. Il y pensait sans cesse, la voyait presque. À cinquante-neuf ans, depuis le balcon du palais du Dey, c’est à peine si son regard effleurait encore la cascade blanche des maisons cubiques dévalant vers la mer. Que lui importait Alger ? Cette ville était un cul-de-basse-fosse, peuplée d’intrigants, de médiocres, de canailles, de juifs cupides et de musulmans aussi stupides qu’arriérés. Rien ne poussait ici, et il y végétait depuis douze ans. Un jour, on le verrait monter dans un vapeur et s’en aller cueillir les lauriers promis. Car c’était garanti : Théophraste Bretesche de Saint-Maur deviendrait le nouveau préfet du département du Nord ; il aurait son palais à quelques centaines de mètres de l’hôtel familial – de quoi clouer une bonne fois pour toutes le bec à tous les envieux. En attendant, il ne s’agissait que d’éviter le désordre et de ne fâcher personne d’important.

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Chapitre quatre : La Société Coloniale d’Alger (2/5)

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Deuxième épisode

Une élection triomphale

On a écrit à l’époque beaucoup de choses déplaisantes sur la colonie. Des auteurs contemporains se sont inquiétés du coût effarant des opérations. Il est vrai que colons et militaires tombaient comme des mouches et que le bénéfice qu’on pouvait en retirer était nul, si ce n’est d’un point de vue diplomatique. Seuls les pillages consécutifs aux combats assuraient un gain financier, mais fort aléatoire, et qui n’intéressait que les militaires qui le pratiquaient. Depuis la mise à sac d’Alger et la disparition du trésor de la Casbah, c’était bien simple : il n’y avait plus que des miettes à picorer. C’est dire si certains esprits chagrins ne se privaient pas pour critiquer un projet qu’ils jugeaient insensé, indigne des valeurs qu’il était censé porter. Nous sommes allés là-bas pour civiliser les barbares, disaient certains, nous sommes devenus plus barbares qu’eux.

Ainsi que de coutume, l’État se trouvait embarrassé de ces critiques. On ne pouvait compter que sur l’esprit d’initiative, le goût de l’entreprise et l’impartialité de certains parlementaires pour ramener un peu de mesure dans ces polémiques incessantes, alimentées d’abord par les artistes et les philosophes, relayées ensuite par la clique des journalistes vendus à l’adversité. Comme d’habitude, les donneurs de leçon ne connaissaient rien à l’affaire et la présentaient à leur sauce. Non, il y avait une autre vérité, qu’on ne voulait pas voir ! Des opérations militaires étaient certes en cours, mais elles avaient pour but de protéger les habitants de la colonie – en ce compris les indigènes – était-ce illégitime ? fallait-il laisser le champ libre aux égorgeurs ? Quant aux budgets consacrés à la colonisation, c’était un investissement qui rapporterait à chacun, plus tard. Il y allait également du prestige de la France. Les détracteurs de l’entreprise, qui ricanaient devant les soi-disant énormes bénéfices des gros industriels et actionnaires, n’étaient en somme que des sycophantes, dont il fallait à toute force contrebattre l’insidieuse influence.

C’est dans ce but qu’avait été créée la Société Coloniale d’Alger, pourvue des majuscules nécessaires à son rang. Il fallait porter une voix ; il s’agissait de défendre la vérité et de réfléchir sur les moyens d’arriver au but final, qu’on allait justement définir ; un travail de première ligne ! Hardi les gars ! Hauts les cœurs ! Besogne de l’ombre, peu valorisante, mais tellement nécessaire ; comme qui dirait les mains dans le cambouis : on était loin de la poltronnerie des pantouflards de la mauvaise conscience.

Les colons n’étaient pas des ingrats : après son coup d’éclat, Théophraste Bretesche de Saint-Maur fut élu président de la Société à l’unanimité. Il avait clos une interminable salve d’applaudissement furieux par une fulgurante adresse. « Mes amis, votre confiance m’honore. Je m’engage à ce que vous ne le regrettiez pas. En cette soirée, des agapes méritées nous attendent… Que chacun en profite car un long travail nous attend et dès demain, nous porterons en pleine lumière les intérêts de notre cause ! »

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Chapitre quatre : La Société Coloniale d’Alger (1/5)

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PREMIER ÉPISODE

Justice et progrès

Depuis son arrivée en 1834, la colonie devait beaucoup à Monsieur le Procureur-général Saint-Maur. Son sens des responsabilités et sa capacité à résoudre les problèmes un par un avaient fait merveille. Les généraux, les administrateurs, les envoyés spéciaux, les intendants, les commissaires, tous s’étaient succédé en un étourdissant ballet, lui était resté, non seulement sur place, mais encore tel qu’on le connaissait, débonnaire et toutefois inflexible.

Théophraste Bretesche de Saint-Maur était connu pour être l’homme du progrès. D’ailleurs, n’était-il pas arrivé à bord d’un des premiers vaisseaux à vapeur qui effectuaient la liaison entre Toulon et Alger ? Sa tâche était alors immense, puisqu’il avait pour mission de faire régner la justice dans les territoires de l’ancienne Régence. Nous ne ferons pas ici la liste des réalisations du grand homme mais soulignons tout de même que la colonie lui devait notamment la collection d’un corpus judiciaire indigène, la création des tribunaux maure et israélite, l’application du droit métropolitain aux colons français et l’installation d’une magistrature complète, siège et parquet.

Cependant, ce n’est pas à ces notables résultats que Bretesche de Saint-Maur devait sa réputation et sa popularité mais à une anecdote qui en dit long sur son caractère ferme, juste et résolu. L’affaire s’était déroulée au début de 1842, quand un indigène, au prétexte qu’il avait été spolié de sa propriété, s’en était pris à un négociant bordelais. Celui-ci n’avait eu la vie sauve que sur l’intervention de son nègre, qui s’était interposé, recevant à la place de son maître le coup de couteau qui lui était destiné. L’infortuné domestique avait expiré deux jours plus tard (non sans avoir été in extremis affranchi par son maître, l’anecdote est trop touchante pour ne pas être relevée). L’odieuse tentative d’assassinat fut cependant justement châtiée et le coupable condamné à mort. L’exécution fut fixée sur l’esplanade de Bab-Azoun et au jour dit, une foule nombreuse vint assister au spectacle. En sa qualité de Procureur-général, Saint-Maur était assis au premier rang. Malheureusement, les choses ne se passèrent pas comme prévu. Le bourreau fut incapable de trancher la tête, la lame du yatagan ayant rebondi sur l’échine du criminel. On raconte que celui-ci dut personnellement invectiver le bourreau maladroit pour qu’il se ressaisisse. Quoi qu’il en fût, la tête ne chut qu’au douzième coup, ce qui provoqua des murmures dans l’assemblée, ainsi que l’évanouissement de madame Michalou, la femme du plus riche négociant de la place.

L’exécution finie, Saint-Maur quitta l’esplanade sans un mot. Le soir-même, il se rendit chez les Michalou. Là, au nom de la France, il présenta ses excuses les plus sincères et jura sur la bible qu’un tel spectacle ne se reproduirait plus jamais. Quelque temps plus tard, il descendit vers le port en grande escorte. Il fit le mystérieux lorsqu’on débarqua une caisse oblongue, qu’il surveillait comme une mère son nouveau-né. Et trois mois jour pour jour après l’incident, miracle ! Une guillotine flambant neuve s’élevait sur l’esplanade, expédiant sans incident et avec une prestesse étonnante les bénéficiaires de l’instrument de haute justice et de progrès. Saint-Maur avait tenu parole.

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Chapitre quatre : La Société Coloniale d’Alger (0/5)

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Dans le Moniteur algérien, journal officiel de la colonie, 13 mars 1835, numéro 163, quatrième année

Le prince Pukler Muskaw (…) vient de faire une excursion dont les détails remplis d’intérêt sont propres à répandre un nouveau jour sur les mœurs et le caractère des Arabes.

Personne depuis l’occupation n’avait encore pénétré aussi avant dans les terres, et l’on voit avec surprise trois Européens s’avancer, presque sans escorte, au milieu de tribus que l’on supposait plus ou moins hostiles, et en recevoir l’accueil le plus hospitalier. Cette excursion peut contribuer à rectifier nos idées sur un peuple que l’on est disposé à se représenter comme essentiellement vénal, sans aucun sentiment de moralité et de dignité individuelle. (…)

Le 27 février, le Prince, M. Habaïby et M. Haukman, major au service Belge partirent d’Alger sous l’escorte de quatre Arabes. Ils traversèrent la Mitidja, en se dirigeant vers la tribu de Beni-Moussa qui occupe une partie de la plaine vers son centre et s’étend sur les pentes du Petit-Atlas. Partout leurs regards furent frappés de l’énergie d’une végétation libre, sauvage mais vigoureuse, qui annonce tout ce que l’intelligence de l’homme laborieux peut attendre de ce sol lorsqu’il l’aura fécondé par ses travaux et que les marais qui couvrent certaines parties de ses surfaces auront été desséchés. Vers le soir ils arrivèrent chez le caïd de la tribu qui leur offrit l’hospitalité. Après un repas modeste mais offert avec cordialité, il les conduisit sous un gourbi (chaumière en torchis couverte de paille) dans lequel on avait étendu des nattes et des tapis, pour y passer la nuit.

Le lendemain, ils parcoururent la plaine jusques aux premières rampes de l’Atlas et ils virent avec surprise que tout le territoire qui se prolonge à la base des montagnes est partout cultivé en céréales. Un beau Haoutch (ferme) situé dans la plaine et appartenant à un turc de Belida, fixa leur attention ; les jardins étaient plantés de superbes orangers dont les fermiers s’empressèrent de leur présenter les fruits.

Arrivés à midi à Hadrah, ils y furent reçus par les Arabes qui les attendaient avec un déjeuné de couscoussou ; ce repas fut pris sur le gazon au pied de quelques beaux arbres qui couvraient de leur ombrage les cabanes voisines Ils s’arrêtèrent ensuite au marché de la tribu désigné sous le nom de Souk-el Arbah (marché du mardi). C’est une campagne isolée, où les Arabes se réunissent toutes les semaines pour faire leurs échanges : ce lieu est remarquable par sa belle végétation, par son ruisseau limpide et par trois magnifiques palmiers qui s’élancent d’une même souche.

Le caïd de Kachna était venu au devant des voyageurs, jusques à Hadrah, avec quatre hommes qui devaient les accompagner ; ils parcoururent le territoire de cette tribu et ayant été surpris par une forte pluie ils arrivèrent tard sous le gourbi que le caïd avait fait disposer pour les recevoir.

On servit un souper splendide dont on sera peut-être bien aise de connaitre le menu. Le repas se composait de couscoussou, de pilau au mouton, de poulets rôtis, de dolmen (choux farcis avec du riz et des viandes hachées), des œufs en quantité, une espèce de ragoût de mouton avec des amendes, des marrons, et du sucre, du pain arabe, des crèpes ou galettes cuites à la poèle, enfin un plat de viandes préparées avec des œufs, du lait, des artichauts et du jus de citron ; nos voyageurs ne furent point fâchés de faire connaissance avec ce dernier mets, qu’ils trouvèrent délicieux. L’on voit que les Grimod de la Reynie, les Brillat-Savarin ont des émules au pied de l’Atlas.

Ce repas tout magnifique qu’il était, eut paru à nos Européens par trop patriarchal, s’il eut été arrosé de l’eau limpide des ruisseaux ; mais le prince y avait prudemment pourvu ; ses cantines chargées sur deux mulets étaient remplies de vin de Bordeaux et de Champagne ; ils ne manquèrent pas pendant tout le voyage ; les Arabes en goutèrent sans trop se faire prier, l’on but à la santé du Gouverneur et le caïd de Beni-Moussa daigna en accepter deux bouteilles. C’est toujours un commencement de civilisation.

Le lendemain l’on fut visiter l’emplacement du marché de la tribu de Kachna qui se tient dans un lieu nommé Souk-el-Jema (marché du vendredi) au pied de l’Atlas et dans une belle situation.

L’on se dirigea ensuite, à travers le Petit-Atlas, vers le mont Hammal, le plus élevé de toute la chaîne d’après les Arabes. C’est cette montagne que l’on voit d’Alger dominer toutes les autres crètes vers le sud-est.

Cette partie de l’Atlas couverte de cultures, de villages, de hameaux répandus dans les vallées et sur les flancs des montagnes, offre des aspects enchanteurs ; en contemplant cette belle contrée, en songeant à l’hospitalité de ses habitans, l’on ne peut s’empêcher de penser que ces vallées ignorées recèlent encore des vertus, que cette terre eut sa période de gloire, qu’elle rappèle de beaux noms et d’illustres souvenirs et que si sa grandeur passée n’existe plus elle peut renaître sous un gouvernement habile qui saurait lui préparer de nouvelles destinées.

(…) Une vallée dont la beauté surpasse tout ce que les voyageurs avaient vu jusqu’alors, s’étend du pied de l’Atlas jusques vers le rivage de la mer dans une étendue de trois lieues de long sur trois quarts de lieue de large. Une végétation brillante d’éclat et de fraîcheur couvre partout un sol heureusement accidenté, et sur lequel on voit errer de toutes parts de nombreux troupeaux de bœufs, de moutons, de chèvres, etc.

Le lion, la panthère, le chacal, sont assez communs dans cette partie de l’Atlas ;ils causent souvent de grands ravages parmi les troupeaux. Cachés le jour dans les interstices des rochers, ils en sortent la nuit pour s’élancer sur leur proie. Les habitants ne redoutent nullement ces animaux qui fuient la présence de l’homme ; ils leur font une guerre continuelle et ordinairement à l’affut. Leurs riches fourrures offrent, en quelque sorte, une compensation des dégâts qu’ils occasionnent.

Il y a une quantité immense de ramiers ; le gibier est dans une prodigieuse abondance. Les perdreaux, les lièvres forment une partie de la nourriture des habitans.

Le pays est généralement peu boisé ; l’on voit cependant beaucoup de palmiers, d’oliviers, d’arbousiers, etc. Les aloës et les cactus sont sur leur sol natal ; ils servent ordinairement à clore les héritages.

(…) Les voyageurs couchèrent près de la Rassouta chez un Cheïk arabe, ancien palfrenier en chef de la ferme du Dey ; ces fonctions de palfrenier n’avaient rien de dégradant, elles étaient au contraire très honorables et très lucratives. Ce Cheïk est un homme très remarquable ; ses manières solennelles, son maintien grave, son geste dramatique sont en parfaite harmonie avec sa taille élevée et noblement drapée du bournous, sa physionomie caractéristique, sa barbe noire ; tout cet ensemble en impose et ce grand air de dignité le suit partout, ce n’est que par un geste qu’il donne ses gestes à ses gens.

Il désigna au Prince un Gourbi qui avait été divisé en deux parties, l’une pour les hommes et l’autre pour les chevaux ; la première fut selon l’usage couverte de nattes et de tapis et le Cheïk après avoir fait servir un excellent repas à ses hôtes vint partager leur logement où il passa la nuit avec eux.

Le lendemain, l’on se rendit à la Maison-Carrée à travers les ronces qui couvrent le sol, et de là au fort de l’Eau garfé par Ben-Zegri avec ses arabes de la tribu des Harribi : il loge au fort qui est bien entretenu. Les indigènes habitent aux environs sous des tentes de poil de chameau ; ce fut le seul endroit de la route ou les voyageurs aperçurent des femmes arabes.

Enfin après une absence de sept jours, passés au milieu des Arabes, ils rentrèrent à Alger le 7 mars.

Al. D.

Chapitre trois : Ce que l’on peut avec ce que l’on a (5/5)

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Cinquième épisode

Dans les baraques

Avant même que le bateau eut fini d’accoster, Pujols en descendit en trois bonds. L’âge n’avait pas encore entamé sa robuste constitution et il effectua sa réception d’un jarret assuré. Carles, qui le secondait en toutes occasions, l’attendait comme prévu sur le quai. Les deux hommes se saluèrent d’une cordiale accolade, échangèrent quelques mots et prirent chacun une direction différente.

Carles se dirigea vers le bateau et, au fur et à mesure que les émigrants en descendaient, les fit s’attrouper un peu à l’écart. Quand tous furent descendus, il leur expliqua qu’il s’agissait en premier lieu de les amener aux baraquements. Là, on leur donnerait le gîte, une collation et ils pourraient commencer à chercher du travail. On cherchait des pêcheurs, des maraîchers, des manœuvres habiles à manier la pelle et la brouette, enfin des maçons et des tailleurs de pierre ; les femmes s’occuperaient des tâches domestiques.

Quant à Pujols, visiblement très contrarié par la conversation, il prit directement le chemin de la porte Bab Azoun. Carles venait de lui annoncer que les instructions qu’il avait laissées à son départ n’avaient pas été scrupuleusement suivies. C’était une entorse à son autorité qu’il ne pouvait tolérer. Cependant, lorsqu’il eut franchi la porte qui donnait hors les remparts, il composa une tête avenante et un sourire de façade : il était maintenant dans son royaume et, en bon monarque, se devait d’accueillir avec bonhomie les marques de déférence qu’on lui accordait. Partout les gens le voyaient, le saluaient, venaient lui toucher les mains. D’un air affable, il prenait des nouvelles, donnait des instructions, il semblait connaître et être connu de tout le monde.

Quelques minutes plus tard, secondé par deux colosses qui étaient restés debout derrière lui, il était assis à la table de sa baraque lorsque six jeunes types y entrèrent, l’air contrit. Le Senyor Pujols leur demanda d’une voix sèche lequel d’entre eux avait convaincu les autres de travailler pour La Gouse. Comme aucun ne répondait, il reposa la question en haussant le ton. Il vit un doigt qui désignait le plus petit d’entre eux, un type de Figuières dont la tête ne lui était jamais revenue. « C’est mon droit, balbutia le petit homme, c’était mon droit. On a le droit de travailler pour qui on veut ! On nous a dit qu’on aurait double paye. »

Pujols regarda l’homme dans le blanc des yeux et se leva de sa chaise. « Des droits ? Le droit de quoi d’abord ? Le droit d’accepter n’importe quel travail, à n’importe quel prix ? Le droit de rompre les principes de solidarité ? Le droit de se faire exploiter ?  » Tout à coup, Pujols se mit à hurler. « J’avais donné des instructions, dix sur le chantier, maximum. Si ce clampin de Français voulait des bras, il devait venir ici, et négocier ! Double paye, la belle affaire, c’est trois fois plus que je voulais demander ! Pour vous ! C’est pour cette raison que je suis parti, pour le faire patienter un peu, qu’il soit mûr ! Et vous, oiseaux sans cervelles, vous foutez tout par terre. Vous étiez prévenus ! Alors vous cinq, vous disparaissez, avec vos familles, vos frusques, votre bêtise… Vous ne me devez rien mais je ne veux plus vous voir ! Il y a de la place à Bab-el-Oued pour des balourds de votre genre. Quant à toi, Salvador, tu connaissais le tarif ! Maintenant, vous cinq, foutez le camp, dégagez avec vos greluches et votre marmaille, dehors ! »

Les cinq hommes déguerpirent sans demander leur reste. Ne restaient plus maintenant dans la baraque que Pujols, ses deux sbires et le petit homme qui tripotait nerveusement sa casquette en velours. Pujols se dirigea vers la porte, passant si près de lui qu’il manqua de l’effleurer. L’homme fit un petit geste de recul, épouvanté. Pujols s’arrêta sur le seuil et se retourna. « Vous lui cassez les deux bras, dit-il à ses lieutenants, puis vous me foutez ça dans la première barque, débarquez-moi ça à Oran, je ne veux plus en entendre parler. Et vous vous arrangez pour que ce Dejazet sache que je suis revenu. Qu’il vienne ici, on va pouvoir causer affaires. »

La suite lundi, dans un nouveau chapitre.   

Chapitre trois : Ce que l’on peut avec ce que l’on a (4/5)

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Quatrième épisode

alger, destination finale

Le lendemain, Louis Pujols commença le ramassage. Dans le sens inverse de sa tournée promotionnelle, il s’arrêta à nouveau dans quelques uns des petits ports de la côte catalane. C’était une activité qu’il avait toujours détestée et qu’il effectuait le visage fermé. Lui qui ne s’était jamais senti d’aucun lieu, il ne comprenait pas l’attachement viscéral que les paysans éprouvaient pour leur terre de misère. Il voyait monter les passagers sans mot dire, comme si la gravité de la situation les condamnait au silence. Les bagages, fort maigres au demeurant, passaient de main en main et finissaient sous les menuiseries de la proue et de la poupe. Lorsque ces espaces furent pleins, les gens s’assirent sur leurs paquets.

Comme de coutume, l’ambiance fut morne. La plupart des exilés volontaires cachaient mal leur désarroi, certains pleuraient, d’autres, le menton posé sur leurs mains en coupelle, regardaient s’éloigner les côtes ibériques sans dire un mot. Personne ne l’eût sans doute toléré, d’ailleurs, même les quelques enfants restaient silencieux. Le soleil tapait dur et les boissons étaient rationnées, ce qui ajouta à l’inconfort. Chaque mouvement provoquait une onde parmi tous les passagers, tant les pauvres gens manquaient d’espace. Bientôt; lorsque certains d’entre eux durent faire leurs besoins ou furent malades, la promiscuité devint plus gênante encore.

Enfin, après de très longues heures de navigation, l’île de Minorque apparut aux voyageurs. C’est là, à Port-Mahon, que les malheureux changèrent d’embarcation et montèrent dans une grosse barque de pêche. D’autres migrants les y attendaient. Ce bateau était infiniment moins rapide et élégant que le cotre de Pujols, mais convenait mieux pour la traversée de la Méditerranée occidentale. L’atmosphère générale s’adoucit un peu.

On entama la traversée au crépuscule. Pour une mission dont il ne dit rien, Pujols laissa le cotre aux mains de son complice et monta également à bord. Le capitaine lui céda l’usage de sa propre cabine, presque entièrement invisible sous le mât principal, et s’en alla coucher sur le pont, au milieu des émigrants. Pour la première fois depuis longtemps, Pujols dormit du sommeil du juste. Libéré de ses attaches, il dérivait au gré de courants oniriques. Dans sa cabine, ce n’était pas le grincement des gréements qui accompagnaient ses rêves paisibles, mais bien le crépitement du brasier qu’il avait laissé derrière lui, au pays de son enfance.

Après une journée et une nuit en mer, le matin du deuxième jour, une ligne verte vint barrer l’horizon bleu, on se passa le mot qu’il s’agissait des montagnes d’Algérie ; l’heure était à l’espérance. Certains des passagers s’agenouillèrent et, ayant joint les mains, s’abîmèrent dans de longues et silencieuses prières. Rien n’énervait plus Pujols que ce genre de simagrées, qui lui rappelaient sa mère.

La suite demain, dans le prochain épisode

Chapitre trois : Ce que l’on peut avec ce que l’on a (3/5)

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Troisième épisode

La cabane du pêcheur

L’expédition d’Alger avait marqué le début de la fortune de Pujols. L’homme, qui s’était trouvé par hasard à Port-Mahon durant les quelques jours qui avaient précédé le départ de la flotte, parlait indifféremment français et catalan, maîtrisait les usages en vigueur dans la troupe et connaissait certains détails de la côte algéroise, propres à intéresser l’état-major de l’expédition. Autant dire qu’il avait su se rendre utile. Et populaire, car ce vétéran de Waterloo avait eu l’audace de ne pas accorder un seul regard au chef nominal du corps expéditionnaire, le traître et détesté général de Bourmont (chouan qui avait tourné casaque et rejoint les rangs des coalisés la veille de la bataille de Ligny, dernière victoire de l’Aigle).

Depuis lors, celui qui se faisait appeler Louisse avait été de tous les bons coups. Accompagnant l’armée comme une âme damnée, il percevait un modeste bénéfice sur chaque opération qui requérait ses bons offices. Il fut rapidement riche mais le dissimula avec beaucoup d’astuce et de prudence.

Officiellement, il travaillait pour la France, rendait service et, car il était tout de même attaché à l’amélioration du sort de ses compatriotes, défendait les intérêts des émigrés catalans. De loin en loin, il revenait au pays. il y embrassait sa vieille mère, veillait à ce qu’on regarnît le toit de sa chaumière de roseaux fraîchement coupés et lui laissait la plus grosse partie de ses gains, en pièces d’or.

L’ancêtre, deux mille ans de résolution paysanne sous la corne de ses pieds nus, n’aurait jamais livré le grain, même sous la torture. Elle enterrait le magot en un coin connu d’eux seuls et regardait repartir son fils sans un mot. Elle s’essuyait les mains sur son tablier. Elle avait des mains brunes, aux jointures noueuses, la peau brune tannée par le grand soleil salé. Elle n’avait besoin de rien (mais d’où venait alors ce sentiment de gêne qui s’emparait de son fils, à chacun de ses départs ?). Elle était morte un matin de ne pas s’être réveillée, Pujols l’avait appris un matin de printemps. Comme il ne voulait jamais se laisser conduire par un sentiment qui eût pu relever du sentimentalisme, il décida que c’était moins la fin d’une époque que le début d’une autre.

Par conséquent, ce soir-là, Pujols avait pris seul le chemin de la paillotte. Depuis la mort de sa mère, il avait veillé à ce que tout restât en place. Au crépuscule, il avait suivi un chemin qui serpentait sur une digue et s’était arrêté à l’exact emplacement de la première chaumière dans laquelle il avait demeuré. Là ne s’élevait plus qu’un petit saule, aux branches tortueuses. Pauvre arbre, nain et biscornu, ce n’était pas le vent qui avait ralenti ta croissance : deux fois par an, des mains résolues tranchaient tes racines, déterraient un petit coffre et y cachaient quelques pièces d’or !

Une fortune que Pujols déterra pour la dernière fois. Il vida le contenu du coffret dans une grande besace qu’il portait à son flanc. Ensuite, il revint à la cabane qu’il observa longuement. Il se dit que quelque chose avait changé depuis son dernier passage, mais ce n’était pas dans sa structure ou son implantation le long de l’étang saumâtre qu’il fallait chercher la différence : c’était dans le regard qu’il portait sur elle. Il prit son briquet en poche, alluma un petit fagot et bouta le feu à la fragile construction.

Puis s’en revint à son bateau, ne se retournant même pas pour jeter un dernier coup d’œil au brasier qui crépitait – gerbes de feu, paillettes d’or – en direction de la nuit bleue.

La suite demain, dans le prochain épisode

Chapitre trois : Ce que l’on peut avec ce que l’on a (2/5)

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Deuxième épisode

franchir un cap

Continuant son racolage, Pujols, accompagné de son complice, s’arrêta dans tous les ports d’importance de la côte catalane : Barcelone, Matarùo, Loret de Mar, Palamos, l’Escala ; bientôt le petit navire fut plein de promesses d’embarquement. Cependant, il lui restait encore certaines choses à faire. Ayant fixé ses rendez-vous à ses futurs passagers, Pujols plaça son bateau entre la côte et le vent du large et, de bordées en bordées, remonta vers son Roussillon natal.

Il doubla bientôt le Cap de Creus, près de Cadaquès et, coupant au court, visa la pointe du cap Cerbère. Le vent du sud gonflait la voile triangulaire, le bateau filait grande allure. Bientôt, au fur et à mesure que Pujols laissait à bâbord les collines de Catalogne, lui apparurent les premiers contreforts des Pyrénées, masse indistincte et pesante. Encore quelques encablures et il doubla le cap Béar, dans un décor aux contours floutés par la chaleur. Comme chaque fois, Pujols eut l’impression que la timide péninsule était faite de la patte d’un chat de pierre qui s’aventurait à se mouiller les griffes, il passa bien à son large.

Et comme chaque fois également, Pujols sentit une indicible langueur s’emparer de tout son être. La pointe du cap Béar marquait l’entrée au pays de son enfance. C’était là, dans les plaines sablonneuses de l’embouchure du Tech, qu’il avait vu le jour, quatre ans avant le siècle, à la suite d’un drame coutumier (son père, soldat de Dugommier revenant de triomphe, y avait violé sa mère, brisant sa vie et ses rêves de mariage ; il était parti le lendemain, laissant trois pièces sur la table – c’était bien la peine de faire tant d’histoire, tiens ; et elle, chose inerte, recroquevillée dans un coin de la paillotte, regard vide sur le néant à venir, pour toujours enchaînée au drame – il y a parfois bien du malheur).

Douze ans plus tard, comme un ironique retour, l’armée de Napoléon avait pris le chemin inverse. À la tête d’un de ses corps d’armées était le général Gouvion Saint-Cyr, dit le hibou, un des seuls qui valût quelque chose dans l’entourage de l’Empereur ; le famélique enfant lui emboîta le pas, en qualité de tambour.

Ô gloire, écoute un peu : fit toutes les campagnes, survivant miraculeusement aux innombrables tueries qui jalonnèrent l’épopée sanglante du petit mégalomane et de ses larbins de malheur, tuant et violant à son tour ; revint au pays après Waterloo ; garda le silence sur ses forfaits, s’ennuya ferme et prit du service dans la marine marchande ; au retour de ses voyages, revenait auprès de sa mère, inconnue qu’il adorait, mais jamais assez longtemps pour se fabriquer de nouveaux souvenirs.

Que lui restait-il donc ses premières années ? Depuis l’annonce de la mort de sa mère, pas grand-chose à la vérité. Quelque chose s’était brisé dans les méandres de sa mémoire, et les souvenirs de sa jeunesse ne lui apparaissaient plus que comme des fantômes maléfiques. il se réveillait en sueur, la nuit, comme s’il venait juste de parvenir à s’extraire de leurs griffes. Leurs sourdes supplications le poursuivaient encore, quelques minutes après son cauchemar, dans l’effarement silencieux de sa demi-lucidité. C’est après un de ces épisodes qu’il s’était résolu à en finir.

La suite demain, dans un nouvel épisode

Chapitre trois : Ce que l’on peut avec ce que l’on a (1/5)

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Premier épisode

le bienfaiteur de bab azoun

Louis Pujols ne daigna réapparaître à Alger que vers la mi-juillet 1847, au grand soulagement d’Urbain Dejazet.

Dès qu’il avait appris l’arrivée de ce dernier, Pujols avait sauté dans une grosse barque de pêche et cinglé vers Port-Mahon sans demander son reste. Là, dans un coin discret de la taverne où il avait ses habitudes, il avait assisté à la prestation de son bonimenteur. Le dos calé sur la banquette, il avait adoré l’entendre vanter les mérites de l’émigration, à grand coups d’exagération et de descriptions pompeuses. À le croire, il coulait des fontaines de lait dans les rues d’Alger et il n’était que de se baisser pour ramasser des pleines poignées de pièces d’or…

C’était une affaire bien rodée, où chacun avait sa place. Le bonimenteur bonimentait, exagérant jusqu’à l’absurde les avantages du départ définitif et la philanthropie du Senyor Pujols, comme il l’appelait respectueusement. Qui était-il, ce mystérieux bienfaiteur qui était prêt, pour une bouchée de pain, à mener les aventuriers vers ce pays d’abondance ? La péroraison s’achevait sur la révélation de sa présence. Alors, Senyor Pujols se redressait un peu, saluait d’une humble paume. On venait vers lui, intimidé. Lui ne bougeait d’abord pas, il souriait avec retenue et puis, d’un ample geste de la main, invitait le péquenot à prendre place à table. Lorsque ledit péquenot était accompagné de sa femme, c’était d’abord elle qui avait la grâce de son attention. Il la faisait asseoir et d’un claquement de doigts, faisait apparaître une autre chaise, pour monsieur. On avait à causer sérieusement.

Le Senyor Pujols savait y faire ! Et les choses ne trainaient jamais avec lui. Tout s’arrangeait toujours ! Ainsi, si d’aventure l’argent nécessaire à la traversée manquait, Senyor Pujols en avançait le prix, négociant d’avance la retenue qu’il ferait sur le salaire de monsieur. Car le travail était promis ! Assis à sa table, Senyor Pujols concédait volontiers (« madame/monsieur a l’esprit vif ! c’est très bien ») – qu’il y avait une part d’exagération dans le discours de son domestique mais une chose était sûre, garantie, certaine : il y avait à Alger de la place et du travail pour qui était vaillant et courageux. Les Français ? Ils étaient là pour rester mais il n’en venait pas en assez grand nombre, source de l’aubaine. Les Turcs ? Envolés, dispersés comme une nuée de moineaux. Les Arabes ? Disparus avec leurs tribus, leurs chameaux et leurs domestiques nègres, quelque part dans un désert inconnu. Les Mauresques ? Pour le peu qu’il en restait, des gens affables, très respectueux, tous tournés vers leur exigeante religion, vivant à l’écart des coutumes européennes ; c’était bien simple, pour faire affaire avec eux, il fallait passer par l’intermédiaire des Juifs, une race presque aussi peu nombreuse ; autant vous dire qu’il était possible de ne voir jamais un seul représentant de ces peuples maudits, en voie de submersion. D’ailleurs – et le Senyor Pujols le faisait constater avec lui – aucun des Mahonnais parti pour l’aventure n’avait jugé bon de revenir au pays, n’était-ce pas une preuve éclatante de leur réussite ?

Et c’était tout. On réglait certains détails. Il fallait faire vite, les places étaient comptées. On donnait des nouvelles d’un cousin parti plus tôt (« ah, si j’avais su, mais il fallait me le dire plus vite, bien sûr que je le connais ! Il est maintenant charpentier à La Marine, le quartier du port. Sacré Jordi, ah, mais c’est un travailleur, à ce rythme, dans cinq ans, sa fortune est faite »). On se fixait rendez-vous cinq jours plus tard, sur le port. Louis Pujols regardait ses futurs clients sortir de l’auberge. S’ils se retournaient une dernière fois, il suffisait de tenir leurs regards et c’était gagné.

La suite demain, dans le prochain épisode

Chapitre trois : Ce que l’on peut avec ce que l’on a (0/5)

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du commandant Alphonse Mussé de Lantrac à son frère François, à Pourru-au-Bois (Ardennes)

(…) Il y a partout un pied de neige, hommes et chevaux, tout est couvert d’un manteau de frimas ; l’aspect du bivouac a quelque chose de sinistre. On n’entend que le bêlement des moutons et les cris des quelques malheureux enfants que nous avons pris ; et qui meurent de froid dans les bras de leurs mères. La nuit est close ; les pâles rayons de la lune essayent de se faire jour à travers l’épais voile de neige, qui s’est interposé entre cette planète et la terre et laissent entrevoir quelques scènes déchirantes. Autour d’une grande tente d’ambulance sont groupés nos prisonniers ; une masse de femmes entassées les unes contre les autres, et qui n’ont pu trouver asile sous la tente, sont exposées aux intempéries de cette nuit horrible ; elles pressent sur leurs seins leurs enfants que le froid a déjà engourdis ; leurs gémissements se mêlent aux cris plaintifs de ces pauvres petites créatures ; on essaye en vain d’allumer un peu le feu autour d’elles ; le vent et la neige s’y opposent ; on leur donne toutes les couvertures dont l’ambulance peut disposer. Mais le froid est trop intense et toutes ces précautions sont inutiles… À dix heures du matin, nous levons notre triste camp et nous nous dirigeons vers l’emplacement où, la veille, nous avions fait cette fameuse razzia et où nous avons laissé plus de six mille têtes de bétail. Le terrain que nous parcourons est jonché de cadavres de chèvres, de moutons, morts de froid ; quelques hommes, femmes, enfants gisent dans les broussailles, morts ou mourants. Le général Lamoricière me charge, à la tête de ma colonne, de faire rechercher les bestiaux que nous avions laissé en chemin la veille. Nous rencontrons dans toutes les directions des cadavres d’hommes, de femmes et d’enfants. Ces malheureux, après avoir épuisé toutes leurs facultés physiques, étaient tombés anéantis. (…)

Cette expédition, par un froid horrible, a eu des conséquences immenses pour l’accomplissement de notre œuvre : toutes les fractions de tribus, et surtout la grande portion de Hachem, se sont rendues immédiatement… Il ne nous reste plus maintenant qu’à organiser ces nombreuses populations et à polir enfin l’œuvre immense que nous venons de terminer dans l’espace de quatre mois d’hiver. L’ennemi est partout en déroute, les hommes sont morts ou pris, le bétail capturé, l’insurrection brisée. Il n’y a plus un fusil pour nous faire obstacle. (…)

Cette campagne peut être considérée comme la cause la plus efficace de la conquête ; elle comptera dans les plus belles pages des annales de l’armée française. (…)

Chapitre deux : Sucer des cailloux (5/5)

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Cinquième épisode

Les gages sont doublés

« Écoutez monsieur Dorion, cela n’est plus possible. À ce rythme-là, il va nous falloir quinze années pour construire l’hôtel ! Comment se fait-il ? Où est la main d’œuvre ?
Ben là : c’est mes zigues, la main d’œuvre. Vous croyez quoi ? On peut tout avoir icitte, grâce à Louisse, sauf des gens. Les Français, c’est l’armée, c’est tout. Sinon, y a mézière, les marcandiers, les rouffiers et maintenant vouzailles. Les autres, y débarquent au port mais y restent pas. Y vont dans le bled. C’est tout. À part ça, y a pas de Français icitte.
Monsieur Dorion, reprit Urbain avec un agacement à peine retenu, vous êtes payé pour une besogne, celle-ci n’avance pas ; je vous demande des explications, et je ne comprends pas ce que vous dites. Auriez-vous l’obligeance de parler de manière claire et compréhensible ?
Oh là là. Ben c’est pourtant clair. Ici, il n’y a pas de Français, à part les soldats, quelques marchands et maintenant vous. La seule main d’œuvre, c’est des Espagnols et des Italiens. Ici ce sont des Espagnols. Et celui qui m’aide à me faire comprendre, c’est Louis. Mais on dit Louisse parce que le coquin provient de Catalogne.
– Mais… et les habitants ? N’y-a-t-il pas quelque main d’œuvre locale qu’on pourrait embaucher ? Moi-même, je viens de faire transporter mes bagages.
– Je vois, dit La Gouse, vous avez eu affaire aux Mozabites. Ils sont rapides, ces bestiaux-là. Vous avez eu de la chance, notez bien mais moi, c’est nenni, hein ! Je travaille pas avec les biques. C’est encore pis que les Espagnols. C’est des bêtes qui passent leur vie à pioncer et à mentir. Il n’y a rien à en tirer, vraiment. Et puis, à part dans la Casbah, les locaux, faut dire ce qui est, il n’y en a plus guère. On en a beaucoup détruit, vous savez, des bicoques. Ça s’entassait par dizaines là-dedans, ça grouillait comme des rats. Maintenant, y z’ont déguerpi, on sait pas où. C’est pas un mal, notez, ça fait de la place pour les civilisés. Il finira bien par en arriver, d’autant que là, j’ai eu de mauvaises nouvelles pour la cargaison…
– La cargaison ?
– Ben vous savez, les nègres. Il devait m’en arriver par une caravane du Sahara mais la source est définitivement tarie. C’est bien malheureux : notre installation nous a privé d’une bonne source de main d’œuvre. À condition de les flatter comme il faut, c’est que ça trimait, ces animaux-là. Enfin bon, il paraît qu’on va vers une abolition définitive, dans toutes les colonies. En plus, paraît qu’c’est pour ça qu’on z’est venus icitte, alors, les petits trafics, ça gênait les autorités. Et donc c’est interdit. Ah, ça, pour sûr, ça va pas arranger les affaires. »

Estomaqué, Dejazet prit une grande respiration.

« Écoutez, monsieur Dorion, que les choses soient claires : il n’est pas possible de continuer de la sorte. Vous m’indiquez que vous vous apprêtiez à utiliser de la main d’œuvre servile, il n’en est pas question. À part ça, j’ai reçu des instructions précises de Monsieur Tasson-Lavergne et je compte bien les faire exécuter. Or nous avons pris du retard, beaucoup de retard. Alors voilà, faites ce que vous voulez, doublez les gages si nécessaire mais embauchez du monde et faites avancer ce chantier ! Il faut que tout soit dégagé au plus vite. Nous attendons des matériaux de la métropole, l’hôtel doit être construit pour l’année prochaine.
– Cela risque de coûter fort cher et de donner de mauvaises idées à ces fichus Mahonnais…
– Doublez les gages, monsieur Dorion !
– Oh moi, vous pouvez m’appelez La Gouse…
– Doublez les gages, monsieur La Gouse mais demain, là où il y en a trois, je veux vingt ouvriers, vous m’entendez ?
– Oui, oui, j’entends. Eh bien il ne reste plus qu’à s’arranger avec Louisse alors, mais je vous aurai prévenu !
– Très bien, et où le trouve-t-on, votre monsieur Louisse ?
– Oh, il vit avec son régiment de cul-terreux du côté de la porte Bab-Azoun, juste derrière le rempart. C’est le faubourg des Mahonnais.
– Des Mahonnais, quel est ce peuple, je ne comprends pas, ils ne sont pas Espagnols ?
Si, mais c’est pas vraiment des Espagnols, en fait, ce sont des Catalans. La plus grosse partie de ces gens, ils viennent de Port-Mahon, dans les Baléares, précisément de l’île de Minorque. Voyez-vous, c’est de là que le corps expéditionnaire est parti avec la flotte. Ils nous ont accompagné, en quelque sorte. Ces gens sont pour la plupart pêcheurs et maraîchers. C’est bien simple, sans leurs trafics, nous aurions manqué de tout. Car il faut bien dire que jusqu’ici, nous n’avons guère bénéficié du soutien de la mère patrie. Les Français français, comme j’vous ai dit, eh ben ils sont plutôt rares.
– Je vais faire ce que je peux pour informer Monsieur Tasson-Lavergne de ce problème. Une solution sera trouvée. Il ne devra pas être difficile de faire venir jusqu’ici des ouvriers français si c’est nécessaire pour faire exécuter les plans. Mais en attendant, pour manier la brouette et dégager l’espace pour la fondation, vos Mahonnais suffiront, à condition qu’ils soient assez nombreux. Doublez les gages, je vous dis, doublez les gages.
– Bon, bon, j’ai compris. Mais ça va coûter cher !
– C’est moi qui paye, monsieur La Gouse, c’est moi qui paye… Doublez les gages ! Que croyez-vous ? Pensez-vous que les gens vont venir sur ce chantier pour le plaisir de sucer des cailloux ? Doublez les gages !

 La suite dès lundi, dans le prochain chapitre du Grand Hôtel de France à Alger. 

Chapitre deux : Sucer des cailloux (4/5)

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Quatrième épisode

JULES DORION, dit la gouse

Un militaire s’avança.

« Vous semblez perdu, cher monsieur, puis-je vous proposer mon aide ?
– C’est-à-dire… je vais en face, là. Mon nom est Dejazet, je viens pour le Grand Hôtel…
– Le grand hôtel ?
– C’est le nom. Pour l’instant, on nettoie la place mais quand il sera construit, c’est comme cela qu’il s’appellera… J’imagine que c’est le chantier, en face, mais je suis empêtré dans mes paquets.
– Ah certes, fit le gars, j’en ai entendu parler. Ça n’en finit pas. Chaque fois que je reviens à Alger, je constate que les travaux n’avancent pas. Enfin, maintenant que vous êtes là… Vous êtes sans doute le futur propriétaire ?
– Euh non, c’est compliqué. Le futur directeur. Je travaille pour la Compagnie Marseillaise du Levant et des Colonies. Monsieur Tasson-Lavergne, vous connaissez ?
– Jamais entendu parler. Mais ce sont bien vos travaux, et les hommes que vous voyez, ce sont les ouvriers. Vous y êtes.
– Ils n’ont pas l’air très actifs.
– C’est déjà pas mal qu’ils soient à l’ouvrage, vous conviendrez qu’il fait chaud, répondit le militaire. Écoutez, allez-y, pendant ce temps, je veille sur vos bagages.
– En vous remerciant, monsieur. Monsieur ?
– Premier sergent Payeulle, pour vous servir, du premier bataillon de zouaves, je suis en permission. Je viens du Pas-de-Calais : ça me fait plaisir d’aider un compatriote, allez-y, je vous attends.  »

S’étant dit qu’il fallait frapper fort tout de suite, puisqu’il était le patron, Dejazet rajusta son chapeau et tira sur sa jaquette. Il arriva bien vite à proximité des ouvriers. Ceux-ci, au nombre de trois, étaient affairés autour d’un tas de gravats qu’on devinait provenir de la destruction d’un immeuble mauresque. Le chef parcourait les débris, pointant de ci de là des pierres et des morceaux de bois que les deux autres devaient mettre sur le côté. Dejazet les héla et ils se retournèrent enfin dans sa direction. Mais à grand renfort de gestes désolés et de dénégations incompréhensibles, ils lui firent comprendre que quelqu’un allait arriver, puis ils se remirent à farfouiller mollement dans les gravats, comme s’il n’existait pas.

«  Ça sert à rien d’y causer, c’est des Espingouins, y z’entravent que pouic, dit une voix dans le dos de Dejazet. Même mézière, l’leur jaspine que par la truche de Louisse : c’est des bêtes. Ah pour ça, passer son temps à maquiller les brêmes, ça va, mais pour le reste, des vrais cornants ! » .

Urbain se retourna et regarda avec des yeux ronds le petit homme au visage incroyablement mobile qui était venu se placer derrière lui. Il ne l’avait pas entendu venir. Dévoré de tics, l’homme avait des dents jaunes et gâtées, un regard de fouine, le front haut, les cheveux mi-longs, légèrement ondulés, avec une implantation marquée par un épi sur le côté gauche.

« Ah mais j’me présente pas, du coup… Dorion, Jules Dorion, mais tout le monde dit La Gouse, rapport que je jaspine qu’en argot. C’est moi leur chef. Alors, vous leur voulez quoi, à mes gonzes ? »

La suite demain, dans un nouvel épisode. 

Chapitre deux : Sucer des cailloux (3/5)

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Épisode troisième

l’horloge et le cheval

À deux ou trois reprises, Dejazet sollicita encore de l’aide. Mais personne ne faisait attention à lui et il se sentait ridicule ; paquets du diable, il aurait mieux fait de venir les poches vides, quitte à se faire livrer plus tard. Et pourquoi nom de Dieu était-il le seul être humain en action ? Partout sur les angles de la place, il y avait des gens, des silhouettes qui longeaient les murs, mais personne nom de Dieu personne en son centre. Sinon lui, sous le soleil, ridicule avec ses gros paquets et ses petits bonds de crapaud têtu.

Une idée idiote de traverser seul. Il en aurait pleuré. Un rectangle, ça il savait. Il fallait aller en face, vers la gauche, là où était la dent manquante dans la mâchoire des immeubles. Couper la place en diagonale. Le bâtiment blanc au cul duquel il avait débouché, c’était la mosquée de la Pêcherie, pour sûr. Dejazet sentit que des regards étaient posés sur lui. Il y avait là une statue sous un piédestal, un type sur un cheval à deux pattes, avec un bicorne, oui, c’était un bicorne. Bon. Quitte à abandonner sa trajectoire, il allait toujours se traîner jusque là. On n’attend pas tout seul, planté comme un piquet au milieu de rien, ça lui rendrait un peu de contenance, tiens.

Dejazet y était. Soulagé comme un nageur épuisé qui s’accroche au premier rocher, il s’assit sur sa malle. Adossé au piédestal, il détailla le grand bâtiment en face de lui. C’était une sorte de palazzo, comme il avait vu à Florence. Un grand et haut bâtiment médiéval, blanc comme le reste, deux étages presque aveugles, avec de petites fenêtres sans châssis, surplombé d’un petit campanile orné d’une grande horloge. Sur le bateau, on lui avait parlé du palais de la Djenina. Ce devait être ça. Djé-ni-na, il détachait les syllabes. Djé-ni-na : un nom gourmand comme une pâtisserie, un prénom de bayadère ou de chatte égarée. Il se leva, fit quelques mètres vers l’avant et se tourna dans toutes les directions. En repère, la mosquée de la Pêcherie. Superbe, assise sagement, une petite Sainte-Sophie qui ressemblait à l’église Saint-Étienne, à Uzès, où il était né – du moins dans sa version orientale. Le jeune homme repoussa une soudaine pointe de nostalgie, qu’il attribua sagement à l’appréhension que nous avons tous face aux situations nouvelles ; cette mosquée était magnifique ; il avait recouvré son calme et ses esprits.

Et devant, face à lui, le type sur son cheval. Bon : le duc d’Orléans. On le lui avait dit sur le bateau, pendant qu’il regardait la crête des vagues moutonner. Il aurait dû faire plus attention aux détails mais il préférait guetter le surgissement des marsouins. Le type avait compris qu’il n’en avait rien à foutre.

De fait, Monsieur le duc, ça lui était égal. Il était mort quelques années plus tôt d’un accident de la route, l’affaire avait fait grand bruit, il allait être roi. Lui, ça lui était égal : ces gens n’étaient pas à son niveau, pas de son monde, il était républicain. Lui ou un autre, un tyran de plus… qui n’aurait pas pleuré son sur sort. Et là, mort, il était encore sur son cheval, avec une épée pointant vers le sol. Le cheval, la seule chose qui valût vraiment dans la statue, avec un œil effaré, renâclant déjà, comme s’il prévenait le reste de la carcasse qu’il ne franchirait pas l’obstacle. Oui, se dit-il, elle n’était pas mal non plus, cette statue, même si le duc, ça lui était égal…

La suite demain, dans le prochain épisode.  

Chapitre deux : Sucer des cailloux (2/5)

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Deuxième épisode

SUr la place du Gouvernement

Habillé de neuf, coiffé de son éternel chapeau haut-de-forme en véritable poil de castor, Urbain Dejazet débarqua au port d’Alger le 21 juin 1847. L’eau clapotait gentiment sur les coques, l’air était doux et lumineux. Au diable les convenances ! le jeune homme retira son chapeau, dégrafa sa cravate et s’assit sur sa plus grosse malle. Quelques instants plus tard, des portefaix (calot blanc, djellaba, sandales à bouts pointus) s’avancèrent et, sans même lui laisser le temps de se lever, agrippèrent ses bagages. Dejazet faillit être précipité à terre. Habitué par ses précédents voyages dans les échelles du Levant, il ne s’offusqua toutefois pas de cet empressement et se laissa faire.

À celui des quatre costauds qui baragouinait le français, Dejazet indiqua la place d’armes. « Moi Hôtel de France, Grand Hôtel de France à Alger » indiqua-t-il en se pointant du doigt. Le type fit non de la tête, il ne savait pas. La discussion se poursuivit durant quelques minutes. Finalement, Dejazet finit par se souvenir qu’il y avait une mosquée sur la place, ce qui éclaircit tout. Il éclata de rire et posa la main sur l’épaule du porteur. Il sentit l’épaisseur de la laine et la force de l’homme. « Mosquée, c’est ça, mosquée. Allez, on y va ! ».

Le trajet ne dura que quelques centaines de mètres, à l’hypoténuse puisque, le quai quitté, il ne s’agissait presque que d’emprunter un escalier étroit et ombreux, comme une échancrure entre les murailles des rangées d’immeubles. Légèrement en retrait des portefaix, Dejazet déboucha sur une vaste place de forme rectangulaire, à l’angle d’un bâtiment blanc comme la neige fraîche. Resplendissant sous le soleil, celui-ci n’offrait aucune prise au regard. Dejazet plissa les yeux et fit encore quelques pas. Ses porteurs s’étaient arrêtés et avaient déposé ses paquets. Le chef lui indiqua du doigt un petit groupe qui s’affairait près d’un chantier, du côté opposé de la place, vers le coin gauche ; il ne semblait pas vouloir aller plus loin. Dejazet comprit alors qu’il était arrivé à destination, remercia les quatre hommes et, comme il n’avait pas compris le montant de la somme due, paya le service au tarif marseillais. Le chef en parut étonné et empocha les pièces avec force sourire et salamalecs. Dejazet lui posa la main à nouveau la main sur l’épaule, cet homme lui était définitivement sympathique. Il ne s’offusqua pas de son refus souriant après lui avoir demandé une fois encore de l’accompagner sur la place et les regarda filer, par où ils étaient arrivés.

S’étant retourné, Dejazet était maintenant seul face à la ville. Il sentait le vent de la mer qui lui contournait le dos, l’enveloppant de ses caresses amoureuses. Du port montaient des rumeurs confuses, des cris étouffés. Son voyage était fini, il était arrivé, sa nouvelle vie commençait. Il se sentit bien.

Il attendit quelques minutes à côté de ses paquets mais personne ne vint lui proposer de l’aide. Il fit des signes en direction des hommes que les porteurs lui avaient indiqués mais en vain. Que faire ? Il ne pouvait abandonner ses bagages et il était impossible de les transbahuter d’un coup. Il opta pour une progression en hoquet : il faisait dix mètres avec la grosse malle, l’abandonnait, allait chercher le reste puis recommençait.

La suite demain, dans le prochain épisode

Chapitre deux : Sucer des cailloux (1/5)

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Premier épisode

UN HOMME PRAGMATIQUE

Urbain Dejazet accueillit la nouvelle de sa mission avec allégresse. Il la garda cependant pour lui, feignant de traîner les pieds. Ceci lui permit de négocier un avantageux salaire et un titre enfin à la hauteur de ses ambitions. Et de sortir très satisfait du bureau de Tasson-Lavergne : il y était entré employé, il en sortait directeur.

Même si le bel Urbain devait sa promotion à la nécessité de faire avancer aux plus vite les projets architecturaux de son patron, il dirigerait dorénavant le bureau algérois de la Compagnie Marseillaise du Levant et des Colonies. Titre précieux : c’était une marche de plus – et non des moindres – dans son ascension sociale, qui était la grande affaire de sa vie.

Le jeune homme avait une vision très détaillée de son entreprise, échafaudée dès l’enfance dans le dortoir de l’hospice pour orphelins d’Uzès. Il avait appris de ses maîtres jésuites l’art de la dissimulation et avait toujours caché sa dévorante ambition sous le double vernis du zèle et de l’efficacité. À seize ans, il s’était fait engager comme petit commis auprès d’un prêteur sur gages nîmois. Il n’était pas resté longtemps à arpenter les allées blanches des Jardins de la Fontaine – ou plutôt il y était resté juste assez pour se rendre compte, aux regards qu’il collectionnait, de son pouvoir de séduction.

Dejazet avait très vite compris qu’un bon arrangement valait mieux qu’un mauvais procès. Là où ses collègues se montraient sans pitié, raclant jusqu’au dernier sou les poches trouées de leurs clients, Dejazet leur accordait avantageusement un ultime délai. « Je préfère réclamer deux fois dix sous qu’une fois quinze », avait-il coutume de dire, « et qu’on me remercie de surcroît ». Ce pragmatisme lui avait valu tant de succès dans le recouvrement de dettes que ses méthodes n’avaient pas tardé à attirer l’attention. On l’avait recommandé à Marseille et il y avait débarqué, comme de bien entendu pour tout nîmois qui se respecte, avec un appétit de crocodile.

En somme, le jeune homme de vingt-sept ans était joli garçon, intelligent, apprenait vite et était sans attaches.

Cependant, il serait injuste d’écrire que Dejazet avait le fond méchant. C’était précisément l’inverse. Ses manières étaient douces. Il lui avait été souvent compliqué de supporter les lamentations de la veuve et de l’orphelin. S’étant quelque fois surpris à ne pas réclamer le remboursement de sommes qu’il avait lui-même avancées à l’insu de son patron, il en avait conclu qu’il devait changer de métier le plus vite possible et s’était engagé dans la voie du négoce. C’est ainsi qu’il était entré à la Compagnie Marseillaise du Levant et des Colonies, où son sens de la débrouillardise n’avait pas tardé à faire des merveilles. Ne répugnant à rien, donnant de sa personne, prêt à voyager, il était, en quelques années, passé du rang de commis d’accueil à celui d’employé principal. Il avait également beaucoup voyagé.

Durant tout ce temps, suivant les instructions de Guizot, il s’était enrichi. Partant pour Alger, Urbain Dejazet embarqua donc ses économies, qu’il comptait faire fructifier en son nom propre.

La suite demain, dans le prochain épisode

Chapitre deux : Sucer des cailloux (0/5)

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De Louis Pujols, à Alger, à sa mère restée au pays.

Mère adoré,

C’est Carles qui te lira la lettre car malheureusement mes affaires me retienne ici que s’est pitié. L’immeuble est tantot construit et comme je tai fait promesse il y a avec un appartement pour toi. Je ne le loue pas et si tu veut me rejoindre tu verra que tu sera bien. S’est pitié que tu ne sois pas à mes côté car tu verrais comme c’est une belle construction et tu serais fiere. Il y a quatre etages et on voit la mer avec le vent frais. Si tu voulais tu seras pres de moi et tu auras meme un domestique. Tu ne devras plus t’occuper de rien et tu pourrais manger des choses diférentes tout les jours meme que tu devras pas cuisiner. Je vais très-bien et si je veux je peux porter un nouveau chapeau et un costume tout les jours mais je ne le fais pas car je sais que tu ne serait pas daccord. C’est pitié que tu n’es pas a mes cotés et si tu veux tu peux venir avec Carles tout de suite sans attendre. Tu peux proposer des gens de t’accompagner comme ça tu te sentirait comme au pays. Tu peux venir avec des pays. S’est moi qui m’occupe de tout et personnes ne devra rien payer. Il y a un appartement pour toi au meme étage que le mien avec un balcon pour regarder la mer ce serait reposant vraiment tu devrait voir ça comme c’est beau.

J’ai spere que tu vat bien et que tu vat enfin me rejoindre. Il y a plein de pays ici et tout le monde va bien. On peut manger du poisson et meme de la viande. Les legumes et les fruit poussent bien et le climat ça ressemble a chez nous. Je voudrais que tu vienne ici pour voir ça si je peux je viens vite et je te prend avec moi. J’ai spere que tu voudras bien cette fois parce qu’il ny a plus personne au pays tout le monde est parti et il sont ici maintenant. Il disent que le pays maintenant s’est ici. Ils ont raison la terre est bonne et les affaires vont bien. Il faut aussi que je pense a marier. Il y a une Église donc tu seras contente. Mais il me faut une bonne femme et j’ai besoin de toi pour choisir une qui te ressemble. J’arretes parce que je vois bien que Carles fatigue a ecrire ce que je dis. Je lui dis de t’embrasser de ma part et que je te serre dans mes bras. J’ai spere que tu viendrat quand je viendrais te chercher. Je lui ai donné de l’argent mais il y a une partie que tu peux prendre pour manger ou tout ce que tu veux et si tu veux pendant que tu mattend que je vienne te chercher tu peux déja t’installer à Banyuls ou Cervère que tu n’aurait rien a faire que d’attendre que je vien te chercher. C’est moi qui signe la lettre tu peux voir la signature en dessous des ecritures. Je t’embrasse de la part de ton fils qui t’aime et qui voudrait que tu sois pres de moi. Porte toi bien comme moi et ne te fatigue pas on a tout ce qui faut. Je ne veux pas que tu t’inquiete mais je prefere que tu sois ici vite. Je vient au printemps le batiment se sera construit. Ton fils qui taime et qui t’embrasse.

Louis

Chapitre un : Sur les ruines (5/5)

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Cinquième épisode

Un retour précipité

C’est peu dire que Monsieur Tasson-Lavergne se cramponna durant tout le reste de la traversée. Livide, il resta presque tout le temps étendu dans sa couchette, incapable d’ingérer la moindre collation. Lui qui avait toujours voyagé en coche se prenait à regretter les cahots des routes poussiéreuses.

Au prix d’un effort surhumain, il avait fait une tentative sur le pont. Il était encombré de cordages, de tonneaux, de malles, de cages pleines d’animaux. Au milieu de ce capharnaüm, des passagers désargentés sommeillaient ou jouaient aux cartes, entravant son passage. Malgré l’air du large, une odeur pestilentielle flottait sur le bateau. Tasson-Lavergne avait vite rebroussé chemin et regagné sa cabine, comme un chameau marchant à l’amble.

Au troisième jour de son calvaire, comme il commençait à peine à s’accommoder, Monsieur Tasson-Lavergne posa le pied sur le sol d’Afrique. Sous un soleil de plomb, une chaleur de fournaise écrasait le panorama urbain, si bien qu’il ne vit du fabuleux paysage qui s’offrait à lui qu’un scintillement d’étincelles posé sur un décor flou, mité par l’assaut des mouches qui pullulaient dans le port. Le marchand en eut immédiatement trois ou quatre en bouche, qu’il recracha dans une moue de dégoût. Il jeta un œil autour de lui mais il n’aperçut pas de comité d’accueil.

Planté au milieu du quai, il fut bousculé par les grappes humaines que dégorgeait le ventre du Louxor. C’était à croire que personne ne faisait attention à lui, tant il était bousculé. Enfin, lorsque la cohue cessa, il aperçut, assis sur un enroulement de cordages, un homme qui portait l’uniforme de la Compagnie Marseillaise du Levant et des Colonies. Cet homme fut sommé de le conduire directement au chantier. Aussitôt dit, aussitôt fait : les deux hommes se mirent en route au grand soleil de midi, sous une chaleur écrasante. « Heureusement que nous ne sommes qu’au mois de mai, pensa le négociant, quel pays ! ».

Le malheureux marchand n’était pas au bout de ses déboires : sitôt arrivé sur le chantier, il fut saisi d’un tel coup de chaud qu’il ne fallut pas moins de quatre personnes pour l’éventer. On ne sut jamais exactement si c’était à cette insolation ou aux verres d’eau douteuse que Tasson-Lavergne dut les terribles maux de ventre dont il fut victime l’après-midi même, mais sa colique galopante justifia son rapatriement immédiat dans la métropole provençale.

Trois jours plus tard, Tasson-Lavergne était de retour à Marseille. Il fit appeler son commis le plus dégourdi et lui dit : «Monsieur Dejazet, vous partez pour l’Afrique. Vos gages sont doublés et vous aurez là-bas le gîte et le couvert. Vous aurez pour mission de faire construire le Grand Hôtel de France à Alger. C’est une entreprise importante. Il s’agit de montrer au monde ce qu’est la France, ce qu’elle y apporte et le rang qu’elle compte garder dans la contrée. Je me suis rendu sur place, tout vous y attend. Les fondations sont presque prêtes. Vous vous mettrez en contact avec les autorités dès votre arrivée. Vous partez dans la quinzaine ; l’inauguration du Grand Hôtel de France est prévue pour l’année prochaine. On vous donnera tout le numéraire et les instructions nécessaires à l’office. Vous ne serez pas économe au point d’oublier que la rapidité d’exécution est notre premier objectif. Le personnel suivra.»

La suite dès lundi, dans le prochain chapitre du Grand Hôtel de France à Alger. 

Chapitre un : Sur les ruines (4/5)

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Quatrième épisode

un bien beau bâtiment

De plus en plus exalté, Tasson-Lavergne brandissait les esquisses d’un bâtiment de style néoclassique, disposé légèrement en hauteur, comme posé sur une estrade. En réalité, c’était assez comique de le voir s’emballer, entre ses grands gestes amples et les brusques retours à ses feuillets, qu’il clouait à son petit bureau d’un index décidé.

Autant déstabilisé par les mouvements du bateau que ceux de son client, le matelot, qui faisait ce qu’il pouvait pour l’accompagner dans son enthousiasme, se pencha à son tour sur les plans du bâtiment. Il lui fallait bien ça pour y comprendre quelque chose.

L’entrée, accessible par un escalier de travertin blanc, était agrémentée d’un porche tétrastyle de style dorique, « assez vaste pour y caser toute une musique militaire », orné d’un fronton triangulaire « dont l’ornement rappellera, à la façon de la colonne trajane, les grandes heures de la conquête ».

À l’arrière de cette majestueuse protubérance, le corps du bâtiment se perçait sur toute la façade de longues portes-fenêtres aux croisillons blancs. Puis (feuillet suivant) s’ouvrait sur un spacieux vestibule aux carrelages en damier, par une grande porte à carreaux de verres à double battant.

Le matelot ne le savait pas mais rien de très original : du pur-jus néoclassique – de quoi faire le désespoir d’un amateur de courbes, de couleurs, de fantaisie enfin. Un bon architecte ne se devant pas d’être original ou créatif, celui-ci s’était contenté de dessiner ce qu’on lui avait commandé : un bâtiment bas du front, tout de pierre et de stuc, gris comme la pluie sur du pavé noir ; il n’y avait rien là des audaces gourmandes du Baroque ou des élévations harmonieuses de l’Art Déco, c’était moche en somme.

Tasson-Lavergne ne le voyait pas non plus. De surcroît, il ne s’intéressait à aucune des notices techniques qui agrémentaient les dessins. Il semblait emporté, projeté lui-même dans le vestibule du Grand Hôtel de France, dont il prononçait le nom avec une affectation de héraut. « Au bout, le grand escalier montera vers les chambres ; à droite, ce sera l’espace réservé au grand café et au fumoir ; à gauche, la salle de restaurant et la cuisine. Avec cela, deux étages – et la possibilité d’en adjoindre un supplémentaire quand le besoin s’en fera sentir -: le premier pour la clientèle, qui disposera là de tout le confort moderne, avec un lavabo privatif et un balcon lumineux ouvert sur la place dans chaque chambre, le second pour le personnel. »

Puis, comme s’il avait lui-même escaladé les marches du bâtiment, le bedonnant commanditaire s’arrêta essoufflé.

« Vous conviendrez qu’il s’agit là d’une entreprise propre à rehausser le prestige de notre beau pays, n’est ce pas ? Je gage qu’on en parlera jusqu’à Norent, euh, Norent, comment disiez-vous encore ?
– Nogent, Nogent-le-Rotrou… murmura le valet.
– C’est cela, Norent-le-Jotrou. Vous pouvez disposer maintenant, je suis fatigué et ce roulis finit par m’incommoder. »

Chapitre un : Sur les ruines (3/5)

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TROISième épisode

À la lueur du chandelier

Il régnait dans la cabine un tintamarre infernal. Les puissants moteurs à vapeur rendaient un bruit de tonnerre, sans compter que cette machinerie dantesque soumettait le navire à toutes les contraintes ; celui-ci craquait de toutes parts, semblait se soulever dans une ultime expiration, retombait sur les flots, tanguait de droite à gauche, repartait, puis s’essoufflait à nouveau. Tasson-Lavergne, qui n’avait jamais jamais navigué, s’en trouva fort surpris et effrayé. Il voulut s’en ouvrir au capitaine mais lorsqu’il eut escaladé les marches menant au pont, il faillit dix fois perdre son équilibre. Quand le maître d’équipage vint s’enquérir de son confort, il n’eut que le courage de faire mander un valet, au motif qu’il n’avait pas assez de lumière dans sa cabine ; on lui vit venir un matelot dans le quart d’heure.

Dans l’intervalle, Tasson-Lavergne avait tiré un énorme maroquin de ses malles et s’était installé à la table d’acajou, farfouillant dans la liasse. Lorsque le matelot, planté comme un palmier ondulant sous le vent du large, avait commencé de lui tenir correctement la chandelle, Tasson-Lavergne l’avait pris à témoin.

« Voyez-vous ça, lui disait-il, voyez-vous ça ! Ah, quel manque de goût… Toutes ces places d’armes sont les mêmes ! Regardez, Bône, Oran, Philippeville bientôt, c’est partout la même chose. Ah oui, Oran est le pire, sans doute, voyez ce bâtiment. Mais voyez, nom d’une courge ! poursuivait-il en brandissant un grand plan, que voyez-vous ? (L’autre ne pipait mot.) Eh bien je vais vous le dire, moi, ce que vous voyez, vous voyez de l’architecture de bas-étage. Regardez cet hôtel de ville, mais sommes-nous en France ou au Mexique ? Ah, ces espagnolades me navrent. Il va s’agir de faire autre chose, quelque chose de vraiment français! Et à quoi reconnaît-on un Français, enfin, je veux dire un bâtiment français, je vous le demande ? »

Le domestique le regarda avec des yeux ronds.

« Euh, mais je ne sais pas, moi m’sieu…, balbutia-t-il.
– Ah, il ne sait pas, il ne sait pas ! Tout s’explique ! D’où venez-vous, monsieur?
– De Nogent-le-Rotrou…
– Comment dites-vous ? Nogent comment ?
– Nogent-le-Rotrou, dans le Perche…
– Jamais entendu parler… Et c’est en France ? Bien, cela ne change rien à notre affaire… Et qu’y puis-je si l’on ne vous éleva point aux hauteurs des beaux-arts ? Ah, du français, de l’art français, monsieur, des lignes droites, de l’épure, de la cohérence. Car la beauté est dans l’ordonnance, la symétrie, le respect de la perspective ! C’est ça, la France ! »

À ces mots, le domestique fatigué de la tirade se redressa un peu, ce que Tasson-Lavergne prit pour un garde-à-vous qui appelait une leçon. Et ainsi, durant près d’une heure, le marchand marseillais dressa au photophore le plan de son futur établissement.

La suite demain, dans le prochain épisode.     

Chapitre un : Sur les ruines (2/5)

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Deuxième épisode

MONSIEUR TASSON-LAVERGNE EMBARQUE POUR ALGER

C’est donc tout naturellement l’un de ces négociants marseillais, nommé Joseph Tasson-Lavergne, qui prit l’initiative de la construction du Grand Hôtel de France. Les éléments de sa correspondance nous révèlent une première lettre à son associé parisien datant de l’automne 1845, ce qui nous permet d’avancer que le projet a dû voir le jour dans le courant de cette année-là.

Dans cette lettre, conservée aux Archives départementales des Bouches-du-Rhône, Joseph Tasson-Lavergne informe son associé qu’il lui revient d’Alger que l’armée française se dispose (enfin !) à céder à l’administration civile toute une série de bâtiments, propriétés et terrains qu’elle gérait jusqu’alors. Il lui indique que parmi tous ces terrains, un seul lui semble digne de leur projet : une propriété donnant directement sur la Place d’Armes, vaste espace encombré de gravats situé entre la future ville européenne et ce qu’il restait de la basse Casbah. L’espace en question était précédemment occupé par une mosquée, très belle, très renommée et très détruite par le génie français, qui l’avait pulvérisée on ne sait trop pourquoi (sans doute faut-il en convenir pour le plaisir du badaboum). Le marchand y voit une bonne affaire car l’endroit est depuis frappé d’une sorte de malédiction et personne ne sait qu’en faire ; c’est donc l’occasion d’acquérir à un bon prix un bien avantageux.

(La suite de la lettre est une pittoresque collection de recommandations, qui vont de la manière de se montrer intéressé mais pas trop à l’arrosage discret de qui de droit, sans oublier les courbettes et les nécessités des entretiens en aparté. Au vu de la déliquescence des valeurs morales qui frappait alors les élites françaises et les institutions de la monarchie louis-philippienne, rien qui étonne le lecteur contemporain.)

Toujours est-il qu’un an plus tard, la Société Marseillaise du Levant et des Colonies devint propriétaire du terrain convoité. L’acte de vente est daté du 2 décembre 1846 et signé de la main du marchand. Il y est précisé que le soin du nettoiement de la place revient à l’acquéreur, la propriété étant vendue en l’état. Entre-temps, sûr de son coup ou soucieux de séduire ses interlocuteurs, Tasson-Lavergne avait pris soin de faire dessiner les plans du futur établissement et de commencer lesdits travaux de déblayage.

C’est sans doute pour superviser l’avancement de ces travaux que Tasson-Lavergne embarqua pour Alger le 15 mai 1847.

Ce matin-là, il était sorti de son hôtel de maître sis rue du Baignoir. Alger nous voilà ! le marchand était plein d’espérance et marchait d’un pas allègre. Bonhomme, il avait jeté quelques pièces à la foule d’enfants braillards et obséquieux qui lui faisaient escorte (quelques-unes choient à terre, on se précipite, une petite fille manque d’être écrasée dans la presse, le seigneur continue son chemin) et, bouffi d’orgueil et d’importance, avait pris pied sur le Pharamond, le luxueux vapeur qui était la fierté de sa flotte, pour une traversée de trois jours et deux nuits, entre Marseille et Alger.

Au sortir du port, il avait comme promis agité du mouchoir dans le soleil noyant et, ceci fait, était descendu dans sa cabine pour y consulter ses plans.

La suite demain, dans le prochain épisode.